B. L'ÉVALUATION DES EFFETS DE L'EXPÉRIMENTATION SUR LE RETOUR À L'EMPLOI DES BÉNÉFICIAIRES DU RSA EST INDISPENSABLE

1. La recentralisation du RSA : une « fausse expérimentation » ?

La recentralisation du RSA dans plusieurs départements métropolitains a été réalisé sous forme d'expérimentation, c'est-à-dire qu'elle ne s'est appliquée que dans certains d'entre eux, dans le but de déterminer, par l'emploi de la méthode expérimentale, si son impact positif sur les politiques départementales justifiait sa généralisation à l'ensemble du territoire.

Ainsi, pour citer l'exposé des motifs de la loi « 3DS », l'expérimentation a pour objectif de « mettre un terme aux difficultés chroniques de certains départements à assumer cette charge [le financement du RSA] afin qu'ils puissent développer des politiques d'insertion adaptées et ambitieuses ». En d'autres termes, l'expérimentation doit permettre de déterminer si, sans supporter la gestion et le financement du RSA, les départements pourront accroître l'efficacité de l'insertion des bénéficiaires du RSA dans l'emploi. Toutefois, un certain nombre d'éléments ont alerté les rapporteurs spéciaux quant à la potentielle insuffisance de la méthodologie de l'expérimentation.

En effet, dans son étude « Les expérimentations : comment innover dans la conduite des politiques publiques ?82(*) », le Conseil d'État relevait que « le recours à l'expérimentation est parfois utilisé pour des raisons où ce qui la justifie d'un point de vue théorique se mêle à d'autres considérations. Elle apparaît ainsi comme une motion de compromis entre l'inaction et l'adoption définitive d'une mesure. (...) Mais derrière les mots expérience, expérimentation, à titre expérimental, il existe aussi de fausses expérimentations. Elles consistent à édicter un dispositif temporaire, facialement présenté comme une expérimentation, mais qui n'est pas accompagné d'un minimum de méthode, d'un protocole expérimental qui permette de recueillir les éléments qui doivent aider à la prise de décision finale. »

Ainsi, dans ses formations consultatives, le Conseil d'État a écarté des dispositions d'un projet de loi qui fixaient à l'avance le dispositif qui serait retenu à l'issue d'une expérimentation, dans la mesure où ces dispositions dénaturaient « le principe même de l'expérimentation qui doit être réversible et reposer sur une évaluation et un choix ne pouvant intervenir qu'à son issue. »83(*) Ainsi, « l'évaluation est consubstantielle à l'expérimentation. (...) Qu'elle soit menée à l'échelle locale ou nationale, quelle que soit son envergure, l'expérimentation doit impérativement donner lieu à une évaluation de ses résultats et des conditions de sa mise en oeuvre. »84(*)

Or, sans aller jusqu'à qualifier la recentralisation du RSA de « fausse expérimentation », les rapporteurs spéciaux relèvent que l'évaluation risque de souffrir de certaines limites.

D'abord, le souci d'évaluation ne semble venir que tardivement à l'esprit de ses artisans. L'intérêt premier de la recentralisation était de soulager les départements les plus en difficultés, et singulièrement celui de Seine-Saint-Denis à l'initiative de ce dispositif, face à la hausse de coût du financement du RSA. Le président du département francilien a ainsi indiqué que « le département ne s'est pas exactement porté candidat à l'expérimentation ; il en a proposé le principe au gouvernement, le dispositif expérimental reposant sur le fait que l'État reprendrait non pas seulement les ressources de compensation mais également celles que le département consacrait au paiement de son reste à charge. »

Dans ce cadre, l'expérimentation semble avoir été plutôt une solution juridique permettant de réaliser une recentralisation « à la carte », plutôt qu'une démarche « scientifique » visant à évaluer une politique publique et à généraliser un nouveau dispositif au regard de ses résultats. Le résultat de la recentralisation, une fois connus les paramètres de calcul du droit à compensation, étaient prévisibles sans expérimentation.

