MISSION D'INFORMATION SUR LES DISPARITÉS TERRITORIALES D'ACCÈS AUX SOINS
I. LES MESURES PRISES POUR RÉPONDRE À LA DÉGRADATION DE L'ACCÈS AUX SOINS SONT INSUFFISANTES ET DÉNUÉES DE VISION D'ENSEMBLE
A. EN DÉPIT D'UN CONSTAT PARTAGÉ SUR L'URGENCE D'AGIR, LES GOUVERNEMENTS PRÉCÉDENTS N'ONT PAS DÉPLOYÉ DE STRATÉGIE GLOBALE POUR ENDIGUER LA DÉTÉRIORATION DE L'ACCÈS AUX SOINS
En 2022, le rapporteur a mené une première mission d'information sur l'accès territorial aux soins. Il a fait état des risques inhérents à une offre de soins insuffisante et territorialement mal répartie, craignant notamment que les années à venir jusqu'en 2030 soient une véritable « décennie noire » médicale. Face à ce constat largement partagé d'une situation inacceptable, la commission entend poursuivre son travail, et s'interroge tout particulièrement sur les diverses évolutions qui ont pu intervenir depuis deux ans pour y faire face.
Pour le rapporteur, la situation est toujours aussi inquiétante, les trajectoires d'offres de soins tout particulièrement s'agissant des médecins généralistes inquiètent. En dépit d'une accumulation de réformes censées renforcer l'offre de soins dans les zones sous-dotées, le rapporteur, tout en soulignant l'effort louable, regrette un manque de cohérence d'ensemble et l'utilité parfois contrastée des mesures à destination des zones les plus défavorisées médicalement. Il constate également que les mesures d'application de la loi ne sont pas toujours prises en temps utile, ce qui trahit l'intention du législateur et ne permet pas de répondre à l'urgence de certaines situations.
1. L'offre de soins est globalement insuffisante, la trajectoire poursuit sa détérioration et les disparités d'accès aux soins s'accentuent
a) L'offre de soins poursuit son amenuisement depuis 2022
(1) Le nerf de la guerre : la situation préoccupante de l'offre des médecins généralistes en France
Deux ans après l'adoption par la commission du
rapport d'information « Rétablir l'équité
territoriale en matière d'accès aux soins : agir avant qu'il
ne soit trop tard » du sénateur Bruno Rojouan, le
constat alarmant qui avait été dressé sur
l'offre de soins en France est toujours d'actualité.
Pire encore, l'offre a continué de se contracter avec, notamment,
une baisse
Source : CNOM, 2024
notable en proportion du nombre de médecins généralistes en exercice.
L'augmentation faciale du nombre de médecins peut être assimilée, à certains égards, à un trompe-l'oeil. Au 1er janvier 2024, la France comptait 237 000 médecins en activité, soit une augmentation de + 1,4 % par rapport à 2023 et de + 10 % sur 13 ans. En revanche, si l'on considère les données relatives aux médecins en activité dite régulière, soit les médecins qui exercent de manière stable et continue, généralement sur un temps de travail significatif et régulier (souvent défini comme au moins 50 % d'un temps plein), ce nombre chute à 199 089, avec une augmentation de seulement + 0,8 % par rapport à 2023 et même, depuis 2010, par une diminution du nombre de médecins de - 0,5 %2(*).
Le constat est encore plus inquiétant si l'on ne considère que la population de médecins généralistes. C'est en effet cette variable qui est la plus fondamentale pour apprécier convenablement la réalité des situations d'insuffisance d'offre de soins. Le médecin généraliste étant, encore aujourd'hui, le praticien vers lequel se tournent naturellement les personnes en besoin de soins médicaux. Il est par ailleurs, bien souvent, la porte d'entrée vers le monde de la médecine spécialisée dans le cadre du parcours de soins coordonnés.
