TROISIÈME PARTIE
QUELLE ISSUE POUR LA RECENTRALISATION EXPÉRIMENTALE DU RSA ?

I. FACE AUX INCERTITUDES LIÉES AUX RÉFORMES DU RSA, IL EST D'AUTANT PLUS NÉCESSAIRE D'ÉVALUER LES EFFETS DE SA RECENTRALISATION EXPÉRIMENTALE

A. L'EXPÉRIMENTATION SE POURSUIT DANS UN CONTEXTE MARQUÉ PAR L'INCERTITUDE QUANT AUX RÉFORMES CONCERNANT LE RSA

1. L'impact de la réforme « France Travail » est difficile à appréhender pour les départements

La réforme opérée par la loi pour le plein emploi de 202371(*) constitue une première source d'incertitude pour les départements dans l'exercice de leur compétence du RSA, et une inconnue supplémentaire pour la conduite de l'expérimentation qui ne se tiendra pas « toutes choses égales par ailleurs ». Cette loi a notamment profondément réorganisé le service public de l'emploi (SPE) autour de « France Travail », rénové le régime des sanctions en matière de « droits et devoirs » et introduit une obligation pour les bénéficiaires du RSA de travailler 15 heures par semaine sous peine de sanction.

a) Un doublement de l'accompagnement avec France Travail à éviter

Le projet de loi pour le plein emploi a prétendu placer l'opérateur France Travail au centre du dispositif d'accompagnement des demandeurs d'emploi, y compris les bénéficiaires du RSA.

Ainsi, la loi confirme l'inscription automatique des bénéficiaires du RSA comme auprès de France Travail demandeurs d'emploi. Le Sénat avait toutefois pris soin de sauvegarder les prérogatives du président du conseil départemental : c'est toujours lui qui procède à l'orientation du bénéficiaire (ce n'est que par dérogation que l'opérateur France Travail est chargé de cette mission, soit parce que le président du conseil départemental lui a délégué cette compétence par convention, soit parce que la décision d'orientation n'est pas intervenue dans un certain délai). La loi prévoit également la nomination, pour chaque bénéficiaire du RSA, d'un référent unique dont la charge sera en premier lieu d'établir un diagnostic global de sa situation.

Ces dispositions ont pu susciter une certaine circonspection de la part des départements expérimentateurs, par exemple de la présidente du conseil départemental de l'Ariège, qui a indiqué qu'au vu de la démographie des bénéficiaires du RSA dans ce département, majoritairement âgée et bénéficiaire du RSA depuis plus de 5 ans, « la pertinence d'une obligation d'inscription à France Travail (...) nous parait contestable ».

De même, si le président du conseil départemental de la Seine-Saint-Denis a souligné que la loi pour le plein emploi « correspond bien à la dynamique partenariale impulsée par le département depuis la recentralisation du RSA », il s'est également inquiété d'un « doublonnement » de l'accompagnement entre le département et France Travail. De concert avec lui, les rapporteurs spéciaux espèrent que cette inscription obligatoire pourra plutôt ouvrir de nouvelles perspectives aux demandeurs d'emploi au RSA et renforcer le partenariat entre collectivités et service public de l'emploi.

De même, les rapporteurs spéciaux recommandent que le rôle central confié à l'opérateur France Travail n'ait pas pour conséquence un effacement du département dans l'orientation des bénéficiaires du RSA. Comme ce rapport s'en est fait l'écho, l'expérimentation semble donner des résultats en matière d'orientation. Il conviendrait ainsi de laisser une marge de manoeuvre importante au président du conseil départemental dans sa mission d'orientation, et de ne pas donner une importance excessive au référentiel national de diagnostic global, afin d'adapter au mieux cette orientation aux besoins particuliers des allocataires et des dynamiques uniques de chaque territoire.

b) Une refonte du régime de sanction dont les effets devront être mesurés

Le régime de sanctions appliqué avant l'entrée en vigueur de la loi pour le plein emploi était jugé « peu progressif » et relativement inefficace par notre collègue rapporteur Pascale Gruny72(*). Le barème de sanction diffère selon que le bénéficiaire a déjà, ou non, fait l'objet d'une suspension, ou de s'il s'agit d'une personne seule ou d'un foyer. Il diffère également selon les départements, puisque dans les limites fixées par l'État, chaque président de conseil départemental peut moduler sa politique de sanction.

Source : commission des affaires sociales du Sénat

En pratique, dans les départements expérimentateurs, les rapporteurs spéciaux ont constaté des politiques de sanctions relativement similaires : une première suspension résultant en une diminution de 100 euros du montant du RSA pour un mois, suivie en cas de récidive par une suspension plus importante, par exemple de 50 % du montant dû pour 3 ou 4 mois, ont par exemple été évoquées par les présidents des conseils départementaux de Seine-Saint-Denis ou l'Ariège. Dans les cas de manquements répétés ou continus, la radiation de la liste des bénéficiaires du RSA peut être prononcée.