Ce n'est qu'a posteriori que le Gouvernement a souhaité que l'expérimentation soit également l'occasion d'accroître l'efficacité des politiques d'insertion des départements. Toujours selon le président du département de Seine-Saint-Denis, « Par la suite le Gouvernement a souhaité que la recentralisation du financement du RSA porte en elle-même des objectifs non seulement financiers mais également de politique publique. Dans ce cadre le département a proposé de consacrer une partie des marges qu'il tirerait de cette recentralisation pour doubler les crédits de sa politique d'insertion. »

À ce stade le principe d'une évaluation de ces politiques d'insertion ne figurait toujours pas dans l'avant-projet de loi qui a été soumis au Conseil d'État : c'est ce dernier qui a insisté pour qu'une évaluation soit expressément prévue85(*).

Ensuite, le protocole expérimental et les modalités d'évaluation apparaissent insuffisamment substantiels. En effet, si l'objectif de la recentralisation a été brièvement défini dans l'exposé des motifs de l'article 35 du projet de loi « 3DS »86(*), aucun critère de réussite de l'expérimentation n'a été déterminé, contrairement aux recommandations du Conseil d'État, « avec le risque qu'ils le soient alors au regard des résultats obtenus, au détriment de l'objectivité de l'évaluation »87(*).

En outre, les modalités d'évaluation laissent à désirer. L'article 132 de la loi « 3DS » prévoit en effet que l'expérimentation soit « évaluée » de deux manières, mais aucune ne présente de garantie méthodologique suffisante :

- une évaluation « continue » : le président du conseil départemental remet chaque année au représentant de l'État dans le département un rapport de suivi de la mise en oeuvre de la convention signée entre le département et l'État dans le cadre de l'expérimentation, s'agissant notamment des résultats obtenus en matière d'insertion et d'accès à l'emploi et à la formation ;

- une évaluation « à terme » : engagée conjointement par l'État et chacun des départements, six mois avant l'échéance, portant notamment sur les conséquences financières de l'expérimentation, pour l'ensemble des départements, sur le fonds national de péréquation des DMTO.

S'agissant de l'évaluation continue, il s'agit davantage d'un « suivi », comme le suggèrent les termes de la loi, que d'une évaluation.

Quant à l'évaluation qui doit avoir lieu au terme de l'expérimentation, les rapporteurs spéciaux notent qu'à leur connaissance, aucun évaluateur indépendant n'a été désigné, contrairement aux recommandations du Conseil d'État. Il est donc fort probable que l'évaluation « finale » de l'expérimentation échoie aux administrations l'ayant menée88(*), sur la base des rapports de suivi fournies par les départements dans le cadre de l'évaluation « continue «, ce qui n'apparaît pas idéal.

Il conviendrait ainsi qu'un critère de réussite de l'expérimentation soit clairement défini - le plus tôt possible, et en tout état de cause avant son terme - et qu'un évaluateur indépendant - par exemple l'inspection générale des affaires sociales (Igas) - soit désigné.

2. Au-delà du suivi des engagements des départements, il est nécessaire que leur action soit rigoureusement évaluée
a) La majorité des indicateurs inscrits dans les conventions de recentralisation permettent simplement le suivi des engagements du département

Les conventions d'insertion signées entre l'État et les trois départements expérimentateurs comportent toutes une section consacrée au suivi des engagements pris par les départements dans le cadre de l'expérimentation. De même, ces trois conventions comportent des stipulations concernant les pénalités qui peuvent être imposée au département par l'État en cas de manquement à ses engagements.

Ces pénalités consistent, aux termes identiques dans toutes les conventions, en « une réfaction à due concurrence des crédits attribués au département pour la mise en oeuvre des actions au titre de la stratégie régionale de prévention et d'action contre la pauvreté dans le département inscrit au programme 304 « Inclusion sociale et protection des personnes » [de la mission « Solidarité, insertion et égalité des chances «]. »

C'est donc tout naturellement qu'une part importante des indicateurs déterminés en annexes des conventions sont des indicateurs de suivi plus que d'évaluation. Certains sont en effet clairement identifiés comme des « indicateurs de moyens », idéaux pour suivre la mise en oeuvre des engagements des départements.

