III. ASSURER LA MOBILISATION DE TOUS LES ACTEURS DANS LA POURSUITE ET LA SANCTION DES AUTEURS D'AGISSEMENTS ANTISÉMITES

Le troisième axe de réponse à la progression des agissements antisémites dans les établissements du supérieur réside, à chaque fois que c'est possible, dans l'engagement systématique de poursuites et le prononcé de sanctions adaptées contre leurs auteurs. Si ce mode de réponse n'est bien sûr pas pertinent, ni même mobilisable face au climat d'antisémitisme diffus qui se révèle dans les établissements, le message fort associé à sa mise en oeuvre systématique peut néanmoins permettre de rappeler le cadre de valeurs et d'obligations réciproques qui doit structurer la vie universitaire.

Il apparaît à cet égard que la faiblesse constatée dans le déclenchement des poursuites et des sanctions appelle une mobilisation plus ferme des responsables d'établissements, qui, dans le contexte de l'inquiétante perte de repères traversée par l'Université, doivent appliquer l'ensemble des obligations qui leur incombent au titre de la sanction des actes antisémites dont ils ont connaissance. Les procédures ainsi engagées sont susceptibles de recevoir des améliorations à la marge dans leur volet disciplinaire comme dans leur volet judiciaire.

A. SYSTÉMATISER LES POURSUITES DES AUTEURS D'AGISSEMENTS ANTISÉMITES

1. Des politiques de répression hétérogènes entre les établissements
a) Seule une minorité des actes antisémites relevés donne lieu à des poursuites et à des sanctions

Si le nombre d'actes antisémites mesurés dans les établissements d'enseignement supérieur est très inférieur à la réalité du phénomène, le nombre de ceux faisant l'objet de poursuites l'est encore davantage - sans même parler de celui des actes effectivement sanctionnés. Lors de son audition par la commission, France Universités faisait ainsi état, pour la période allant du 7 octobre 2023 au début du mois d'avril 2024, de :

- 6 saisines de commission disciplinaire pour des faits à caractère antisémite, contre 11 pour l'ensemble de l'année universitaire 2022-2023 ;

- 14 signalements effectués auprès des procureurs de la République au titre de l'article 40 du code de procédure pénale, contre 4 en 2022-2023 ;

- 8 dépôts de plainte, contre 5 en 2022-2023.

Le ministère a quant à lui relevé, sur le fondement d'un recensement ad hoc effectué auprès des rectorats, une dizaine de mesures prises par les établissements entre le 7 octobre et la fin du mois de mai, tous types de réponses confondus (mesures conservatoires, enquête administrative, saisine des sections disciplinaires, signalement au procureur).

La procureure générale près la Cour d'appel de Paris, Marie-Suzanne Le Quéau, a enfin indiqué que depuis le 7 octobre 2023, les seuls signalements et plaintes en lien avec des faits d'antisémitisme dans l'enseignement supérieur adressés au parquet de Paris portaient sur l'empêchement fait le 12 mars 2024 à une étudiante de l'Institut d'études politiques de Paris d'entrer dans l'amphithéâtre Boutmy occupé. Ces saisines ont donné lieu à l'ouverture d'une enquête pour un délit de provocation publique à la discrimination, à la haine ou à la violence. Trois autres plaintes et signalements effectués par Sciences Po ont fait l'objet d'une transmission à d'autres parquets, du fait de la domiciliation des auteurs identifiés ; ils portaient sur des tweets virulents postés à l'occasion de la constitution du mouvement « Science Palestine », sur la diffusion de tweets antisémites par un étudiant et sur des faits de discrimination commis sur le campus du Havre.

b) Le débat autour du traitement des faits survenant dans des contextes péri-universitaires témoigne de pratiques différentes des universités

S'il est vrai que le faible nombre de ces réponses et procédures peut être rapporté aux délais de traitement des actes du fait de l'application des procédures prévues par les textes24(*), ceux-ci ne suffisent cependant pas à expliquer l'ampleur du décalage entre le nombre des actes relevés et ceux faisant l'objet de poursuites - d'autant que les données fournies par France Universités et le ministère ne coïncident pas. Il semble que cette constatation doive également être mise en lien avec la pratique des dirigeants d'établissement, dont les auditions ont permis de constater qu'elle était très hétérogène en matière d'engagement de poursuites ; un président d'établissement a même indiqué procéder à une « gestion des incidents » plutôt qu'à leur répression.

