III. LA POSITION DE VOTRE COMMISSION

A. SOUTENIR ET COMPLÉTER LA PROPOSITION DE RÉSOLUTION EUROPÉENNE

La proposition de résolution européenne n° 608 traduit une double prise de conscience nécessaire : d'une part, l'actualisation impérative des règles, procédures et moyens de la protection civile, notamment pour assurer la préservation du volontariat, dans la perspective des conséquences du dérèglement climatique et de la récurrence des catastrophes naturelles ou d'origine humaine ; et, d'autre part, le besoin d'une coopération européenne encore plus efficace face à ces crises.

En conséquence, la commission des affaires européennes du Sénat entend soutenir son ambition, moyennant plusieurs modifications pour clarifier et compléter son dispositif.

B. PRÉSERVER ET VALORISER LE VOLONTARIAT SAPEUR-POMPIER AU NIVEAU EUROPÉEN

a) Les autorités françaises tentent dans l'immédiat de « limiter les effets de bord » de la directive 2003/88/CE sur le volontariat sapeur-pompier

Les promoteurs de la directive 2003/88/CE mettent en avant la protection de la santé et de la sécurité des volontaires pour appuyer leur assimilation à des « travailleurs » au sens de cette directive. La commission des affaires européennes du Sénat est tout à fait favorable à une mise en oeuvre sérieuse des garanties que ce texte apporte aux salariés et agents publics. Elle soutient aussi des exigences de sécurité et de santé élevées pour les sapeurs-pompiers volontaires. Mais ces exigences imposent la modification des textes qui sont dédiés à leur activités, et non pas l'effacement de leur engagement et des valeurs civiques qu'il porte, au profit d'un statut ou d'un contrat de travail.

La commission constate simultanément que les autorités françaises, pourtant à l'origine de cette directive européenne, n'ont jamais souhaité cette assimilation. Et elle s'inquiète que l'application de la directive conduise à paralyser les services d'incendie et de secours comme elle pourrait fragiliser la disponibilité des forces armées.

Le Sénat ne saurait donc convenir que la directive doit s'appliquer intégralement et que cela ne soulèverait aucun problème, ni admettre que la seule option raisonnable est de « professionnaliser » intégralement l'organisation des secours.

Une telle solution constituerait en effet un signal très négatif à l'égard de tous les volontaires qui ne comptent pas leurs heures pour aider et secourir leurs compatriotes, parfois au péril de leur vie et de la complémentarité actuelle trouvée entre volontaires et professionnels. Et elle conduirait à la fermeture de nombreux centres d'incendie et de secours, faute des financements suffisants pour accompagner cette « professionnalisation » généralisée.

« À titre d'exemple, si les SDIS ne recouraient plus du tout aux gardes postées des sapeurs-pompiers volontaires, il faudrait compenser l'activité de 4 324 sapeurs-pompiers volontaires le jour et de 3 646 sapeurs-pompiers volontaires la nuit. En cas de compensation par des recrutements de sapeurs-pompiers professionnels soumis à un système de garde de 12 heures (soit environ 130 gardes par an), il faudrait donc recruter environ 22 000 sapeurs-pompiers professionnels pour un coût budgétaire de plus d'1,1 milliard d'euros. » alors que le système de ressources de ces services est déjà « à bout de souffle »53(*).

Voilà pourquoi, dans un rapport conjoint commandé par le ministre de l'intérieur en date de décembre 2023, l'inspection générale de l'administration (IGA) et l'inspection générale de la sécurité civile (IGSC) ont proposé de « réduire les vulnérabilités » au regard de la direction 2003/88/CE.

Le rapport prend d'abord acte des critères caractérisant le « temps de travail » et le « travailleur » dans la directive :

a) le travailleur est contraint d'être présent au lieu fixé par l'employeur (critère spatial). Au domicile, il faut évaluer « l'intensité des contraintes imposées au travailleur » ;

b) le travailleur est à la disposition de l'employeur (critère de subordination et impossibilité de se consacrer à ses propres intérêts) ;

c) « le travailleur est au travail » dans l'exercice de son activité, même si les prestations qu'il effectue varient selon les circonstances ;

d) en contrepartie de ses prestations, le travailleur reçoit des sommes d'argent ou indemnités, dont le montant relève des réglementations nationales.