La loi pour le plein emploi a procédé à une refonte du régime des sanctions, en introduisant une nouvelle sanction intermédiaire dénommée « suspension-remobilisation », qui se distingue de l'actuelle sanction de suspension, cette dernière étant renommée « suppression ». Cette sanction peut être prononcée lorsque le bénéficiaire refuse d'élaborer ou d'actualiser son contrat d'engagement, ou lorsqu'il n'en respecte pas certaines conditions. Cette suspension, qui ne fait pas obstacle à la poursuite de l'accompagnement, a donc « un caractère non punitif mais simplement d'avertissement73(*) » : si l'allocataire se conforme à ses obligations, le président du conseil départemental met fin à la suspension et les sommes retenues pendant la durée de la sanction lui sont reversées.

Ce nouveau régime pourrait modifier sensiblement les politiques de sanction des départements expérimentateurs qui ont été décrites précédemment. Les effets de l'introduction de la suspension-remobilisation, conçue comme une sanction visant à accompagner les politiques d'insertion conduites par les départements, devraient pouvoir être mesurés, à la fois dans les départements expérimentateurs et dans les départements où le RSA n'est pas recentralisé.

c) Les quinze heures d'activité hebdomadaire : avantage aux départements expérimentateurs ?

L'une des mesures les plus débattues du projet de loi pour le plein emploi concernait l'obligation d'activité hebdomadaire d'un minimum de quinze heures. Comme le notait notre collègue Pascale Gruny, « cette notion d'activité doit être envisagée de manière large et comprendre toutes les actions concourant à l'insertion du demandeur d'emploi en fonction de sa situation et de ses besoins » : il ne s'agit donc pas d'un travail à temps partiel mais d'actions de formation, d'accompagnement et d'appui74(*).

Or, qu'on soutienne ou non cette mesure, il est probable qu'elle soit la cause de difficultés supplémentaires pour certains départements : en effet, comme le relèvent les recommandations du conseil d'administration de l'Association nationale des directeurs de l'action sociale et de santé (ANDASS)75(*), « on peut assez directement relier les 15 heures d'activité obligatoires à l'intensité de l'accompagnement [des bénéficiaires du RSA] ». Or l'intensité de l'accompagnement peut pâtir des difficultés financières de certains départements.

Le président du conseil départemental de Seine-Saint-Denis a ainsi émis des réserves quant à la mise en oeuvre de cette disposition, jugeant l'exigence de 15 heures « irréaliste au regard de la capacité actuelle d'accompagnement du service public de l'emploi. » Toutefois, le rapport a fait le constat que la recentralisation expérimentale du RSA avait permis d'accroitre les moyens pour renforcer l'intensité de cet accompagnement, en permettant aux départements qui y participent de consacrer de nouveaux moyens à l'accompagnement des allocataires.

Ainsi, les 15 heures d'activité hebdomadaire pourront peut-être plus facilement être mises en oeuvre dans les départements expérimentateurs, où la recentralisation a créé de nouvelles marges de manoeuvres, à condition d'être mises en oeuvre progressivement et avec souplesse.

2. La suppression de l'allocation de solidarité spécifique (ASS) : une réforme mort-née ?

Dans son discours de politique générale du 30 janvier 2024, M. Gabriel Attal, alors Premier ministre, avait annoncé « C'est notre volonté de supprimer toutes les trappes à inactivité, et je l'assume ». Il visait notamment l'allocation de solidarité spécifique (ASS) versée aux chômeurs en fin de droits, dont il a confirmé la suppression progressive dans la même allocution.

Créée en 1984, avec l'augmentation du chômage de longue durée, l'ASS a été conçue pour créer un relais, sous forme de minimum social financé par la solidarité nationale, aux fins de droits à l'assurance chômage. Cette allocation, conditionnée à une durée d'activité de cinq ans dans les dix ans précédant l'indemnisation au titre de l'assurance chômage, coexiste ainsi avec le RMI, devenu RSA en 2008, minimum social à caractère universel sans condition d'activité professionnelle antérieure.

En 2023, en moyenne 250 715 demandeurs d'emploi avaient bénéficié de l'ASS, dont le montant maximal est de 570,30 euros par mois en 2024. Le coût de l'ASS, financée par la mission « Travail et emploi » du budget de l'État, s'élevait ainsi à 1,6 milliard d'euros en 202376(*). Proche du RSA dans son montant77(*), l'ASS s'en distingue néanmoins selon un rapport de l'inspection générale des affaires sociales (Igas) de 201478(*), par diverses particularités :

- les ressources prises en compte (les revenus imposés pour l'ASS, la quasi-totalité des ressources du foyer pour le RSA dont les autres prestations sociales) ;

- la prise en compte de la composition familiale (absente pour l'ASS, alors que le RSA est majoré pour les personnes isolées avec enfants, et en fonction des unités de consommation du foyer) ;

- le caractère différentiel de son montant (sous effet de plafond des ressources de l'allocataire et son conjoint pour l'ASS, intégralement au niveau des ressources du foyer pour le RSA) ;

- le dispositif d'intéressement à une reprise d'activité (qui connaît des effets de seuil et est à durée limitée pour l'ASS, alors que dans le dispositif du RSA et de la prime d'activité, « il n'existe plus de situation où la reprise d'un emploi fasse perdre du revenu disponible par rapport à une situation sans aucune activité79(*) »).

