C. CONFORTER LE MÉCANISME EUROPÉEN DE PROTECTION CIVILE SANS LE DÉNATURER
Tout en affirmant son appui aux principales dispositions de la proposition de résolution européenne initiale, la commission des affaires européennes du Sénat a souhaité la compléter afin de soutenir le développement du Mécanisme de protection civile de l'Union européenne et de préciser les contours de « l'Erasmus de la protection civile » envisagé.
1. Soutenir le renforcement de la coopération européenne dans le domaine de la protection civile
a) Saluer le bilan du Mécanisme européen de la protection civile et appeler à son renforcement
La proposition de résolution européenne modifiée souligne tout d'abord la pertinence du fonctionnement actuel du Mécanisme européen et de son centre de coordination et de réaction d'urgence (ERCC). Elle salue aussi son utilisation récente, dans les États membres comme en Ukraine. Elle estime également bienvenue la possibilité donnée au Mécanisme, par le règlement (UE) 2021/836, d'acquérir directement des équipements logistiques ou des moyens de transport au service des opérations européennes de protection civile. Elle souhaite d'ailleurs que ce rôle de coordination logistique soit encore conforté.
Elle demande également à la prochaine Commission européenne d'évaluer les possibilités actuelles d'utilisation du Mécanisme européen de protection civile dans les régions ultrapériphériques (RUP) 62(*) et d'envisager leur intégration sans condition dans son champ de compétences. Car ces régions ultrapériphériques (RUP) sont confrontées à des risques naturels importants (cyclones et tempêtes tropicales ; éruptions volcaniques ; mouvements de terrain...) résultant de phénomènes météorologiques extrêmes.
Cette évaluation devrait faire l'objet d'un rapport dédié et permettre à la prochaine Commission européenne de disposer d'une base claire pour sécuriser et pérenniser l'intervention du Mécanisme dans ces régions.
En effet, en l'état du droit de l'Union européenne, pour la Commission européenne63(*) :
- les régions ultrapériphériques font partie de l'Union européenne et la responsabilité première de la protection civile incombe aux États membres. L'Union complète les efforts nationaux lorsqu'un État membre ne peut pas faire face à une catastrophe ;
- en raison de leur vulnérabilité spécifique aux phénomènes météorologiques extrêmes, la Commission européenne soutient les actions de prévention des risques et de résilience face aux catastrophes naturelles de ces régions. En pratique, elles bénéficient d'un traitement préférentiel au titre du Fonds de solidarité de l'Union européenne (FSUE), avec un seuil d'activation fixé à 1 % du produit intérieur brut (PIB) (contre 1,5 % pour les autres régions) ;
- les États membres et les pays tiers peuvent demander une aide du Mécanisme mais les financements alloués à ce titre ne couvrent pas les infrastructures de protection civile. En outre, « conscient des ressources limitées », la Commission européenne « applique des règles de proportionnalité dans la répartition géographique des moyens qu'elle décide d'allouer ». En outre, l'ERCC doit veiller à ce que les moyens prévus soient pertinents et adéquats, notamment au regard de la situation géographique de la ou des régions considérées.
En conséquence, la proposition de résolution modifiée invite les États membres et la Commission européenne doivent veiller à poursuivre l'adaptation des financements nécessaires à l'accomplissement des missions de protection civile et à l'enrichissement du dispositif RescEU.
Elle souhaite ensuite rappeler un principe de bon sens : la récurrence des évènements naturels violents implique une réelle complémentarité entre action des services nationaux et action européenne. Ce faisant, les États membres ne doivent pas jouer les « passagers clandestins » mais prévoir les budgets, les personnels et les matériels suffisants pour assurer eux-mêmes, au moins dans un premier temps, cette protection immédiate.
Selon les informations recueillies lors des auditions relatives à cette proposition, le risque existe que certains États membres s'en remettent aujourd'hui excessivement à l'Union européenne et, le cas échéant, à des prestataires privés, pour assurer leur sécurité face aux feux de forêt ou aux séismes, et pourraient se trouver « désarmés » en cas de péril.
b) Refuser une dénaturation du Mécanisme européen de protection civile
Enfin, la proposition de résolution européenne modifiée prend acte de l'évolution de la situation géopolitique actuelle, qui nécessite, à l'évidence, un renforcement des mesures de protection des populations. Elle constate aussi que les réflexions en cours à la Commission européenne et dans certains États membres sur l'avenir du Mécanisme européen de protection civile pour en faire un outil de « défense totale » et élever son centre de coordination en centre de gestion de toutes les crises, ont déjà bien avancé.