En 2022, la France comptait environ 102 000 médecins généralistes en activité. La situation a continué de se détériorer, en 2024, ce chiffre est tombé à 99 500 praticiens. Cela représente une diminution de 2,5 % en deux ans, un déclin particulièrement préoccupant dans les zones sous-dotées où l'accès aux soins primaires est déjà limité.
Ce constat inquiète particulièrement le rapporteur de la mission d'information alors que la population de médecins généralistes connaît un vieillissement généralisé. En 2024, environ 30,7 % des médecins généralistes en activité ont plus de 60 ans, contre seulement 24 % en 2018.
Au-delà de cet âpre constat statistique, le rapporteur a souhaité appeler l'attention sur deux points de vigilance particuliers, s'agissant des médecins généralistes.
Tout d'abord, force est de constater que l'augmentation de la file active des médecins généralistes, amène certains d'entre eux à refuser d'accueillir de nouveaux patients. Cette situation, aux effets particulièrement désastreux dans les zones sous-dotées conduit à raréfier un peu plus l'offre de soins. Une étude de la Dress, parue en 2023, relève que près de 65 % des médecins déclarent être amenés à refuser de nouveaux patients comme médecin traitant, contre 53 % d'entre eux en 20193(*).
Une telle pratique favorise l'apparition de situations médicalement inacceptables. Ainsi que l'indiquait la Caisse nationale d'assurance maladie (Cnam) au rapporteur, en France, en 2022, environ 6,36 millions d'assurés ne disposent pas d'un médecin traitant, soit environ 11 % des patients. Ce phénomène, loin de se résorber, serait même en train de s'accentuer.
D'autre part, la tendance observée, chez certains professionnels de santé, notamment les médecins généralistes, d'orienter leur activité vers les secteurs les plus lucratifs et qui apportent une plus grande souplesse horaire ne manque d'alerter. Ainsi que l'a indiqué le syndicat MG France entendu par le rapporteur, « la moitié des médecins généralistes n'exercent pas comme médecins traitants, mais favorisent des niches plus lucratives et moins difficiles ». Le développement des médecins esthétiques et du sport notamment, ainsi que le recours croissant aux plateformes de téléconsultation et aux soins non programmés étaient particulièrement pointés du doigt.
Ces évolutions concourent à un affaiblissement de facto de l'offre de soins de médecine générale. En effet, cette dernière est traditionnellement axée sur un suivi au long cours du patient, à l'image du « médecin de campagne » de Balzac et de Jules Romains.
(2) Les inégalités d'accès aux médecins spécialistes et aux autres professionnels de santé s'accentuent
Si le rapporteur de la mission d'information considère que la situation du déficit du nombre de médecins généralistes revêt une dimension prioritaire, il estime que l'état de l'accès aux autres professions médicales est également préoccupant.
Les délais pour avoir accès aux médecins spécialistes se rallongent et révèlent de grandes disparités territoriales.
Tout d'abord, et en procédant à une approche profession par profession, les délais d'accès à certains spécialistes sont particulièrement inquiétants :
- Un rendez-vous avec un cardiologue, le temps médian atteint les 42 jours ;
- Un rendez-vous avec à un dermatologue, le temps médian est quant à lui de 36 jours ;
- En moyenne, il faut 22 jours pour un rendez-vous avec un gynécologue.
Des inégalités territoriales alarmantes se superposent à ce constat général. En effet, selon le département retenu, les délais pour avoir accès à un ophtalmologue peuvent varier de 6 à 123 jours. Pour un pédiatre, cette variation représente un écart-type de 1 à 97 jours. Enfin, pour un cardiologue par exemple, l'écart entre départements atteint de 17 à 93 jours4(*).
Les soins dentaires ne font pas exception aux difficultés éprouvées par les autres professions. Ainsi que le souligne le Conseil National de l'Ordre des Chirurgiens-Dentistes (CNCD), si la France compte entre 2010 et 2022, 3 026 nouveaux chirurgiens-dentistes, le nombre total de praticiens atteint seulement les 43 026.
