B. LES CONDITIONS D'UNE SORTIE PAR LE HAUT DE L'EXPÉRIMENTATION DU RSA RECENTRALISÉ

Les administrations entendues par les rapporteurs spéciaux (DGCL et DGCS) ont indiqué ne pas avoir engagé de démarche visant à préparer l'issue de l'expérimentation, ce qui est normal dans la mesure où, comme l'a souligné le directeur général de la cohésion sociale, « la réponse à ces questions est prématurée » puisque seuls « les résultats de l'expérimentation [doivent permettre] d'éclairer les décisions à prendre. » Le choix de l'issue à donner à l'expérimentation de la recentralisation du RSA devra donc dépendre des résultats de cette expérimentation, et ne saurait être fixé à l'avance. Les rapporteurs spéciaux partagent cette perspective, qui souligne à nouveau la nécessité de réaliser une évaluation robuste des résultats de l'expérimentation, comme ils l'ont recommandé.

Il est toutefois permis d'envisager plusieurs scénarios à l'horizon 2026. La pérennisation de la recentralisation dans les seuls départements expérimentateurs ou dans les départements partageant les mêmes caractéristiques devant être écartée, seules trois possibilités sont sérieusement ouvertes à l'issue de l'expérimentation en 2026 :

- la reconduction de l'expérimentation pour une durée limitée ;

- la généralisation de l'expérimentation à l'ensemble du territoire, avec d'éventuelles modifications de ses paramètres ;

l'abandon de l'expérimentation, soit une inédite « re-décentralisation », avec d'éventuelles modifications du droit commun.

1. Une éventuelle reconduction qui devra être justifiée du point de vue de la démarche expérimentale

Il n'est pas rare qu'une expérimentation fasse l'objet d'une prolongation. S'agissant de la recentralisation du RSA, la DGCS a ainsi évoqué la possibilité d'une prolongation de l'expérimentation, voire d'une extension de cette expérimentation à l'autres territoires.

Toutefois, afin d'éviter la tendance naturelle de tout dispositif temporaire de s'installer dans la durée, les rapporteurs spéciaux recommandent que la reconduction de l'expérimentation ne soit décidée que si sa prolongation est justifiée du point de vue de la démarche expérimentale - par exemple si le recueil de données supplémentaires est nécessaire ou si les résultats, au bout de 5 ans, sont peu conclusifs.

En tout état de cause, la prolongation de l'expérimentation ne devrait être retenue que si elle est pertinente, et non pas car elle est expédiente.

Cette reconduction pourra s'accompagner de l'ouverture d'une nouvelle période de candidature pour les départements volontaires remplissant les critères d'éligibilité défini dans le décret du 26 octobre 2022.

2. Une hypothétique généralisation de la recentralisation qui ne pourra s'envisager qu'avec l'accord des départements

Si les résultats de l'expérimentation s'avéraient très positifs, la question d'une recentralisation générale de la compétence de financement du RSA pourrait être légitimement posée. Le directeur général de la cohésion sociale a ainsi indiqué aux rapporteurs spéciaux que « la recentralisation, avec ses objectifs contractualisés autour de l'insertion, préfigure en quelque sorte la réforme [de France Travail], qui va amplifier le mouvement. Il pourrait être justifié de généraliser la recentralisation pour accompagner ce mouvement. »

À la vérité, l'expérimentation de la recentralisation du RSA s'inscrit dans la continuité d'un mouvement d'intervention croissante de l'État dans les politiques sociales départementales, au gré de partenariats donnant lieu à une importante contractualisation, mais dans lesquels d'aucuns ont vu le spectre d'une « recentralisation rampante »92(*).

