IV. DES ÉVOLUTIONS À LA MARGE DE LA GOUVERNANCE DE LA BRANCHE AT-MP AFIN DE GARANTIR SON CARACTÈRE PARITAIRE

A. STRICTEMENT PARITAIRE, LA GOUVERNANCE DE LA BRANCHE AT-MP FAIT AUJOURD'HUI FIGURE D'EXCEPTION

La gestion paritaire de la branche AT-MP fait figure d'exception dans le paysage de la sécurité sociale française. Cette spécificité, qui trouve ses racines avant même la création de la sécurité sociale, permet un équilibre précieux entre soutien aux salariés victimes d'AT-MP et soutenabilité pour les employeurs.

1. Née sous le signe du paritarisme, la branche AT-MP a mieux résisté que les autres aux interventions croissantes de l'État dans sa gouvernance

L'importance du modèle paritaire dans la gestion du risque AT-MP trouve ses racines dans le « compromis historique » à l'origine de la loi du 9 avril 1898 sur les responsabilités des accidents dont les ouvriers sont victimes dans leur travail. Le législateur a fait le choix de conserver une logique de responsabilité civile, plutôt que d'imiter les assurances sociales bismarckiennes. En créant une exception au droit commun de la responsabilité civile, le législateur a entendu ménager un compromis entre l'employeur et le salarié, ce qui justifie le terme de « loi transactionnelle » : l'employeur est automatiquement responsable, mais sa responsabilité reste limitée. L'importance de ce compromis dans le pacte social en entreprise conduit le Professeur Dupeyroux à parler d'un « deal en béton »201(*), dans le sens où le législateur contemporain peinerait à revenir dessus.

Au lendemain de la seconde guerre mondiale, « l'arithmétique de la dette »202(*) conduit à la création d'une sécurité sociale par l'État providence : cette assurance est offerte en contrepartie des sacrifices et privations des citoyens durant la guerre. Les caisses qui gèrent les principaux risques auxquels le travailleur peut être confronté sont donc gérées par les organisations syndicales et patronales, fortes de leur représentativité. Pour les risques AT-MP, la responsabilité des employeurs est donc basculée sur les caisses de Sécurité sociale, qui sont désormais débitrices des prestations dues aux victimes ou à leurs ayants droit en contrepartie d'une cotisation à taux collectif par branche ou réels.

Loi du 9 avril 1898 sur les responsabilités des accidents dont
les ouvriers sont victimes dans leur travail

L'arrêt Teffaine203(*) de 1896 étend aux machines le principe de responsabilité du fait d'autrui204(*), créant une nouvelle charge conséquente pour les employeurs dans le cas des accidents du travail. Pour répondre à ce revirement jurisprudentiel, le législateur choisi de mettre en place un régime ad hoc de responsabilité sans faute, où l'indemnisation est forfaitaire.

Art. 1er : Les accidents survenus par le fait du travail, ou à l'occasion du travail, aux ouvriers et employés occupés dans l'industrie du bâtiment, les usines, manufactures, chantiers, les entreprises de transport par terre et par eau, de chargement et de déchargement, les magasins publics, mines, minières, carrières, et, en outre, dans toute exploitation ou partie d'exploitation dans laquelle sont fabriquées ou mises en oeuvre des matières explosives, ou dans laquelle il est fait usage d'une machine mue par une force autre que celle de l'homme ou des animaux, donnent droit, au profit de la victime ou de ses représentants, à une indemnité à la charge du chef d'entreprise, à la condition que l'interruption de travail ait duré plus de quatre jours.

Les ouvriers qui travaillent seuls d'ordinaire ne pourront être assujettis à la présence loi par le fait de la collaboration accidentelle d'un ou de plusieurs de leurs camarades.

Art. 2 : Les ouvriers et employés désignés à l'article précédent ne peuvent se prévaloir, à raison des accidents dont ils sont victimes dans leur travail, d'aucunes dispositions autres que celles de la présente loi.

(...)

Art. 7 : Indépendamment de l'action résultant de la présente loi, la victime ou ses représentants conservent, contre les auteurs de l'accident autres que le patron ou ses ouvriers et préposés, le droit de réclamer la réparation du préjudice causé, conformément aux règles du droit commun.