Le nombre de chirurgiens-dentistes présents sur le territoire hexagonal, ramené au nombre d'habitants, induit une proportion de 1 dentiste pour 1 600 habitants. Le constat est encore plus inquiétant pour certains territoires ultramarins. La Martinique compte, selon les données de l'Observatoire national de la démographie des professions de santé (ONDPS), environ 170 chirurgiens-dentistes pour 365 000 habitants, soit 1 praticien pour 2 100 habitants environ. Ces chiffres témoignent de l'inadéquation entre l'offre et la demande potentielle de soins bucco-dentaires, le renoncement à ces soins - souvent perçus à tort comme un produit de luxe - se révèle particulièrement fort.
Dans les territoires d'outre-mer : un accès uniformément limité ?
Au sein des territoires ultramarins, la situation de l'offre de soins ne peut faire l'objet d'un constat et d'une analyse uniforme. À cet égard, le territoire de la Réunion connait par exemple une densité de 98 médecins généralistes pour 100 000 habitants quand la Guyane n'en compte que 34 et Mayotte seulement 9 et ou l'ensemble du territoire est placé en zone d'intervention prioritaire (ZIP).
Selon les données communiquées par la Cnam au rapporteur, les territoires de la Réunion, de la Martinique et de la Guadeloupe connaissent une densité médicale en médecine générale supérieure au territoire hexagonal.
Ces disparités entre le territoire métropolitain et les territoires d'outre-mer touchent également les médecins spécialistes de manière non linéaire. Ainsi, si par exemple la Martinique a une densité d'ophtalmologues équivalente à celle du territoire métropolitain, elle se révèle fortement sous-dotées en cardiologues, pédiatres ou encore anesthésistes.
La santé bucco-dentaire est pourtant un véritable enjeu de santé publique : la carie touche 45 % des enfants de 12 ans et plus de 75 % de la population adulte ; les maladies parodontales atteignent la majorité de la population dont jusqu'à 15 % sévèrement (entraînant des pertes dentaires précoces). Le rapporteur souhaite attirer l'attention sur ces chiffres particulièrement préoccupants.
Le graphique ci-après permet de visualiser le stock de praticiens libéraux en 2022 et d'identifier chez les autres professions médicales et paramédicales des professions en sous-effectif marqué.
Dans les départements de l'ex-Région Auvergne, certains territoires sont très fragiles. C'est le cas du Cantal, où près de 70 % de la population vit en zone sous-dense en orthophonistes et près de 46 % pour l'Allier. Ainsi que le relaie la presse locale, il faut compter « entre 1 an et 18 mois pour obtenir un rendez-vous chez un orthophoniste »5(*).
Effectifs des professionnels de santé libéraux dans les professions médicales et les auxiliaires médicaux, en 2022
Source : Rapport charges et produits pour 2025 de l'Assurance maladie
Si les statistiques ne semblent pas révéler des difficultés démographiques particulières pour les infirmiers et les aides-soignants, le rapporteur a souhaité appeler à une vigilance renforcée sur ces deux professions. Elles n'apparaissent effectivement pas sous-représentées avec environ 600 000 infirmiers et 425 000 aides-soignants en activité en 2021, mais le vieillissement généralisé de la population va placer ces professions en ligne de front face à l'augmentation des besoins en soins6(*). Or, depuis 2021 et tout spécialement en 2023, le nombre d'aides-soignants décroît très légèrement, ce qui peut légitimement faire craindre un risque de tension à moyen et long termes. Ce désajustement, peut-être conjoncturel, doit faire l'objet d'un suivi attentif afin d'anticiper les besoins futurs.
b) La situation devrait se dégrader dans les prochaines années, qui font figure de « décennie noire »
La France, comme l'ensemble des pays européens, fait face à un vieillissement généralisé de sa population. En 2023, près de 20 % de la population française avait plus de 65 ans, en 2030 ce nombre devrait être porté à près de 24 %, soit environ 16 millions de personnes, et ce pourcentage devrait atteindre 27 % d'ici 2050 selon les projections de l'Insee7(*).