Ainsi, les départements expérimentateurs comme la DGCS ont souligné, lors de leurs entretiens avec les rapporteurs spéciaux, la continuité qui existait entre l'expérimentation et la mise en oeuvre de la stratégie de lutte contre la pauvreté lancée en 2018 au moyen des convention d'appui à la lutte contre la pauvreté et d'accus à l'emploi (CALPAE), dans des domaines tels que l'accroissement de l'efficacité de l'orientation et de l'accompagnement des bénéficiaires du RSA, ou encore de la lutte contre les non recours93(*). De même, l'unicité des démarches qui sous-tendent la réforme « France Travail » et les engagements pris par les départements expérimentateurs dans le cadre de la recentralisation du RSA n'a pas échappé aux rapporteurs spéciaux94(*).

En tout état de cause, il semble qu'une recentralisation appliquée à tout le territoire ne saurait se passer de l'accord des départements eux-mêmes, qui seront les principaux concernés par cette réforme. À ce stade, l'ADF s'est dite « vigilant[e] à l'égard de toute tentative de recentralisation des politiques de solidarité ». Les rapporteurs spéciaux recommandent donc de ne procéder à la recentralisation générale de la compétence RSA qu'en ayant au préalable obtenu l'accord des départements.

3. Une potentielle « re-décentralisation » qui risque de placer les départements expérimentateurs en difficulté
a) Le risque théorique d'une compensation inférieure à la reprises opérée par l'État au début de l'expérimentation

Dans l'hypothèse d'un abandon de l'expérimentation, soit d'un « retour en arrière », la RSA connaitrait une « re-décentralisation », qui, outre qu'elle serait inédite dans l'histoire de France, pourrait avoir des conséquences néfastes pour les départements expérimentateurs.

En effet, comme la DGCL l'a indiqué aux rapporteurs spéciaux lors de son audition, « l'expérimentation de la recentralisation du RSA constitue une modalité de recentralisation. En conséquence, toute nouvelle décentralisation d'une compétence ayant été recentralisée sera d'abord analysée comme constituant un transfert d'une compétence exercée par l'État à une collectivité territoriale et non à une simple suspension de la compétence qu'il exerçait auparavant. En conséquence, les dispositions énoncées à l'article 72-2 de la Constitution (...) trouveront de nouveau à s'appliquer. »

Ainsi, il reviendra au législateur de procéder à nouveau au calcul du droit à compensation (DAC) des départements expérimentateurs sur la base des dépenses exposées par l'État en 2026 (en général, à partir de la moyenne des dépenses exposées dans les trois années précédant le transfert). Ainsi, il existe deux risques pour les départements expérimentateurs :

- qu'une diminution des dépenses de RSA exposées par l'État au titre de la recentralisation conduise à définir un droit à compensation inférieur au DAC défini en 2022 ;

- que l'augmentation rapide des dépenses de RSA exposées par l'État au titre de la recentralisation conduise à la définition d'un droit à compensation, calculé sur la moyenne de trois dernières années, sensiblement inférieur au niveau des dépenses constatées en 2026.

En l'état, selon la DGCL, « il n'est pas identifié de difficultés a priori », et il devrait être « possible, au moins à moyen terme, de déterminer les marges de manoeuvre financières à la disposition des départements. » En effet, les prévisions d'évolution des dépenses de la CNAF indiquent que les dépenses de RSA, qui étaient de 729,8 millions d'euros en 2022 dans les trois départements expérimentateurs, devrait s'établir autour de 738,5 millions d'euros en 2026. Cette projection constitue un niveau et une dynamique de dépenses qui permettraient d'éviter les deux écueils exposés ci-dessus.

Les rapporteurs spéciaux recommandent toutefois, si le cas devait toutefois échoir, d'assurer que les départements expérimentateurs ne se voient pas restituer des ressources dont le niveau serait inférieur au niveau des ressources reprises par l'État en 2022.