Elle s'oppose cependant à une telle « dénaturation » du Mécanisme européen de protection civile qui, en dépit de ses nombreux soutiens, ne fait pas l'unanimité. La France, l'Allemagne et l'Italie s'y opposent pour diverses raisons méritant considération.
En premier lieu, il faut noter que logistiquement, la transformation de l'ERCC en centre de gestion « multicrises » nécessiterait des moyens très importants, l'ERCC ne comprenant aujourd'hui que 25 personnes dont les qualifications sont logiquement centrées sur la prévention et la réaction aux crises de protection civile.
En deuxième lieu, comme l'a rappelé très justement l'avis motivé du Sénat du 5 juin 2024 dénonçant la non-conformité au principe de subsidiarité de la proposition de règlement relatif à l'établissement du programme pour l'industrie européenne de la défense et d'un cadre de mesures visant à assurer la disponibilité et la fourniture en temps utile des produits de défense64(*), en l'état des Constitutions des États membres et des traités européens (articles 4, 5, 42 et 45 du traité sur l'Union européenne65(*)), « la politique de défense reste une compétence nationale, la politique de sécurité et de défense commune (PSDC) s'exerçant dans un cadre intergouvernemental. »
De même, dans le domaine de la protection civile, comme déjà précisé, ce sont les États membres qui ont la responsabilité première de protéger leur population, l'Union européenne disposant d'une compétence d'appui. Comme l'a souligné M. Julien Marion, DGSCGC, la gestion des crises peut donner lieu à la mise en place de mécanismes de solidarité mais pas à des transferts de compétences à la Commission européenne.
Pour l'ensemble de ces missions, les États membres, réunis au sein du Conseil, disposent d'ailleurs déjà du « dispositif intégré de l'Union européenne pour une réaction politique dans les situations de crise » (IPCR).
Le dispositif IPCR
Ce dispositif, créé en 2006 puis actualisé en 2013, est actionné par la présidence semestrielle du Conseil en cas de crise et réunit tous les acteurs compétents (représentants des États membres, de la Commission européenne, du Service européen pour l'action extérieure, des agences européennes compétentes...). Il peut être activé en réponse à une crise interne ou externe à l'Union européenne. Il a été mis en place lors de la pandémie de covid 19 et est activé à l'heure actuelle pour le suivi de la guerre en Ukraine, de la situation en Israël et à Gaza, ou pour mieux évaluer la réalité des ingérences étrangères dans les États membres.
Il peut être mis en oeuvre selon trois modes opératoires :
a) en mode « suivi », pour échanger sur les rapports relatifs à une crise et assurer une veille permanente sur un évènement ;
b) en mode « partage de l'information », pour échanger des informations complémentaires et avoir accès à des analyses opérationnelles ;
c) en mode « activation totale », pour organiser des réunions de crise (au niveau des représentants permanents au Conseil ou des ministres compétents) et proposer des projets de décision au Conseil.
Par ailleurs, des autorités de réponse aux crises sectorielles existent déjà dans certains secteurs comme celui de la santé. Ainsi, dans le domaine de l'urgence sanitaire, l'autorité européenne de préparation et de réaction en cas d'urgence sanitaire (HERA pour Health Emergency Preparedness and Response Authority), créée en 2021, donne déjà satisfaction.
Bénéficiant d'un budget de 30 milliards d'euros, cette autorité, est aujourd'hui dirigée par un ressortissant français, M. Laurent Muschel, assisté d'un conseil au sein duquel siègent les représentants des États membres, de la Commission européenne et des agences concernées.
Anticipant les menaces et les crises sanitaires potentielles grâce à la collecte de renseignements, elle renforce simultanément les capacités de réaction nécessaires pour combler les lacunes de l'Union européenne.
Et lorsqu'une urgence de santé publique est déclarée, l'HERA, qui travaille en étroite collaboration avec les États membres et qui est une structure flexible, coordonne le développement, la fabrication et l'achat de médicaments critiques, de vaccins et d'autres contre-mesures médicales (gants, masques...). Il convient de ne pas remettre en cause ce fonctionnement par l'ajout d'un nouvel organisme.