Ce vieillissement est directement lié à l'allongement de l'espérance de vie, établie aujourd'hui de 85 ans pour les femmes et 79 ans pour les hommes, ainsi qu'à la baisse continue du taux de natalité ces dernières décennies. La pyramide des âges française, autrefois en forme de « cloche », tend désormais vers un déséquilibre marqué : la base, correspondant aux plus jeunes générations, se réduit, tandis que le sommet, représentatif des âges avancés, s'élargit (voir graphique ci-après).
La transformation de la pyramide des âges est loin d'avoir des effets neutres sur la demande de soins médicaux en France. Les personnes âgées sont souvent confrontées à des pathologies chroniques et à des maladies dégénératives nécessitant des soins longs et coûteux. Le nombre de patients souffrant de maladies comme Alzheimer, les maladies cardio-vasculaires ou encore les cancers est en constante augmentation. Le nombre de personnes atteintes de maladies chroniques, déjà élevé en 2024, pourrait croître de 50 % d'ici 20508(*). La demande en soins de longue durée, ainsi que l'augmentation des besoins en consultations gériatriques et en soins à domicile devraient accentuer la pression sur le système de santé, plaçant l'offre de soins dans une situation préoccupante.
Évolution de la pyramide des âges
Source : Insee, Scénarios de pyramides des âges interactives entre 1991 et 2070
Lecture du graphique : La courbe rouge
représente la pyramide des âges en 1991,
la courbe en bleu
correspond au scénario central projeté à horizon
1er janvier 2030 à taux de fécondité,
espérance de vie et solde migratoire constants.
La métamorphose de la pyramide des âges qui emporte des incidences notables est d'autant plus problématique que les projections de démographie médicale font craindre, ainsi que votre rapporteur l'avait souligné en 2022, une véritable « décennie noire9(*) ».
La démographie médicale en France connaît une évolution préoccupante, notamment en ce qui concerne les médecins généralistes. En 2024, la France compte environ 99 500 médecins généralistes en activité régulière, mais une partie importante de ces praticiens est proche de l'âge de la retraite. Selon les données de la Drees, 44 % des médecins généralistes ont plus de 55 ans et devraient être nombreux à cesser leur activité d'ici 2030. Une diminution nette de la densité médicale dans les prochaines années est donc probable.
En considérant les projections de la Drees, en 2030, le renouvellement des médecins généralistes ne suffira pas à compenser les départs en retraite. La suppression du numerus clausus en 2020 et l'augmentation progressive des effectifs d'étudiants en médecine ne produiront leurs effets qu'à moyen terme. En attendant, une tension croissante est à prévoir.
Si l'on considère un scénario tendanciel de référence, au sein duquel environ 8 700 étudiants sont admis chaque année en deuxième année d'études médicales et que le flux de diplômés hors de France se stabilise autour des 1 200 praticiens par an, alors, jusqu'en 2028, le nombre de médecins généralistes continuera à décroître et devrait atteindre environ 92 500 praticiens, exacerbant les tensions sur l'offre de soins. Il faudrait attendre 2035 pour que le solde des médecins généralistes repasse au-delà de la barre symbolique des 100 000 praticiens (soit le niveau de 2021).
Les projections à plus long terme, mais dont la fiabilité est par définition moins grande, sont en revanche légèrement plus optimistes, sans garantir pour autant que les zones sous-denses et les difficultés d'accès aux soins disparaissent définitivement.
En 2021, la Drees a procédé à une étude prospective, s'intéressant, par profession, aux dynamiques démographiques à horizon 205010(*).
À cette date, le nombre total de médecins généralistes devrait progresser d'environ + 35 % et de près de + 39 % pour les médecins spécialistes. Il est pour l'heure difficile de conclure à la suffisance de ce nombre pour absorber la demande en offre de soins. De plus, cette projection ne tient pas compte de plusieurs variables qui pourront avoir une incidence sur le nombre de praticiens (le développement de l'intelligence artificielle, le recours accru aux instruments robotiques, la place future de la téléconsultation, les évolutions des pratiques, etc.).
c) Les territoires sous-denses médicalement : les disparités d'accès aux soins s'accentuent
L'inégale répartition des soignants sur le territoire engendre des disparités territoriales d'accès aux soins marquées en défaveur de certains territoires sous-dotés, souvent ruraux, pour lesquels la situation est particulièrement dégradée.