Recommandation n° 4 : Quelle que soit l'issue de l'expérimentation, respecter quelques principes cardinaux :

ne prolonger l'expérimentation que si cette prolongation est justifiée du point de vue de la démarche expérimentale, en permettant le cas échéant la participation de nouveaux départements selon les critères d'éligibilités actuels ;

- obtenir l'accord de l'assemblée générale des départements de France préalablement à tout projet de recentralisation du RSA sur tout le territoire ;

- en cas de « re-décentralisation », assurer aux départements expérimentateurs un niveau de ressources compensatrice au moins égal au niveau des ressources reprises par l'État au début de l'expérimentation.

b) Le risque de ressources insuffisantes pour permettre la pérennité des politiques d'insertion rendues possibles par la recentralisation

Toutefois, même dans un scénario relativement positif tel que prévu par la CNAF, la pérennité des politiques d'insertion menées par les départements expérimentateurs serait menacée. En effet, ces politiques ont été rendues possible par la recentralisation, et plus particulièrement par la définition d'un droit à compensation favorable aux départements du fait de la conjoncture économique.

À l'entrée dans l'expérimentation, le gain théorique pour les départements résultant du hiatus entre le montant du droit à compensation versé à l'État et les dépenses de RSA constatées était de 37,8 millions d'euros pour les trois départements. En se fondant sur les prévisions de la CNAF et en s'en tenant au scénario - passablement optimiste - dans lequel le droit à compensation est défini à partir de la moyenne des dépenses constatées sur la période courant de 2023 à 202595(*), on obtient un gain théorique qui ne serait plus que de 7,5 millions d'euros pour les trois départements expérimentateurs.

On peut donc s'attendre, avec les précautions d'usage, à ce qu'ils doivent poursuivre leurs effets en faveur de l'insertion des bénéficiaires du RSA avec une marge de manoeuvre réduite d'environ 30 millions d'euros par rapport à la période d'expérimentation. Un tel scénario donne corps aux craintes exprimées par les départements expérimentateurs, qui voient dans l'abandon de la recentralisation un véritable « retour en arrière ».

Gain financier théorique des départements expérimentateur à l'entrée dans l'expérimentation et à la fin de l'expérimentation

(en millions d'euros)

 

Entrée dans l'expérimentation

Fin de l'expérimentation

Droit à compensation

693,3

746,0

Dépenses de RSA constatées l'année du transfert

731,1

738,5

Gain théorique pour les départements

37,8

7,5

Note : les données pour l'entrée dans l'expérimentation concernent l'année 2022 pour la Seine-Saint-Denis et les Pyrénées-Orientales, et l'année 2023 pour l'Ariège ; les données pour la fin de l'expérimentation sont fondées sur la projection de la CNAF.

Source : commission des finances du Sénat, d'après les données fournies par la DGCL, la DGCS et la CNAF

En cas de « re-décentralisation «, il conviendra donc de trouver la voie d'un soutien renforcé aux départements en difficultés, et singulièrement aux départements expérimentateurs. Ce soutien pourrait venir directement de l'État, par exemple dans le cadre du Pacte des solidarités.

Toutefois, au vu de la situation très dégradée des finances publiques, il pourrait également être pertinent de mobiliser d'autres outils, par exemple en renforçant la péréquation, horizontale et verticale, entre départements.

Le rapport d'évaluation de l'expérimentation prévu par l'article 312 de la loi « 3DS », qui devra porter sur les effets de l'expérimentation sur le fonds national de péréquation des DMTO, pourrait par exemple être le véhicule d'une réflexion sur l'adaptation du FNP-DMTO en vue d'en renforcer l'action péréquatrice en cas de « re-décentralisation ».

De même, une réflexion pourrait être menée sur les effets péréquateurs du fonds de mobilisation départementale pour l'insertion (FMDI). Dans un rapport désormais ancien consacré à « la difficile organisation de l'insertion » dans le cadre du RMI puis du RSA, la Cour des comptes constatait en effet que le FMDI constituait « un instrument financier à réformer ».