En troisième lieu, la création d'un centre unique pour la gestion de crises très différentes dans leurs modalités (instrumentalisation des migrants, menaces hybrides, menaces sur la sécurité économique...) est un projet qui ne serait pas opérationnel. En effet, chaque crise étant particulière, sa résolution doit se faire « au plus près du terrain » et appelle alors des réponses spécifiques. En conséquence, ce centre serait immédiatement dépassé ou alors, se diviserait immédiatement en « sous-centres » sectoriels et géographiques. A contrario, le modèle français, supervisé par une cellule interministérielle de crise (CIC) au tour du Premier ministre, mais secondé par des centres de crise sectoriels ou agissant sous les consignes du haut fonctionnaire de défense et de sécurité, semble plus pragmatique.
En outre, dans un centre unique au risque d'être « obèse », le risque de transmission d'informations sensibles à des acteurs hostiles qui ne devraient pas en être destinataires, par maladresse, inadvertance ou du fait d'actions de corruption, serait très élevé.
En quatrième et dernier lieu, l'évolution du Mécanisme de protection civile à partir d'un concept de « défense totale » conduirait inévitablement à un changement radical de ses priorités d'emploi au détriment de la protection civile. Feux de forêt et inondations seraient sans doute considérés comme secondaires au regard des urgences définies par les États membres du nord et de l'est de l'Union européenne. Et les moyens budgétaires qui sont consacrés à la prévention et à la lutte contre ces risques naturels seraient sans doute « réorientés » vers de nouvelles priorités.
Voilà pourquoi la proposition de résolution européenne modifiée par la commission des affaires européennes s'oppose à une telle évolution. Elle appelle plutôt à conforter le Mécanisme dans ses fonctions actuelles de protection civile par une augmentation des moyens disponibles, par le renforcement de son rôle de coordination logistique et par une poursuite de l'harmonisation des matériels ainsi que des formations.
L'objectif est de bénéficier d'un dispositif désormais « mature » afin qu'il soutienne efficacement les États membres face aux conséquences du dérèglement climatique (inondations...), conformément aux conclusions adoptées par le Conseil de l'Union européenne en 2022.
Ces dernières rappellent la responsabilité première des États membres « en ce qui concerne la protection de leurs populations, de l'environnement et des biens, y compris du patrimoine culturel » et estime qu'en « raison du changement climatique, les États membres et les institutions de l'Union européenne doivent être prêts à faire face à des catastrophes transfrontalières de grande ampleur et multisectorielles. »
Elles demandent, en conséquence, aux États membres et à la Commission européenne :
- de soutenir et mutualiser la recherche et l'innovation afin d'améliorer les capacités nationales de protection civile et d'encourager les investissements ;
- d'élaborer des actions de prévention et de préparation adéquates, y compris en garantissant la disponibilité de capacités suffisantes, destinées à faire face aux risques résultant du changement climatique ;
- de poursuivre le développement des capacités des réserves européennes, en particulier dans les domaines de la lutte aérienne contre les incendies de forêt, des incidents nucléaires, radiologiques, biologiques et chimiques, de l'intervention médicale d'urgence ainsi que des transports, de la logistique et des abris ;
- de soutenir la préparation et la résilience des populations exposées aux risques liés au changement climatique ;
- de renforcer les organisations de volontaires et de valoriser les citoyens en tant qu'acteurs de leur sécurité, dans les procédures d'information, d'alerte et de mobilisation.
2. Appuyer le projet « Erasmus de la protection civile » et la création d'un technopôle européen dans le domaine de la protection civile
La proposition de résolution européenne modifiée appuie également la demande de coopération européenne accrue dans le domaine de la formation, des procédures et des doctrines opérationnelles mise en oeuvre, à travers l'institution d'un « Erasmus de la protection civile ».
Au cours des prochaines années, cette coopération doit conduire, dès que possible, à une « harmonisation » européenne de ces formations, procédures ou doctrines. Pour conforter l'interopérabilité des hommes et de leurs tactiques de lutte face aux risques naturels ou industriels et, par conséquent, améliorer encore leur efficacité opérationnelle.
Cette harmonisation devra s'appuyer sur les outils existants, en particulier, le réseau européen de connaissance en protection civile, déjà évoqué, et, en France, sur l'expertise de l'école nationale supérieure des officiers de sapeurs-pompiers (ENSOSP). Cette dernière participe déjà à ce réseau ainsi qu'au Mécanisme de la protection civile de l'Union européenne.
L'ENSOSP
Installée (site principal) à Aix-en-Provence, l'ENSOSP forme - tout au long de leur activité - les 29 000 officiers sapeurs-pompiers de France, professionnels et volontaires, ainsi que les « spécialisations » du service de santé des services d'incendie et de secours (médecins, infirmiers, pharmaciens).