Quatorze départements présentent des fragilités significatives, ils cumulent, pour l'accès à trois spécialités au moins, des délais médians deux fois supérieurs aux chiffres obtenus à l'échelle nationale, voire davantage. Ces départements sont : le Gers, la Saône-et-Loire, la Nièvre, le Territoire de Belfort, le Loiret, le Cher, les Deux-Sèvres, l'Ardèche, l'Eure, le Calvados, la Manche, la Loire-Atlantique, les Côtes-d'Armor et le Pas-de-Calais.
Ainsi, par exemple, 37 départements métropolitains comptent moins de 5 dermatologues inscrits dans leur zone géographique respective. Le constat ne se restreint pas aux dermatologues, la situation est analogue dans 19 départements pour l'accès aux ophtalmologistes. Enfin, dans 22 départements, on recense moins de 5 cardiologues inscrits pour l'ensemble de la population du territoire. Bien souvent, ces déserts de spécialistes sont cumulatifs et les cartes des zones sous-denses - quelle que soit la profession de santé retenue - ont tendance à se superposer. La spécialité exercée semble être sans incidence sur l'implantation territoriale.
La sous-représentation de spécialistes dans un même territoire a pour conséquence naturelle un effet de congestion permanent, rallongeant par la même le délai moyen pour obtenir un rendez-vous. Une telle situation est propice au développement des comportements de « renoncement aux soins », véritablement fléau pour la santé publique.
Cette situation ne se limite pas aux médecins spécialistes, elle concerne, sans surprise également, la population des médecins généralistes dont l'inégale répartition territoriale s'est renforcée ces dernières années.
Ainsi que le relevait un rapport de la commission des affaires sociales du Sénat paru de 202211(*), « en 2018, 6 % environ de la population n'avait pas accès en moyenne à plus de 2,5 consultations de médecin généraliste par an et par habitant [...] ces constats aggravés en raison des inégalités entre les communes les moins bien dotées et celles qui le sont le mieux ». À l'échelle du département, ces inégalités sont souvent plus visibles et frappantes « le rapport entre la densité médicale des 10 % des départements les mieux dotés et celle des 10 % les moins bien dotés s'élève à 1,7 pour les médecins généralistes et à 2,8 pour les médecins spécialistes ».
Évolution de la pyramide des âges des médecins généralistes entre 2017 et 2022
Source : Réponses de la Caisse nationale
d'assurance maladie
au questionnaire du rapporteur
Lecture : Nombre de médecins généralistes par département, en activité régulière pour 100000 habitants
Médecins spécialistes et généralistes ne sont pas les seuls à être concernés par une inégale implantation sur le territoire.
Sans que la situation ne soit aujourd'hui véritablement inquiétante, la démographie et la répartition atypique des infirmiers méritent d'être mentionnées.
Des inégalités d'accès à ces praticiens commencent progressivement à se faire jour. Ainsi que le relève le Syndicat des infirmières et infirmiers libéraux (Snill) entendu par le rapporteur, « les densités d'infirmiers libéraux varient de 1 à 6 ». En effet, des zones comme l'Île-de-France, le Centre-Val de Loire et l'Auvergne présentent des déficits importants, avec une densité allant de 1,8 à 8,7 infirmiers libéraux pour 10 000 habitants. Le schéma ci-après, appréciant à l'échelle régionale la densité des infirmières libérales, montre de fortes disparités entre les zones géographiques. La zone Sud-Est et Sud-Centre, traditionnellement les plus fortement dotés en personnel médical ne font, dans le cas des infirmiers, pas exception.