Les recommandations de la Cour des comptes sur le FMDI (2011)

[Le FMDI] a (...) été divisé en trois parts :

- la première, à concurrence de 40 %, a pour seul objet la compensation de l'écart entre les dépenses d'allocation d'une part et les recettes de TIPP d'autre part ;

- la deuxième, à hauteur de 30 %, a le double objet de contribuer à cette compensation tout en tenant compte des différences de ressources et de charges liées au RMI selon les départements ;

- la troisième part, pour les 30 % restant, conserve l'esprit qui a présidé à la création du Fonds, puisque proportionnelle au nombre de contrats d'insertion signés, elle répond à une logique incitative. (...)

Le dispositif du FMDI reste perfectible.

Les critères de répartition du FMDI font une place trop modeste à la péréquation, qui permettrait pourtant de mieux tenir compte du poids relatif des charges liées à l'insertion et aux dépenses sociales selon les départements. La troisième part du fonds, censée soutenir l'innovation en matière d'insertion, repose sur un indicateur de moyens qui ne mesure pas la réalité de l'insertion des allocataires.

En outre, le FMDI a renforcé les cas de « surcompensation », certains départements recevant, certaines années, plus qu'ils n'avaient dépensé au titre des allocations versées aux opérateurs. Les mesures prises à compter de 2010 corrigent certains de ces défauts. Le mécanisme d'écrêtement de l'assiette des dépenses, s'il ne supprime pas tous les cas de surcompensation, les limite fortement.

En revanche, les critères de répartition des différentes parts mériteraient d'être revus, dans l'objectif d'accorder une place plus importante à la péréquation.

Recommandation n° 9 : établir un indicateur de résultat pour l'attribution de la troisième part du fonds départemental de mobilisation pour l'insertion, de façon à conditionner les dotations du FMDI à ce titre à l'insertion effective des bénéficiaires.

Recommandation n° 10 : fusionner les deux premières parts du FMDI pour en faire un instrument essentiellement de péréquation.

Source : Cour des comptes, « Du RMI au RSA, la difficile organisation de l'insertion. Constats et bonnes pratiques «, juillet 2011

Si les constats de la Cour ne sont plus nécessairement d'actualité - les cas de « surcompensation », fréquents en 2011, sont quasiment inexistants aujourd'hui -, ses recommandations sur les trois parts n'ont jusqu'ici pas été suivies, la structure du FMDI étant restée inchangée depuis.

Or, pour la Cour des comptes, « si cette deuxième part du FMDI [la part « péréquation »] répond parfaitement bien à son objectif de péréquation, elle fait intervenir des montants insuffisants pour corriger des inégalités qui ne cessent de croître entre les départements. » En effet, alors que le montant total du FMDI était de 431,7 millions d'euros en 2023, la part « péréquation » du fonds ne représentait que 129,5 millions d'euros, soit à peine un tiers (30 %) des montants répartis.

Il en résulte une efficacité péréquatrice sous-optimale du FMDI, alors même qu'aux dires de la Cour, les autres fractions du fonds n'ont que modérément fait la preuve de leur efficacité. Ainsi, une réflexion visant à réformer le FMDI afin d'en améliorer la capacité péréquatrice pourrait permettre, dans le cas d'une « re-décentralisation » d'allouer plus de moyens aux départements en difficulté, et en premier lieu les départements expérimentateurs, afin de rendre possible la pérennisation des politiques d'insertion mises en place pendant la période de recentralisation - du moins celles de ces politiques qui aurait fait la preuve de leur efficacité.

Recommandation n° 5 : Pour prévenir les effets d'une « re-décentralisation » inédite, engager dès à présent une réflexion sur les moyens d'atténuer au mieux les difficultés des départements les plus fragiles, par exemple en réformant des dispositifs de péréquation tels que le FMDI.


* 92 Réponse de l'ADF au questionnaire des rapporteurs spéciaux.

* 93 Voir à ce sujet les développements consacrés à ces thématiques à la fin de la deuxième partie du présent rapport.

* 94 Voir à ce sujet les développements consacrés à l'impact de la réforme de France Travail sur l'expérimentation, au début de la troisième partie du présent rapport.

* 95 Par symétrie avec l'entrée dans l'expérimentation, où le droit à compensation avait été calculé en omettant l'année 2021.

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