La formation des officiers est axée sur une dimension humaine (encadrement, commandement opérationnel) et technique (maîtrise de l'ingénierie des risques naturels ou d'origine humaine, et des procédures administratives : culture administrative, ressources humaines, gestion financière...). Elle n'est pas constituée d'un programme d'apprentissage unique au risque d'être « déconnecté du terrain » mais est adaptée, au cas par cas, aux besoins institutionnels et opérationnels et menée, dès que possible, sur des simulations de situation réelle.
L'ENSOSP dispose également d'un centre de recherches, le CERISC (centre d'études et de recherches interdisciplinaires sur la sécurité civile), qui mène ses travaux dans cinq domaines : droit et économie de la sécurité civile ; santé ; ingénierie de la sécurité civile ; mangement des organisations et retour d'expérience ; facteurs humains). Certains de ces projets de recherche sont cofinancés par l'Union européenne :
- le projet « AFAN » (janvier 2021-juin 2022) qui visait une harmonisation des connaissances sur l'analyse des feux de forêt avec le développement d'un cadre commun pour favoriser l'assistance à distance lors d'incendies de forêt ;
- le projet « HYRESPONDER » (janvier 2020 - mai 2023) qui avait pour objet de former les acteurs des secours aux nouveaux risques liés au déploiement de l'énergie hydrogène. Il a abouti à la conception de nouveaux équipements de protection ;
- le projet « INPLIC », qui a démarré en 2018, qui vise à analyser les populations locales et leur intégration dans la conduite des crises.
Cet objectif d'harmonisation est en effet plus réaliste que celui d'une « standardisation » qui impliquerait des formations, des doctrines et des équipements uniques pour les sapeurs-pompiers et secouristes des 27 États membres, au détriment des spécificités imposées par les différents types de risques naturels (les services spécialisés dans le secours en montagne ne peuvent être formés et équipés exactement comme ceux qui affrontent avant tout des feux de forêt car les réponses de sécurité civile ne sont pas les mêmes) et les histoires nationales (certains corps mêlent des volontaires et des professionnels, d'autres sont quasi exclusivement militaires...).
Enfin, signalons qu'une uniformisation conduirait immédiatement l'ensemble des acteurs de la protection civile à utiliser exclusivement la langue anglaise pour les formations, les missions... Ce choix de l'anglais comme langue opérationnelle est déjà largement répandu dans le secteur aérien comme dans les armées, mais il importe - dans les formations et les forums d'échanges de bonnes pratiques - de laisser une place au multilinguisme.
En complément, la proposition de résolution européenne modifiée préconise, à la suite du « rapport Falco » sur la modernisation de la sécurité civile66(*) et des observations de la FNSPF, de créer un « technopôle » de sécurité civile sur la base aérienne de Nîmes-Garons (dédiée aujourd'hui aux avions de la sécurité civile). Ce choix garantirait la cohérence de la stratégie nationale de prévention et de préparation aux crises, qui fait appel à une trentaine d'organismes de formation, de recherches et d'innovation..., et l'inscrirait dans les priorités européennes. Ce technopôle deviendrait un centre de recherche et d'innovation national et européen, par exemple, pour concevoir une stratégie nationale d'utilisation de l'intelligence artificielle ou des drones... au service de la sécurité civile. Il agirait en coordination avec l'ENSOSP qui assumerait les formations afférentes.
* 62 Seraient donc concernés cinq départements français d'outre-mer (la Martinique, Mayotte, la Guadeloupe, la Guyane et la Réunion), une collectivité d'outre-mer française (Saint-Martin), deux régions autonomes portugaises (Madère et les Açores) et une communauté autonome espagnole (les îles Canaries).
* 63 Réponse du commissaire Lenarcic, en date du 16 avril 2024, à la question avec demande de réponse écrite E-000560/24 de M. André Rougé, député européen (ID).
* 64 COM(2024) 150 final.
* 65 L'article 4 prévoit en particulier que l'Union européenne respecte les fonctions essentielles de l'État et que la sécurité nationale reste de la compétence exclusive des États membres. L'article 5 demande le respect du principe d'attribution des compétences entre Union européenne et États membres, ainsi que des principes de subsidiarité et de proportionnalité. Les articles 42 et 43 définissent la politique de sécurité et de défense commune et affirment sa dimension intergouvernementale.
* 66 Rapport de M. Hubert Falco, ancien ministre, au nom de la mission sur la modernisation de la sécurité civile et la protection contre les risques majeurs, « Pour des territoires plus résilients », 20 juin 2023.