Densités régionales d'infirmières libérales en 2013 et 2021
Source : Dress, « Démographie des infirmières et des aides-soignantes », juin 2024
Lecture : En Île-de-France, en moyenne 65 infirmières exercent pour 100 000 habitants en 2021.
Le constat d'urgence ainsi dressé rappelle la nécessité de proposer des mesures à court terme. La lutte contre cet assèchement de l'offre de soins impose de prendre des mesures à plus long terme afin de tourner, dans les décennies à venir, la page douloureuse des « déserts médicaux ».
Face à ce constat qui se révélait de plus en plus visible, les Gouvernements précédents ont entrepris plusieurs réformes depuis 2022, avec pour boussole la réduction des zones sous-denses.
Le « zonage médecin », un outil de détection des difficultés d'offre de soins à l'échelle des territoires
À partir de 2017, le pouvoir réglementaire a redéfini les contours de sa politique de fiscalité comportementale à destination des professionnels de santé12(*)
.
Les zones d'intervention prioritaire (ZIC) et les zones d'actions complémentaires (ZAC), deux dispositifs concourant à faciliter l'installation de praticiens, ont été complétées par une
« zone de vigilance » dans laquelle les professionnels de santé sont non éligibles aux aides mais peuvent bénéficier d'un accompagnement dans la mise en place d'exercice coordonné pluriprofessionnel. Le classement en « ZIC » concerne les territoires les plus durement touchés par l'attrition médicale et constitue le plus haut niveau d'intervention pour l'ARS, permettant de déployer l'ensemble des aides à l'installation. Le classement en « ZAC » complémentaire est destiné à des territoires moins exposés au manque de médecins. Il permet également l'attribution de certaines aides à l'installation.
2. Malgré l'adoption d'une multiplicité de mesures législatives issues des véhicules divers, les Gouvernements précédents ne sont pas encore parvenus à apporter de réponse cohérente et globale aux difficultés d'accès aux soins
Depuis 2022, les Gouvernements précédents ont déployé plusieurs mesures pour répondre au défi croissant des zones sous-denses en France. Pourtant, malgré la mise en place de dispositifs incitatifs pour attirer les praticiens dans les zones sous-dotées et les réformes visant à faciliter l'accès aux soins, force est de constater que les résultats ne sont pas à la hauteur des attentes. Les territoires ruraux et certaines zones périurbaines souffrent toujours d'un manque criant de professionnels de santé, laissant de nombreux Français sans solution de proximité pour des consultations médicales de base.
Ces deux dernières années, de nombreuses initiatives ont été prises afin de renforcer l'accès aux soins, notamment par l'intermédiaire de projets de loi de financement de la sécurité sociale (LFSS) et de véhicules législatifs dédiés, souvent des propositions de loi. À ces occasions, plusieurs préconisations de la précédente mission d'information ont ainsi été reprises.
La loi de financement de la sécurité sociale pour 2023 a notamment permis de revoir la maquette de formation du diplôme d'études spécialisées de médecine générale, de favoriser l'exercice en zone sous-dense via l'instauration de guichet unique d'aides à l'installation, en ouvrant la possibilité à titre expérimental de conduire des consultations de médecines générales ou spécialistes en dehors du lieu habituel d'exercice ou encore en élargissant le champ de compétences de certaines professionnels de santé.
En 2023, la loi de financement de la sécurité sociale pour 2024 a également proposé plusieurs dispositions allant dans le sens d'un allégement du temps administratif des médecins, permettant de regagner du temps de soins. Peu de mesures ont toutefois véritablement été structurantes pour répondre au déficit d'offre de soins dans les zones les plus sous-dotées.
En l'absence de projet de loi ensemblier en faveur de l'accès aux soins, le Parlement a adopté plusieurs propositions de loi qui ont eu le mérite de proposer des améliorations concrètes pour renforcer l'offre de soins.