Ainsi, les indicateurs définis dans les annexes aux conventions des départements expérimentateurs comprennent-ils le nombre de places ouvertes par ce département dans divers dispositifs d'insertion, tels que :

- des dispositifs d'accompagnement pour lever les freins d'accès à l'emploi liés à la mobilité ou à la santé ;

- des dispositifs d'accompagnement dans l'emploi tels que l'insertion par l'activité économique (IAE) ou les contrats aidés ;

- des dispositifs de formation dits « d'accroissement des compétences » ;

- des dispositifs spécifiquement conçus pour l'accompagnement des jeunes ;

- ou le dispositif d'accompagnement « global » mis en place par ce département.

De même, les départements de l'Ariège et de la Seine-Saint-Denis, qui ont chacun pris l'engagement d'accroitre les moyens de leurs politiques d'insertion, voient figurer dans leurs conventions des indicateurs de suivi des crédits consacrés aux dépenses d'insertion.

Ce dernier type d'indicateur est symptomatique de la prévalence des indicateurs de suivi dans les conventions : s'il permet en effet de vérifier que le département respecte bien l'engagement qu'il a pris d'augmenter les moyens qu'il consacre à l'insertion des bénéficiaires du RSA, il va de soi qu'un tel indicateur ne peut permettre d'évaluer l'efficacité de ces politiques.

b) Certains indicateurs semblent plus à même de rendre compte des résultats de l'action des départements en faveur de l'insertion des bénéficiaires du RSA

Mais les conventions comportent également, parfois sous l'appellation quelque peu trompeuse d'« indicateurs de résultats », des indicateurs qui ne permettent pourtant pas mieux d'évaluer l'efficacité des politiques d'insertion menées dans le cadre de la recentralisation. C'est par exemple le cas, courant dans les trois conventions transmises aux rapporteurs spéciaux, des indicateurs mesurant la proportion des allocataires du RSA parmi les personnes bénéficiant d'un certain dispositif d'insertion.

D'un côté, il est vrai que ces indicateurs permettent de s'assurer que l'augmentation des crédits des politiques d'insertion bénéficie bien au public visé et qu'il ne manque pas sa cible - ce qui est indéniablement une dimension de l'efficacité. Cela ne saurait toutefois rendre pleinement compte de l'efficacité d'un dispositif : en particulier, cela ne permet pas d'appréhender la capacité des politiques d'insertion à permettre le retour à l'emploi des bénéficiaires du RSA.

Plus intéressants à cet égard sont les indicateurs, présents dans les conventions des départements des Pyrénées-Orientales et de Seine-Saint-Denis, concernant les « sorties positives » des dispositifs mis en place par les départements.

Les « sorties positives » des dispositifs d'insertion

Une sortie positive désigne le parcours d'une personne bénéficiant d'un dispositif d'accompagnement qui quitte ce dispositif et reprend une activité, conçue au sens large. Ces sorties positives recouvrent notamment :

- le recrutement en contrat à durée indéterminée, en contrat à durée déterminé, en intérim de plus de six mois, en alternance ou en apprentissage ;

- l'entrée en formation ;

- la création d'une entreprise, etc.

Dans les autres cas (recherche d'emploi, cessation d'activité, poursuite de l'accompagnement, etc.), la sortie n'est pas dite positive.

Source : commission des finances du Sénat

Ainsi, ces deux départements mesurent-ils peu ou prou, dans le cadre de l'expérimentation, la part des allocataires du RSA bénéficiant d'un accompagnement et retrouvant un emploi, qui constitue selon les rapporteurs spéciaux l'objectif ultime de l'accompagnement attaché au RSA. Si les premières données qui leur ont été communiquées sur ce point par le département de Seine-Saint-Denis sont encore quelque peu lacunaires du fait de la récente mise en oeuvre de l'expérimentation, les rapporteurs spéciaux se félicitent de l'existence de cet indicateur et préconisent qu'il soit inclus dans l'ensemble des trois conventions.