À mesure que le champ de la sécurité sociale s'élargit, la place des partenaires sociaux dans l'administration des affaires courantes des caisses de sécurité sociale se réduit. Organisées en commissions thématiques au sein desquelles les partenaires sociaux nomment des administrateurs, les caisses sont de plus en plus dépendantes des services administratifs qui instruisent les dossiers pour le compte des administrateurs. Deux réformes d'ampleur viennent parachever cette remise en cause de la gestion paritaire des branches de la sécurité sociale :

- les ordonnances dites Juppé de 1996205(*) qui, en créant la loi de financement de la sécurité sociale (LFSS), retirent aux partenaires sociaux une part de leurs prérogatives et fixe des objectifs de dépenses via l'Objectif de dépense d'assurance maladie (Ondam) ;

- la réforme dite Douste-Blazy de 2004206(*), qui retire aux administrateurs nommés par les partenaires sociaux le pouvoir de nomination des directeurs de caisses locales207(*) et crée un poste de directeur général à la tête des caisses nationales, nommé en conseil des ministres.

Cette succession de réformes, qui éloigne la gouvernance des caisses nationale du modèle paritaire, transforme selon Gilles Nezosi les partenaires sociaux en simple « magistrature morale », réduits à « rappeler par leur présence les valeurs fondatrices de la Sécurité sociale »208(*).

2. La gouvernance strictement paritaire de la branche AT-MP fait figure d'exception dans le paysage de la sécurité sociale

La conséquence de ce mouvement croisant d'intervention de l'État dans la protection sociale se retrouve plus généralement dans la manière dont les caisses nationales sont organisées et administrées, et in fine dans la définition même des politiques publiques qu'elles mettent en oeuvre. Cette remise en cause du paritarisme trouve d'abord à s'exprimer dans la gouvernance des caisses, mais également dans la contractualisation avec l'État, et à ces deux égards la branche AT-MP demeure une exception.

L'ouverture des conseils d'administration des caisses nationales à des administrateurs représentants d'autres personnes que les partenaires sociaux s'est renforcée au fil du temps. Aujourd'hui, à l'exception de la branche AT-MP, toutes les caisses nationales du régime général de la Sécurité sociale ont des conseils où les partenaires sociaux sont minoritaires. La branche AT-MP fait donc figure d'exception puisque la commission des accidents du travail et des maladies professionnelles (CAT-MP)209(*) est uniquement composée de cinq représentants organisations syndicales et d'autant de représentants patronaux, maintenant ainsi une stricte gestion paritaire de la branche.

Composition des conseils d'administration des caisses nationales
des branches du régime général

 

Cnam

Cnav

Cnaf

CNSA

CAT-MP

Représentants des organisations syndicales

13

13

13

10

5

Représentants des organisations patronales

13

13

13

6

5

Représentants de l'État210(*)

2

13

2

10

 

Associations représentants des usagers

3

2 + 1*

5

24211(*)

 

Représentants de collectivités territoriales

     

12

 

Parlementaires

     

2

 

Représentants d'autres organismes de sécurité sociale

1

1*

 

3

 

Représentants d'institutions liées au domaine

4

   

15

 

Personnalités qualifiées désignées par un ministre

1

2

4

3

 

Représentants du personnel de la caisse

3*

3*

3*

   

Total

40

35

40

75

10

*Représentant avec voix consultative.

Source : Code de la sécurité sociale

L'autre levier d'intervention de l'État concerne la gestion des branches via la contractualisation. L'État fixe des objectifs pluriannuels aux branches, formalisés dans des conventions d'objectif et de gestion (COG) pour une période de quatre ans, avec une logique d'objectifs et de résultats. Ces COG sont par la suite déclinés au sein des caisses locales en contrats pluriannuels de gestion (CPG). L'activité de chaque branche est ensuite évaluée selon une périodicité précise, afin de vérifier que les objectifs précis qui ont été assignés aux caisses sont remplis212(*). La dernière COG concernant les risques AT-MP a été signée le 5 juillet 2024 après de longues négociations avec les partenaires sociaux, et devrait couvrir les années 2023 à 2028.

