II. PASSÉ L'HORIZON DE 2026, QUELLE ISSUE POUR L'EXPÉRIMENTATION ?

Comme le prévoit l'article 132 de la loi « 3DS «, les deux phases d'expérimentation de la recentralisation du RSA menées à compter de 2022 dans les départements des Pyrénées-Orientales et de la Seine-Saint-Denis et à compter de 2023 pour l'Ariège arriveront toutes deux à terme au 31 décembre 2026.

A. ABANDON IMPROBABLE, PÉRENNISATION IMPOSSIBLE

1. Une « renationalisation » indispensable selon les départements expérimentateurs

Aux dires unanimes des départements expérimentateurs, la recentralisation a produit des effets positifs : la situation du département de Seine-Saint-Denis s'est ainsi améliorée « tant sur le plan budgétaire que sur le plan du renouveau des politiques d'insertion » ; il en va de même dans les Pyrénées-Orientales, où la recentralisation a « incontestablement (...) des effets significatifs sur la redynamisation de notre politique d'insertion. » La réponse est également positive, bien qu'avec plus de nuances, pour le département de l'Ariège.

Ainsi, lorsqu'était évoqué le terme de l'expérimentation, ces trois départements ont clairement signifié leur volonté de voir ce dispositif être pérennisé. Pour le président du conseil départemental de Seine-Saint-Denis, « il serait concrètement impossible de revenir sur cet accord et de diviser par deux les moyens des politiques d'insertion » ; la présidente du conseil départemental des Pyrénées-Orientales a quant à elle souligné que son département « supporterait très difficilement un retour à la situation ante 2022 » et qu'un tel retour en arrière aurait pour conséquence « un déséquilibre budgétaire remettant en cause le financement et la pérennité des actions d'insertion. »

Les présidentes des deux conseils départementaux pyrénéens ont même indiqué qu'à leurs yeux, la recentralisation devrait être généralisée.

2. Juridiquement, une pérennisation impossible sans extension au reste du territoire

Afin de respecter le principe d'égalité auquel il est dérogé pour conduire une expérimentation, les deux issues classiques d'une expérimentation sont d'une part l'abandon de la mesure, et d'autre part sa généralisation. Si les départements expérimentateurs souhaitent conserver les bénéfices de la recentralisation du RSA au-delà de 2026, il est probable qu'une pérennisation limitée à ces départements soit impossible.

L'adoption en 2021 d'une loi organique visant à simplifier le recours aux expérimentation90(*) n'a pas profondément changé l'état du droit en la matière. D'une part car cette loi organique concerne les expérimentations conduites sur le fondement de l'article 72 de la Constitution - et non son article 37-1. Ensuite car son article 6, qui avait pour vocation d'ajouter deux potentielles issues à une expérimentation, ne fait, pour citer la commission des lois du Sénat, « qu'apporter une clarification utile (...) qui n'a que peu de portée en droit ». Elle se borde en effet à rappeler l'état de la jurisprudence constitutionnelle régulièrement rappelée par le Conseil d'État dans ses formations consultatives : une telle différenciation est possible, mais très encadrée.

L'avis du Conseil d'État rendu en 2017 sur la différenciation des compétences des collectivités territoriales relevant d'une même catégorie et des règles relatives à l'exercice de ces compétences91(*) constitue à ce sujet un éclairant rappel du droit.

La distinction entre les collectivités territoriales de l'article 72 de la Constitution (communes, départements, régions) d'une part, et les collectivités à statut particulier (Corse, Collectivité européenne d'Alsace) ainsi que les collectivités de l'article 73 (collectivités d'Outre-mer soumises au principe d'identité législative) d'autre part, tient une place centrale dans cet avis.

Alors que la loi peut, dans les secondes, faire l'objet d'adaptations, l'article 72 implique, pour les premières, un même statut et par conséquent l'attributions des mêmes compétences - le principe d'égalité ne permettant la différenciation de ces compétences que dans des conditions très strictes.

Enfin, cette distinction impose qu'une éventuelle différenciation des compétences des collectivités territoriale d'une même catégorie n'altèrent pas la distinction entre chaque catégorie et « ne remettent pas en cause la règle selon laquelle les possibilités de différenciation sont plus importantes pour les collectivités territoriales à statut particulier et les collectivités de l'article 73, que pour les collectivités territoriales de droit commun. » Or il est probable que la pérennisation de la recentralisation du RSA dans les seuls départements expérimentateurs, où dans quelques autres départements partageant les mêmes caractéristiques, serait impossible alors que cette prestation resterait décentralisée dans le reste des départements.

L'avis du Conseil d'État sur le projet de loi relatif à la différenciation

Rappel de la possibilité de différenciation entre collectivités de l'article 72 de la Constitution :

À l'inverse des collectivités territoriales à statut particulier et des collectivités de l'article 73, la Constitution ne prévoit pas l'adaptation des lois et règlements pour prendre en compte des « caractéristiques » ou des « contraintes particulières » qui seraient propres à l'une ou à plusieurs collectivités relevant d'une des catégories de droit commun de l'article 72.

Il n'en résulte pas pour autant que les règles applicables aux compétences des collectivités territoriales doivent être identiques pour toutes les collectivités relevant de la même catégorie.

Le principe constitutionnel d'égalité, applicable aux collectivités territoriales « ... ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport avec l'objet de la loi qui l'établit... » (Conseil constitutionnel, décision n° 91-291 DC du 6 mai 1991 sur la loi instituant une dotation de solidarité urbaine et un fonds de solidarité des communes de la région d'Île-de-France).