Sur ce fondement, les inspections générales confirment que l'assimilation de l'astreinte effectuée par les sapeurs-pompiers volontaires à du « temps de travail » « anéantirait l'organisation des secours sur la majeure partie du territoire », que les vulnérabilités touchent principalement « la garde postée54(*) et les renforts saisonniers55(*) sous statut de sapeur-pompier volontaire » et que 43 services d'incendie et de secours sont particulièrement vulnérables.

En conséquence, leur rapport esquisse plusieurs pistes pour mettre le volontariat sapeur-pompier « à l'abri » de la directive 2003/88/CE, à droit constant :

a) veiller à renforcer les dispositions actuelles relatives à la sécurité et au repos des volontaires qui, malgré les progrès notables dans ce domaine56(*), peuvent encore être améliorées, conformément à l'objectif poursuivi par la directive - à savoir la protection de la sécurité et de la santé ;

b) « maîtriser » trois temps d'activités particulièrement susceptibles d'être soumis à la directive 2003/88/CE (le rapport préconise ainsi de limiter les gardes postées entre 400 et 800 heures individuelles par an, de renoncer au régime volontaire pour les renforts saisonniers et d'assouplir les temps de formation nécessaires) et d'abandonner les gardes postées au profit de l'astreinte lorsque cela est possible.

Cependant, ces solutions demeurent un « pis-aller » sous la menace d'éventuels revirements de jurisprudence.

b) L'avenir du volontariat sapeur-pompier ne peut dépendre du seul « dialogue des juges »

Or, l'inaction n'est plus de mise. Car, si le « dialogue des juges » nationaux et européens continue, au gré des requêtes, il ne permet pas de clarifier l'application de la directive 2003/88/CE aux sapeurs-pompiers volontaires et, plus généralement, aux forces de sécurité et au secours d'urgence, du fait de décisions parfois contradictoires.

En premier lieu, tout en confirmant l'intégration de certaines activités des sapeurs-pompiers volontaires à du temps de travail au sens de la directive 2003/88/CE, deux décisions ultérieures de la CJUE ont semblé manifester une prise de conscience des difficultés pratiques entraînées par l'arrêt Matzak et une volonté d'en atténuer la portée. La Cour a ainsi précisé :

- qu'une période de garde sous régime d'astreinte ne constituait du temps de travail, dans son intégralité, que lorsque les contraintes imposées au travailleur affectent très significativement sa façon de gérer, au cours de cette période, son temps libre57(*) ;

- qu'une période de garde sous régime d'astreinte assurée par un sapeur-pompier réserviste, durant laquelle ce « travailleur » exerce, avec l'autorisation de son employeur, une activité professionnelle pour son propre compte mais doit, en cas d'appel d'urgence, rejoindre sa caserne d'affectation dans un délai maximal de dix minutes, ne constituait pas du « temps de travail »58(*).

En second lieu, plusieurs juridictions françaises ont été amenées à se prononcer sur l'application de la directive 2003/88/CE aux sapeurs-pompiers volontaires.

Ainsi, le 24 mai 2023, sur le recours de la CFDT Interco 57 qui avait demandé au SDIS de Moselle de fixer une limite horaire maximale d'heures de garde hebdomadaire aux sapeurs-pompiers volontaires, sans obtenir de réponse, le tribunal administratif de Strasbourg a décidé d'annuler cette décision de refus implicite et a enjoint à ce SDIS de fixer un tel plafond d'heures dans un délai de trois mois. Ce faisant, il a bien assimilé les sapeurs-pompiers volontaires concernés à des « travailleurs » au sens de la directive 2003/88/CE59(*).

En revanche, saisis par un sapeur-pompier volontaire qui souhaitait faire condamner le SDIS de l'Ain à lui verser le traitement correspondant aux 9 105 heures de gardes et astreintes qu'il y avait effectuées, en invoquant l'application de la directive 2003/88/CE, le tribunal administratif de Lyon (le 27 février 2020) puis la cour administrative d'appel de Lyon (le 15 février 2023) ont rejeté sa demande. Et, alors que le requérant estimait que l'absence de transposition de cette directive en droit français méconnaissait la Constitution, et demandait en conséquence au Conseil d'État de soumettre une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) au Conseil Constitutionnel pour vérifier la constitutionnalité de l'article L. 723-15 du code de la sécurité intérieure, le Conseil d'État a refusé cette transmission. Il a rappelé que l'exigence de transposition des directives européennes en droit français n'était « pas au nombre des droits et libertés que la Constitution garantit » et ne saurait « être invoquée dans le cadre d'une question prioritaire de constitutionnalité. »60(*)