Les auditions ont en particulier donné lieu à des débats sur la possibilité pour les présidents d'engager ou non des procédures disciplinaires et judiciaires pour des faits d'antisémitisme se déroulant dans des contextes péri-universitaires, tels que des soirées étudiantes en dehors des campus ou des messageries en ligne, qui illustrent la diversité des approches mises en oeuvre au sein des établissements.

Certains présidents ont à ce titre avancé que la répression de ces agissements était entravée par les difficultés d'établissement de la matérialité des faits survenus dans ces contextes et par l'impossibilité juridique de les relier directement à la vie de l'établissement. Lors de son audition par la commission, le président de France Universités Guillaume Gellé a ainsi indiqué que les présidents d'établissement sont « relativement démunis face à ce qui se passe dans la sphère privée », pour laquelle « une question juridique se pose vraisemblablement », avant de considérer que « la sphère privée reste l'angle mort de l'ensemble des luttes contre les discriminations ».

À l'inverse, Hugues Kenfack, président de l'université de Toulouse-Capitole, a indiqué avec force que « l'impossibilité de sanctionner n'existe pas » et que tous les faits portant atteinte au fonctionnement de l'université, y compris ceux survenant dans des boucles de messagerie ou des soirées privées, doivent être poursuivis et réprimés, « sans que les établissements puissent s'abriter derrière des difficultés juridiques pour ne rien faire ». Il a souligné qu'il se considérait comme « en mission » sur cet aspect, afin de ne pas ouvrir la porte à la commission de faits plus graves. Un étudiant ayant tenu des propos antisémites dans un groupe rassemblant sur un réseau social des étudiants de première année de licence a ainsi été sanctionné par la commission disciplinaire et s'est vu signifier une exclusion de l'établissement d'une durée d'un an, dont six mois avec sursis ; un signalement des faits correspondants a parallèlement été fait auprès du procureur de la République au titre de l'article 40 du code de procédure pénale.

De la même manière, l'administrateur provisoire de l'Institut d'études politiques de Paris a indiqué que le traitement des signalements effectués auprès des instances de l'établissement couvre les événements qui se déroulent hors du temps universitaire, y compris pendant des soirées étudiantes privées.

La possibilité d'engager des poursuites disciplinaires contre les auteurs d'actes antisémites commis en dehors des murs de l'université résulte en effet de la combinaison de la loi du 29 juillet 1881 précitée, qui sanctionne les actes et propos antisémites, de l'article R. 811-1 du code de l'éducation, qui prévoit que les auteurs et complices de « tout fait de nature à porter atteinte à l'ordre, au bon fonctionnement ou à la réputation de l'université » relèvent du régime disciplinaire de leur établissement, et de la jurisprudence du Conseil d'État25(*), qui a établi qu'un étudiant peut être sanctionné pour des faits qui se sont déroulés en dehors de l'établissement dès lors que ces faits ont été connus dans l'établissement et ont affecté son bon fonctionnement. Ainsi, le contexte dans lequel un acte antisémite a été commis n'emporte aucune conséquence sur la possibilité d'engager des poursuites disciplinaires dès lors que son auteur est membre de la communauté universitaire, dans la mesure où ses agissements sont dès lors susceptibles de porter atteinte au fonctionnement et à la réputation de son établissement, et dès lors que ces actes ont été portés à la connaissance de ses responsables.