Exposition des contraintes s'appliquant au législateur à cadre constitutionnel constant :

Dans le cadre constitutionnel en vigueur le législateur dispose de marges de manoeuvre réelles, mais contraintes :

- par l'article 72 de la Constitution qui implique que les collectivités territoriales de droit commun - communes, départements, régions - aient un même statut et, par suite, disposent des mêmes compétences ;

- et par le principe d'égalité, qui n'autorise la différenciation des compétences ou de leur exercice que pour des raisons d'intérêt général ou du fait de différences de situations.

Conséquences de la distinction entre les collectivités de l'article 72 et les collectivités de l'article 73 de la Constitution :

Cette distinction permet, par des règles claires, la nécessaire prise en compte des caractéristiques et des contraintes particulières à certains territoires, dans le respect du principe d'égalité, de l'indivisibilité de la République et de la souveraineté nationale.

Elle implique :

- que les différenciations des règles de compétences et de leur exercice au sein d'une même catégorie de collectivités territoriales - communes, départements et régions - n'altèrent pas la pertinence de trois catégories de collectivités territoriales disposant chacune d'un même statut et la pertinence de la distinction entre ces trois catégories de collectivités territoriales de droit commun ;

- que ces mêmes différenciations, par leur ampleur, ne remettent pas en cause la règle selon laquelle les possibilités de différenciation sont plus importantes pour les collectivités territoriales à statut particulier et les collectivités de l'article 73, que pour les collectivités territoriales de droit commun.

Source : Conseil d'État, avis AG, 7 décembre 2017, n° 393651

Supposons en effet que la recentralisation soit généralisée aux onze départements qui remplissaient les critères pour participer à l'expérimentation (cf. supra). Une telle mesure créerait une très profonde différence de situation entre départements dont les situations sont relativement similaires, tout en appliquant la même règle à des départements dont les situations sont objectivement très différentes.

Ainsi, le département de la Somme par exemple, qui connait des difficultés liées au RSA, était-il proche de l'éligibilité à l'expérimentation : seule la proportion de bénéficiaires du RSA dans sa population (3,39 %), légèrement inférieure au niveau requis, le rendit inéligible. Sa situation est donc proche d'un département comme l'Aisne, qui était éligible avec 3,57 % des bénéficiaires du RSA dans sa population. Pourtant, une recentralisation reposant sur les mêmes critères que l'expérimentation actuellement en cours aurait pour conséquence d'appliquer des règles profondément différentes (l'attribution ou non de l'une des compétences majeures des départements) à deux départements aux situation similaires.

Dans le même temps, la Somme se verrait appliquer les mêmes règles que des départements tels que l'Isère, les Hauts-de-Seine ou les Alpes-Maritimes, qui se trouvent dans des situations bien plus favorables au regard du RSA. Symétriquement, l'Aisne se verrait appliquer des règles identiques à celles ayant cours dans les départements de Guadeloupe ou de Martinique, qui connaissent des difficultés bien plus importantes : la proportion de bénéficiaires du RSA dans ces départements est bien supérieure (11,32 % en Guadeloupe contre seulement 3,57 % dans l'Aisne).

Comparaison des situations d'un échantillon de départements au regard des critères d'éligibilité à l'expérimentation

(en euros et en pourcentage)

 

Critères n° 1

RAC RSA

Critères n° 2

Bénéficiaires RSA

Critères n° 3

Revenu par habitant

Nom département

RAC/habitant 2020

Rang

BRSA/pop INSEE 2020

Rang

Revenu par habitant 2020

Rang

HAUTS-DE-SEINE

45,66 €

70

2,16 %

73

23 968 €

97

ALPES-MARITIMES

42,30 €

77

2,57 %

52

18 085 €

94

ISERE

45,58 €

71

1,96 %

82

15 315 €

79

SOMME

82,17 €

15

3,39 %

17

13 066 €

15

AISNE

102,07 €

5

3,57 %

13

12 454 €

5

SEINE-ST-DENIS

153,41 €

2

5,62 %

3

11 616 €

2

GUADELOUPE

157,19 €

1

11,32 %

1

11 007 €

1

MARTINIQUE

146,75 €

3

10,02 %

2

12 235 €

4

Source : commission des finances du Sénat, d'après les données transmises par la DGCL

On constatera au passage que cela reviendrait à atténuer considérablement la distinction entre des collectivités de l'article 73 (notamment la Guadeloupe et la Martinique) et des collectivités territoriales de droit commun, puisqu'une partie des secondes se verrait appliquer les mêmes règles que les premières, sans pour autant se trouver dans une situation comparable faute de se situer Outre-mer et de connaître des difficultés de même ampleur. Or, on l'a vu, toute différenciation qui aboutirait à remettre en cause cette distinction serait probablement contraire à la Constitution.

En bref, il apparaît impossible de procéder à la pérennisation de l'expérimentation sans la généraliser à l'ensemble du territoire. Or une telle recentralisation générale de la compétence RSA pose également de sérieuses difficultés compte-tenu du coût important qu'elle aurait pour l'État, de sa pertinence variable selon les situations départementales et de l'opposition politique ferme des départements lors de la dernière tentative de recentralisation en 2016.


* 90 Loi organique n° 2021-467 du 19 avril 2021 relative à la simplification des expérimentations mises en oeuvre sur le fondement du quatrième alinéa de l'article 72 de la Constitution

* 91 Conseil d'État, avis AG, 7 décembre 2017, n° 393651.

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