Certes, cette position de principe du Conseil d'État est susceptible de décourager des recours similaires contre les textes législatifs nationaux préservant l'engagement et la disponibilité des sapeurs-pompiers volontaires. Mais ces spécificités ne peuvent dépendre exclusivement des décisions des juridictions, sous peine de subir d'éventuels revirements de jurisprudence et par là-même, une grande insécurité juridique. Une initiative européenne semble donc nécessaire.

c) La nécessité d'une directive spécifique

En théorie, une révision de la directive 2003/88/CE elle-même serait envisageable mais la renégociation de cette directive rouvrirait les négociations sur l'ensemble de ses dispositions (temps de pause ; travail de nuit...) et dans une telle négociation, comme l'a constaté le préfet de Maistre, « si l'on sait ce que l'on perd, on ne sait jamais ce que l'on obtient ».

Ce faisant, le choix d'initier une directive spécifique destinée à exclure « l'engagement citoyen bénévole et volontaire » du champ d'application de la directive 2003/88/CE semble effectivement le choix le plus pertinent. Un tel texte bénéficierait aux sapeurs-pompiers volontaires, mais aussi aux secouristes bénévoles des associations agréées de sécurité civile...

Cette solution a été appelée de ses voeux par les représentants des sapeurs-pompiers de 18 États membres61(*), réunis à Paris les 8 et 9 avril 2024, à l'initiative de la FNSPF, dans leur déclaration finale, lors du sommet européen « European summit of firefighters ».

C'est pourquoi la proposition de résolution européenne modifiée rend hommage à tous les volontaires de la sécurité civile (sapeurs-pompiers volontaires ; membres des associations agréées de sécurité civile ; réservistes...), demande la présentation et l'adoption d'une directive spécifique pour défendre cet engagement volontaire, et rappelle qu'elle répondrait aux exigences des conclusions « relatives à l'action de la protection civile face au changement climatique » adoptées par le Conseil de l'Union européenne pendant la Présidence française de l'Union européenne (PFUE), le 3 mars 2022. Ces conclusions ont en effet invité la Commission européenne à « promouvoir davantage, en coordination avec les autorité nationales ou infranationales, l'engagement de la société civile dans la prévention du changement climatique et la réponse opérationnelle face à celui-ci en soutenant la contribution des citoyens à leur propre sécurité et résilience, et en favorisant toute initiative de volontariat en matière de réponse aux catastrophes, y compris au moyen de distinctions européennes. »


* 53 Rapport de l'inspection générale de l'administration : « Le financement des services d'incendie et de secours : réalisation - défis - perspectives », n° 22015-R, octobre2022.

* 54 La garde postée (ou garde à la caserne) : le sapeur-pompier volontaire est à la caserne pour quelques heures et participe aux opérations de secours.

* 55 Les sapeurs-pompiers volontaires assurent ces périodes qui peuvent durer plusieurs semaines ou plusieurs mois, soit en contrat à durée déterminée (CDD), soit en demeurant sous régime volontaire.

* 56 Ainsi, alors que le nombre de sapeurs-pompiers décédés chaque année était en moyenne de 20 jusqu'en 2005, ce nombre est désormais de 7 décès annuels.

* 57 CJUE, 9 mars 2021, D.J./Radiotelevizija Slovenija et RJ/Stadt Offenbach am Main, C-344/19 et C-580/19.

* 58 CJUE, 11 novembre 2021, Dublin city Council, C-214/20.

* 59 TA Strasbourg, 24 mai 2023, n° 2101694.

* 60 Conseil d'État, 13 octobre 2023, n° 473321.

* 61 Outre la FNSPF pour la France, étaient représentés les sapeurs-pompiers d'Allemagne, d'Autriche, de Belgique, de Bulgarie, de Chypre, de Croatie, d'Espagne, de Finlande, de Hongrie, d'Italie, du Luxembourg, des Pays-Bas, du Portugal, de République tchèque, de Roumanie, de Slovénie et de Suède.

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