La question de l'appréhension par le droit pénal, dans le cadre d'une procédure judiciaire, des contenus antisémites échangés sur les réseaux sociaux ou des messageries en ligne est plus épineuse, dans la mesure où elle est soumise à la condition de la publicité de ces contenus. La jurisprudence de la Cour de cassation précise à cet égard que l'acte de publicité s'entend de toute mise à disposition d'informations, de propos ou d'idées à un groupe indéterminé de personnes non liées par une communauté d'intérêts. Interrogée sur ce point par les rapporteurs, la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG) du ministère de la justice a estimé que « les propos échangés entre étudiants d'une même classe, lors de soirées universitaires ou sur des boucles de messagerie de type Whatsapp, ne paraissent pas remplir la condition de publicité dans la mesure où ces étudiants sont alors liés par une communauté d'intérêts ». Ce type d'agissements antisémites pourraient néanmoins être poursuivis au titre de la contravention de provocation, diffamation ou injure non publique à caractère discriminatoire, à condition toutefois qu'ils ne revêtent pas un caractère confidentiel.

Par ailleurs, dans les cas où les éléments portés à la connaissance des établissements ne permettent pas d'identifier l'auteur d'un acte antisémite (notamment lorsqu'il s'abrite sous un pseudonyme ou que son nom n'apparaît pas dans une boucle de conversation), leur signalement au procureur au titre de l'article 40 du code de procédure pénale, outre qu'il permet à l'autorité judiciaire d'engager les investigations nécessaires, constitue une obligation qui s'impose aux chefs d'établissement comme à l'ensemble des autorités publiques ayant connaissance de crimes ou de délits dans l'exercice de leurs fonctions.

2. Assurer l'effectivité du principe de tolérance zéro prôné par la ministre
a) Les responsables d'établissements disposent de nombreux outils pour poursuivre les auteurs d'actes antisémites

À rebours de certaines considérations portées, au cours de la table ronde des présidents d'établissement, sur la nécessité de préciser et de renforcer l'arsenal répressif à la main des établissements, les rapporteurs ont pu constater que ceux-ci disposent aujourd'hui de l'ensemble des outils nécessaires pour assurer la poursuite et la sanction des actes antisémites.

L'arsenal des mesures de répression pouvant ainsi être déployées par les établissements confrontés à un agissement antisémite est le suivant :

- à titre préliminaire, la mise en place, sur décision directe du président, de mesures conservatoires nécessaires à la protection des victimes et des témoins, telle que l'interdiction temporaire d'assister aux enseignements, ainsi que l'ouverture d'une enquête administrative visant à établir la matérialité des faits et à préparer les travaux d'une éventuelle commission disciplinaire ;

- la saisine de la section disciplinaire de l'établissement, et, lorsque cela apparaît nécessaire au regard notamment des conséquences possibles de cette procédure sur la sérénité de la vie universitaire au sein d'un petit établissement, l'envoi d'une demande de dépaysement au rectorat. Les présidents et directeurs d'établissement ont ensuite la possibilité de faire appel de la décision rendue dans ce cadre devant le tribunal administratif ou le conseil national de l'enseignement supérieur et de la recherche (Cneser) ;

- parallèlement à l'engagement d'une procédure disciplinaire, les présidents et directeurs d'établissement ont également la possibilité de saisir l'autorité judicaire via le signalement adressé au procureur au titre de l'article 40 du code de procédure pénale et le dépôt de plainte ;

- tout acte antisémite en ligne donc ils auraient connaissance doit enfin être signalé sur le portail de la plateforme Pharos, qui relève du ministère de l'intérieur et peut transmettre les signalements effectués au pôle national de lutte contre la haine en ligne (PNHL) du tribunal judiciaire de Paris.

b) Les présidents et directeurs d'établissement doivent faire preuve d'une fermeté absolue

• Le renforcement de la réponse apportée aux agissements antisémites dans les établissements du supérieur ne doit donc pas passer par une modification législative ou réglementaire des outils à la disposition de leurs présidents et directeurs, mais par leur mobilisation effective et systématique. Selon les termes de Michel Deneken, président de l'université de Strasbourg, cette mobilisation suppose un « changement de culture » de la part de certains présidents d'université dans leur rapport à la répression et à l'autorité judiciaire ; la Fondation du Camp des Milles appelle de son côté à « faire reculer à tout prix la tentation du « pas de vagues » dans les établissements ».