Il pourrait ainsi permettre une évaluation, au plus près du terrain, de l'efficacité des politiques d'insertion menées par les départements expérimentateurs sur le retour à l'emploi des bénéficiaires du RSA. L'évaluation continue de l'expérimentation pourrait ainsi être conduite par les administrations compétentes de l'État et du département sur la base de cet indicateur, parmi les autres indicateurs définis dans les conventions.

c) Une rigoureuse évaluation de l'efficacité des politiques permises par la recentralisation est indispensable

Afin de conduire au mieux l'évaluation finale de l'expérimentation ainsi que le recommande le Conseil d'État, il conviendrait encore qu'un évaluateur puisse réaliser des comparaisons. En effet, un potentiel retour accru à l'emploi des bénéficiaires du RSA dans l'un des départements expérimentateurs, pour satisfaisant qu'il puisse être, pourrait être dû à des facteurs exogènes à l'expérimentation.

Ainsi, il pourrait être intéressant de comparer la trajectoire des bénéficiaires du RSA dans les départements expérimentateurs avec celle des bénéficiaires du RSA dans le reste de la France, où le financement de cette prestation n'a pas été recentralisé. Dans cette approche d'ensemble, complémentaire de l'évaluation « sur le terrain » précédemment évoqué, il pourrait être possible d'utiliser pour référence certains indicateurs de performance du programme 304 de la mission « Solidarité, insertion et égalité des chances ».

En effet, les quatre indicateurs numérotés « 1.1 » mesurent, sous plusieurs angles différents, le taux d'accès à la prime d'activité - donc à l'emploi89(*) - des bénéficiaires du RSA. Les données permettant le calcul de ces indicateurs existent donc déjà ; il serait donc possible d'isoler les données pour les départements expérimentateurs et de les comparer aux données valables pour le reste de la France.

Résultats des indicateurs n° 1-1 du programme 304 de la mission
« Solidarité, insertion et égalité des chances » entre 2018 et 2023

(en pourcentage)

Source : commission des finances du Sénat, d'après les données fournies par la DGCS et la CNAF

Depuis 2021, ces indicateurs dépeignent, au niveau national, un contexte où les bénéficiaires du RSA parviennent mieux à retrouver une activité et à accéder à la prime d'activité (+ 4,3 %), mais où cet accès à l'emploi demeure précaire - on constate en effet une baisse de 1,2 % des bénéficiaires de la prime d'activité qui se maintiennent dans l'emploi.

Si ces indicateurs relevés au niveau des départements expérimentateurs devaient dépasser leur valeur au niveau national, voilà qui constituerait sans nul doute un signe de succès de l'expérimentation.

Recommandation n° 3 : Mener une évaluation rigoureuse de l'expérimentation, en conjuguant notamment deux approches :

- une première approche au niveau « micro », menée en continu par les administrations compétentes de l'État et des départements et fondée sur les données relatives aux « sorties positives » des dispositifs d'insertion départementaux ;

- une seconde approche au niveau « macro », menée au terme de l'expérimentation par un évaluateur indépendant et fondée sur la comparaison de données départementales avec des données nationales sur le retour à l'emploi des bénéficiaires du RSA.


* 82 Conseil d'État, « Les expérimentations : comment innover dans la conduite des politiques publiques ? », octobre 2019.

* 83 Conseil d'État, avis AG, 3 avril 2014, n° 388486.

* 84 Conseil d'État, étude précitée.

* 85 Conseil d'État, avis AG, 6 mai 2021, n° 402412.

* 86 La rubrique « objectifs poursuivis » est sobrement remplie des quelques lignes suivantes : « La mesure proposée permettra aux départements volontaires de ne plus avoir la charge de l'instruction, de l'attribution et du financement du RSA. En contrepartie, ces derniers pourraient mobiliser les moyens ainsi dégagés sur l'orientation et l'accompagnement des bénéficiaires dans le cadre de leur compétence en matière d'insertion. »

* 87 Conseil d'État, étude précitée.

* 88 C'est en tout cas ce qu'a indiqué la direction générale des collectivités territoriales, lors de son audition par les rapporteurs spéciaux.

* 89 Aux termes de l'article L. 842-1 du code de l'action sociale et des familles, « Toute personne résidant en France de manière stable et effective qui perçoit des revenus tirés d'une activité professionnelle a droit à une prime d'activité (...). »

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