La loi Rist du 19 mai 202313(*) a ainsi largement ouvert « l'accès direct » à un certain nombre de professionnels de santé, que ce soit les infirmiers en pratique avancée, les masseurs-kinésithérapeutes ou encore les orthophonistes sous plusieurs conditions. Des professions ont également vu le champ de leurs compétences s'étendre, ce qui était un souhait exprimé par plusieurs d'entre eux et également par le corps des médecins, afin de reconquérir du temps qualitatif de soins.
La proposition de loi dite « Valletoux »14(*), largement modifiée par le Sénat par près de quatre-vingt cinq amendements adoptés entre la commission et la séance publique, a finalement été adoptée en décembre 2023. L'organisation territoriale des soins est ainsi renforcée notamment en ce qui concerne l'intégration de professionnels de santé au sein de communauté professionnelle territoriale de santé (CPTS). À cet égard également, les missions du guichet unique d'aide à l'installation des professionnels ont été étendues à l'ensemble des démarches administratives.
Le rapporteur salue toutes ces mesures qui lui semblent aller dans le bon sens, mais regrette, pour plusieurs d'entre elles, ainsi qu'il le précisera ci-après, que les décrets d'application ne soient pas toujours pris en temps utile, nuisant à l'efficacité des dispositions.
Au-delà de ces encadrements décidés par le législateur, les professions médicales, par l'intermédiaire d'avenants aux conventions établies entre l'Assurance maladie et les professions de santé, ont cherché à atténuer les zones médicalement sous-denses. Les dispositifs prévus par ces accords sont cependant très hétérogènes entre les professions de santé.
Les masseurs-kinésithérapeutes et rééducateurs ont accepté de renforcer la régulation à l'installation pour leur profession. Ainsi, par exemple, pour les seuls étudiants débutant leur formation en 2023, l'avenant prévoit une première installation en exercice libéral dans les zones « sous-dotées » ou « très sous-dotées ». Pour les praticiens déjà diplômés et exerçant leur activité professionnelle, les mesures incitatives à l'installation ont été renforcées15(*).
Les chirurgiens-dentistes exerçant en pratique libérale ont accepté, également, une augmentation des mesures d'incitation à l'installation dans les zones très sous-dotées, ainsi que la consécration du principe « 1 départ pour 1 nouvelle arrivée » dans les zones dites non prioritaires16(*).
Si ces avancées sont heureuses pour l'accès aux soins et pour les zones médicalement déshéritées, le rapporteur regrette qu'un accord entre les médecins et l'assurance maladie sur un dispositif de régulation n'ait pas pu être trouvé. Les efforts pour réduire les zones sous-denses et pour densifier médicalement tout le territoire, doivent, en effet, être endossés par toutes les parties prenantes et tous les acteurs.
3. La publication au compte-gouttes des textes d'application des lois votées affaiblit la portée des mesures adoptées par le Parlement et en ralentit le déploiement opérationnel
Lors des auditions qu'il a pu mener, le rapporteur de la mission d'information a été à de très nombreuses reprises interpelé sur la non-parution des mesures d'application des lois antérieurement votées.
L'absence de décrets d'application des lois rend temporairement inopérantes les mesures, parfois prises pour répondre à des situations urgentes. Légiférer s'apparente alors à un « coup d'épée dans l'eau », ce qui nuit largement au vote du Parlement.
À cet égard, le rapporteur a mis en évidence plusieurs cas particulièrement problématiques.
L'extension de la primoprescription aux infirmiers en pratique avancée (IPA), utile à la fois pour décharger les médecins et reconnaître l'expertise de ces praticiens, décidée en 2023, n'a fait l'objet à ce jour d'aucune mesure d'application malgré l'avis favorable de la Haute Autorité de santé saisie en juin 2024 de cette question17(*). De la même manière, la mesure permettant la prise en charge, la prévention et le traitement des plaies ainsi que la prescription d'examen complémentaire par les infirmiers (article 2 de la loi dite « Rist »), est également dépourvue de texte d'application.
Les infirmiers ne sont malheureusement pas les seuls à être dans l'expectative. Les biologistes attendent également la parution d'un décret devant préciser la cotation de la vaccination pour les biologistes.