C'est sur cette mobilisation que porte le message de « tolérance zéro » passé par la ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche, depuis le mois d'octobre dernier, aux différents responsables d'établissements. Par deux courriers en date des 9 et 27 octobre 2023, la ministre a ainsi rappelé aux chefs d'établissements leur devoir de prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer le respect des lois et des principes républicains, et leur a en particulier recommandé, lorsqu'un cas de racisme ou d'antisémitisme est signalé, de prendre immédiatement les mesures conservatoires nécessaires à la protection des victimes et des témoins.

Insistant sur la nécessité pour les présidents et directeurs d'établissement de faire preuve de courage politique dans l'actionnement de ces différentes mesures et procédures, les représentants du ministère ont par ailleurs rappelé lors de leur audition qu'en cas de carence de la part des équipes dirigeantes, les rectorats de région académique constituaient le relais de la politique portée par l'État. Il leur revient ainsi de rappeler leurs obligations légales aux présidents et lorsque c'est nécessaire, de se substituer à eux pour engager une procédure disciplinaire, en application de l'article L. 811-25 du code de l'éducation.

Il a par ailleurs été rappelé aux rapporteurs que face à des agissements antisémites, la saisine du procureur de la République au titre de l'article 40 du code de procédure pénale ne constitue pas une simple faculté à la main des dirigeants d'établissements, mais bien une obligation légale qui s'impose à eux comme à l'ensemble des autorités publiques ayant connaissance de crimes ou de délits dans l'exercice de leurs fonctions. En cas de doute sur la nature des agissements constatés, comme ce fut le cas à de multiples reprises dans le cadre des mobilisations propalestiniennes, la saisine du procureur permet en outre - du moins selon l'esprit de la procédure - d'obtenir un éclairage sur la qualification des faits en cause.

• Plusieurs interlocuteurs de la mission ont insisté sur la nécessité d'accompagner l'engagement de ces différentes procédures d'une prise de parole publique des responsables d'établissement, afin de donner rapidement des repères à la communauté universitaire dans ces situations de crise. La Fondation du Camp des Milles estime à ce titre qu'une répression stricte des agissements antisémites qui ne serait pas accompagnée d'une parole visant à la reconstruction de ces repères serait non seulement inefficace, mais encore contre-productive.

Cette prise de parole est particulièrement importante lorsque l'enquête administrative n'a pas permis de déclencher une procédure disciplinaire et donc un traitement interne à l'établissement des agissements en cause ; dans l'attente de la résolution du volet judiciaire des poursuites engagées, qui peut prendre des années, la gouvernance des établissements doit procéder d'elle-même à une réaffirmation ferme des principes et des règles qui s'imposent à la communauté universitaire.

L'audition de la procureure générale près la Cour d'appel de Paris a cependant permis d'identifier un cas de figure dans lequel une telle prise de parole devrait, par exception, être évitée : lorsque le signalement de propos antisémites tenus en ligne ou dans le cadre de systèmes de messagerie donne lieu à des investigations visant à identifier leurs auteurs, il arrive que les services de police procèdent à des enquêtes sous pseudonyme ; il est alors crucial que les responsables d'établissement observent la complète discrétion nécessaire au succès de ces investigations.


* 24 À Sciences Po Paris, la structure chargée des enquêtes administratives n'a ainsi clôturé que trois enquêtes depuis le début de l'année 2023, tandis que onze (dont celle portant sur l'occupation de l'amphi Gaza) sont toujours en cours.

* 25 Décision n° 410644 du 27 février 2019.

Les thèmes associés à ce dossier

Partager cette page