Toujours selon l'Igas, une autre différence notable entre les deux dispositifs est leur conséquence sur les droits à retraite des allocataires : dans le cas de l'ASS, « ils bénéficient de la prise en charge par le fonds de solidarité vieillesse (FSV) de trimestres non cotisés au titre du régime général et de cotisations aux régimes de retraite complémentaires AGIRC-ARRCO », ce qui n'est pas le cas des bénéficiaires du RSA. L'Igas concluait que, « dans une logique de lutte contre la pauvreté et d'incitation au travail, le dispositif du RSA est donc plus sophistiqué et cohérent que l'ASS ». Le Premier ministre s'étonnait quant à lui que des droits à la retraite puisse être ouverts au titre de semestres non-travaillés.

Si la question du maintien de l'ASS a déjà été posée lors de la loi créant le RSA, sa suppression n'a jamais été formellement décidée. Le scénario qui semble avoir été retenu par le précédent Gouvernement consistait en la mise en extinction de l'ASS : d'une part, les personnes déjà allocataires de l'ASS verraient leurs droits maintenus, tandis que d'autre part les nouveaux « entrants » basculeraient dans le RSA.

Or un tel scénario constituerait un « cadeau empoisonné pour les budgets des départements80(*) », qui « prendraient le relai » de l'État en versant le RSA aux demandeurs d'emploi qui auraient autrement bénéficié de l'ASS. L'Igas indiquait déjà en 2014, c'est-à-dire bien avant la hausse vertigineuse du coût du RSA pour les finances départementales, que « ce scénario impliquerait, sinon une extension de compétence aux conseils généraux gestionnaires du RSA au sens de la jurisprudence constitutionnelle, a minima un accroissement de charges qu'il serait difficile de ne pas compenser. »

L'annonce de la suppression de l'ASS, même reportée81(*), constitue une nouvelle source d'incertitude financière pour les départements, et pourrait singulièrement affecter le déroulement de l'expérimentation pour les départements concernés, dans la mesure où elle viendrait augmenter le nombre de bénéficiaires du RSA ayant droit à un accompagnement. Pour cette raison, et sans se prononcer sur le bienfondé de cette réforme, qui excède leur compétence au titre de la mission « Solidarité, insertion et égalité des chances », les rapporteurs spéciaux recommandent au nouveau Gouvernement de surseoir à la suppression de l'ASS - ou, à défaut, de compenser aux départements l'accroissement de charges induit par le report des bénéficiaires de l'ASS vers le RSA.

Recommandation n° 2 : Surseoir à la suppression de l'ASS jusqu'au terme de l'expérimentation ou, à défaut, compenser aux départements l'accroissement de charges induit par le report des bénéficiaires de l'ASS vers le RSA.


* 71 Loi n° 2023-1196 du 18 décembre 2023 pour le plein emploi.

* 72 Rapport n° 801 (2022-2023) fait par Mme Pascale Gruny au nom de la commission des affaires sociales sur le projet de loi pour le plein emploi.

* 73 Hervé Rihal, « Le renforcement des devoirs des bénéficiaires du revenu de solidarité active : beaucoup de bruit pour pas grand-chose », Droit social, janvier 2024.

* 74 Hervé Rihal, art. cit.

* 75 ANDASS, Recommandations de l'ANDASS pour la mise en oeuvre de la loi pour le plein emploi en faveur des bénéficiaires du RSA, 15 avril 2024.

* 76 Rapport annuel de performances 2023, mission « Travail et emploi ».

* 77 Le montant forfaitaire du RSA est de 635,71 euros par mois pour une personne seule en 2024.

* 78 IGAS, « Scénarios de réforme de l'allocation de solidarité spécifique (ASS) », juin 2014.

* 79 Denis Anne et Yannick L'Horty, Droits connexes et aides sociales locales : un nouvel état des lieux. Rapport final, mai 2021, cité dans Cour des comptes, Le revenu de solidarité active, janvier 2022.

* 80 Le Monde, « Pourquoi la suppression de l'allocation de solidarité spécifique, censée inciter les chômeurs à retravailler, est critiquée », 13 février 2024.

* 81 La ministre Catherine Vautrin avait annoncé le lundi 3 juin 2023 à l'AFP que la suppression de l'allocation de solidarité spécifique (ASS), n'était « plus un sujet d'actualité immédiate ».

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