L'organisation territoriale des soins pâtit largement de ces retards. L'article 17 de la loi « Rist » de mai 2023 relatif à la responsabilité collective des établissements de santé de la permanence des soins ne fait l'objet d'aucune mesure d'application.
La loi dite « Valletoux » de décembre 2023 est topique d'une telle attitude passive quant à l'application de la loi. Ainsi seulement 29 % des décrets nécessaires, soit 10 sur les 34 attendus, ont été publiés depuis lors18(*).
Sans chercher à être exhaustif sur les manquements du pouvoir réglementaire dans le domaine de l'accès aux soins, le rapporteur tient à alerter le Gouvernement sur cette mauvaise pratique qui détourne la portée pratique des mesures entreprises par le législateur.
* 2 Cnom, octobre 2024, « Atlas de la démographie médicale en France ».
* 3 Dress, mai 2023, « Les deux tiers des généralistes déclarent être amenés à refuser de nouveaux patients comme médecin traitant ».
* 4 Fondation Jean Jaurès, avril 2024, « Cartes de France de l'accès aux soins. Soignants et patients face aux inégalités territoriales ».
* 5 La Montagne, 27 novembre 2023, « Comptez un an à 18 mois pour obtenir un rendez-vous : il manque des orthophonistes presque partout en Auvergne » https://www.lamontagne.fr/clermont-ferrand-63 000/actualites/il-manque-des-orthophonistes-presque-partout-en-auvergne_14 407 347/
* 6 Dress, « Démographie des infirmières et des aides-soignantes », juin 2024.
* 7 Insee, « Projections de la population à l'horizon 2070 ».
* 8 Drees, « Les maladies chroniques en France », rapport annuel 2022.
* 9 Rapport de M. Rojouan du 29 mars 2022, Rétablir l'équité territoriale en matière d'accès aux soins : agir avant qu'il ne soit trop tard.
* 10 Drees, « Quelle démographie récente et à venir pour les professions médicales et pharmaceutiques », mars 2021.
* 11 Rapport n° 157 (2022-2023) de Mme Annie Le Houerou au nom de la commission des affaires sociales du Sénat sur la proposition de loi visant à rétablir l'équité territoriale face aux déserts médicaux et à garantir l'accès à la santé pour tous, déposé le 30 novembre 2022.
* 12 Arrêté du 13 novembre 2017 relatif à la méthodologie applicable à la profession de médecin pour la détermination des zones prévues au 1° de l'article L. 1434-4 du code de la santé publique.
* 13 La loi n° 2023-379 du 19 mai 2023 portant amélioration de l'accès aux soins par la confiance aux professionnels de santé.
* 14 Loi n° 2023-1268 du 27 décembre 2023 visant à améliorer l'accès aux soins par l'engagement territorial des professionnels.
* 15 Avenant 7 à la convention nationale des masseurs-kinésithérapeutes signée le 13 juillet 2023 entre l'Union nationale des caisses d'assurance maladie (Uncam), la Fédération Française des Masseurs-Kinésithérapeutes Réeducateurs (FFMKR) et le syndicat Alizé.
* 16 L'Union nationale des caisses d'assurance maladie (Uncam), l'Union nationale des organismes complémentaires d'assurance maladie (Unocam) et les 2 syndicats représentatifs des chirurgiens-dentistes libéraux - les Chirurgiens-dentistes de France (CDF) et la Fédération des syndicats dentaires libéraux (FSDL) - ont signé le 21 juillet 2023 la nouvelle convention nationale des chirurgiens-dentistes libéraux pour la période 2023-2028.
* 17 Avis n° 2024.0053/AC/SBP du 27 juin 2024 du collège de la Haute Autorité de santé portant sur le projet de décret relatif aux conditions de l'accès direct et de prescription initiale des infirmiers en pratique avancée.
* 18 Baromètre de l'application des lois de l'Assemblée nationale : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/taux-application-lois/DLR5L16N47 721