La COG de l'Assurance Maladie - Risques professionnels pour 2023-2028

Actant d'une augmentation de 61 millions d'euros sur cinq ans par rapport à la dernière COG, la COG signée par l'État et les partenaires sociaux le 5 juillet dernier s'articule autour de quatre axes majeurs :

renforcer la prévention des risques professionnels pour la rendre plus efficiente, en poursuivant les programmes consacrés à la prévention des TMS et des risques chimiques, et multipliant les accompagnements personnalisés des entreprises ainsi que les aides financières via un abondement du Fonds national de prévention des accidents du travail (FNAT) ;

améliorer l'accès aux droits et l'accompagnement des assurés, en augmentant le nombre d'ETPT dans les caisses afin de réduire le délai de prise en charge de l'indemnisation des salariés victimes d'AT-MP, en simplifiant les démarches administratives via les outils numériques - notamment concernant le Compte professionnel de prévention (C2P) - et en développant une meilleure communication auprès des acteurs ;

renforcer la relation de service vers les entreprises, en s'adaptant aux différents types d'acteurs et d'entreprises ;

garantir les services fondamentaux de la branche, soit assurer l'équilibre financier de la branche ainsi que la qualité et la fiabilité de sa gestion.

Source : CAT-MP

3. Doter la branche AT-MP d'un conseil d'administration à part entière permettrait de réaffirmer le caractère paritaire de sa gestion

La gestion paritaire de la branche AT-MP, si elle ne semble pas remise en cause à ce jour, doit être réaffirmée comme principe même de la gestion du risque. Dans l'accord national interprofessionnel du 15 mai 2023, signé par les partenaires sociaux, ces derniers appellent à une plus grande autonomie de la branche AT-MP vis-à-vis de la branche maladie. Les organisations représentatives auditionnées par les rapporteures ont souligné que, si la branche est gérée par la CAT/MP qui est effectivement paritaire et qu'elle conserve une COG propre, elle reste rattachée administrativement à la Cnam qui coordonne le réseau des Carsat ainsi que les opérateurs (INRS et Eurogip). Cette instance n'est pas en mesure de garantir l'effectivité des orientations retenues et du pilotage des ressources par les partenaires sociaux, et constitue une anomalie par rapport aux autres branches qui bénéficient toutes d'un conseil d'administration.

Proposition n° 22 : Transformer la CAT-MP en un conseil d'administration à part entière, indépendant de la Cnam, et formaliser la relation avec cette dernière au sein d'une délégation de gestion en complément de la COG.


* 201 J.-J. Dupeyroux, « Centenaire de la loi du 9 avril 1898 sur les accidents du travail et les maladies professionnelles. Un deal en béton ? », Droit social. 1998. 631.

* 202 Pierre Rosanvallon, La nouvelle question sociale. Repenser l'État-providence, Paris, Éditions du Seuil, 1995.

* 203 Cass. civ. 16 juin 1896.

* 204 Article 1384 du code civil dans sa version en vigueur au 21 mars 1804.

* 205 Ordonnances n° 96-51 du 24 janvier 1996 relative aux mesures urgentes tendant au rétablissement de l'équilibre financier de la Sécurité sociale et n° 96-344 du 24 avril 1996 portant mesures relatives à l'organisation de la Sécurité sociale.

* 206 Loi n° 2004-810 du 13 août 2004 relative à l'assurance maladie.

* 207 Désormais régies par l'article L. 217-3 du code de la sécurité sociale.

* 208 Gilles Nezosi, « Quelle gouvernance au sein de la Sécurité sociale », Regards protection sociale n° 52, décembre 2017.

* 209 Article L. 221-4 du code de la Sécurité sociale.

* 210 Ne sont pas comptés ici le directeur général, le directeur comptable et financier ainsi que le contrôleur général économique et financier dont la présence est de droit.

* 211 À part égale des associations concernant le monde du handicap et celui des personnes âgées.

* 212 Cette évaluation prend la forme de rapports d'évaluation de la COG réalisés par l'inspection générale des affaires sociales.

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