C. RÉINSCRIRE LE RESPECT DES PRINCIPES RÉPUBLICAINS AU CoeUR DU FONCTIONNEMENT DE L'UNIVERSITÉ

L'ensemble de ces mesures de formation et de sensibilisation, pour indispensables qu'elles soient, porteront leurs fruits sur le temps long. À court terme, les établissements sont cependant confrontés à un fort risque d'expression antisémite dans le cadre des mobilisations étudiantes en faveur de la Palestine, qui appelle des mesures de prévention rapides et spécifiques.

Celles-ci doivent passer par l'engagement des présidents d'université pour faire respecter au sein de leurs établissements un dialogue et un débat conformes à la tradition d'ouverture universitaire comme aux valeurs républicaines ; elles peuvent également se traduire par la mobilisation des nombreuses dispositions législatives permettant aux présidents d'établissement de limiter à titre préventif les libertés d'expression et de réunion de leurs membres pour assurer le respect de l'ordre public.

1. Rappeler les enjeux de la lutte contre l'antisémitisme dans le cadre d'un dialogue constant entre les équipes dirigeantes et la communauté étudiante
a) Le débat, fondement des missions de l'Université, est en danger

Les dérives constatées au cours des derniers mois dans le cadre des manifestations étudiantes en faveur des populations palestiniennes laissent craindre que les conditions du débat ne soient plus réunies dans certains établissements. Cette situation n'est bien sûr pas acceptable : la controverse, en ce qu'elle permet de faire circuler les idées et ainsi de faire avancer l'état et la diffusion de la connaissance, constitue l'un des piliers de l'Université.

Les événements survenus le 21 mai dernier à l'université de Lille offrent une illustration frappante de cette difficulté émergente : lors d'une table ronde consacrée aux leviers d'engagement de sa communauté universitaire face au conflit au Proche-Orient, des étudiants mobilisés en faveur de la Palestine ont tenu des propos haineux (« Vous n'avez pas le droit de parler, on ne laisse pas parler les colons » et « sionistes, fascistes, c'est vous les terroristes », notamment) à l'encontre de deux représentants du collectif Golem, qui se présente comme « un mouvement des Juifs et Juives de gauche contre l'antisémitisme ». Les échanges étant dans une impasse du fait de l'absence de dialogue et de la forte tension ambiante, la table ronde a dû être suspendue et les membres du collectifs Golem escortés par le service de sécurité de l'établissement.

Les rapporteurs ne peuvent que rappeler ces évidences : il est essentiel que l'ensemble des sujets de connaissance, y compris ceux touchant au conflit opposant Israël au Hamas sur le territoire gazaoui, puissent être abordés et débattus dans l'enceinte universitaire dans le respect des principes républicains ; il est indispensable de défendre dans les universités la culture du débat, sans que celui-ci ne puisse constituer un prétexte à l'expression de propos haineux, racistes ou antisémites contraires à la loi. Ainsi que l'a exposé Delphine Horvilleur lors de son audition, « l'enseignement supérieur devrait être en première ligne du refus de la simplification à outrance et de la promotion de la complexité des points de vue ».

b) Un nécessaire engagement des équipes dirigeantes

Face à ce danger, de nombreux établissements se sont engagés dans la voie du dialogue : plusieurs d'entre eux, comme l'Institut d'études politiques de Paris ou l'université de Lille, ont mis en place des enceintes de discussion entre les étudiants et la direction, au sein desquelles devaient être rappelées les règles auxquelles les mobilisations et les échanges sont soumis ; d'autres autorisent la tenue d'événements en lien avec l'actualité sensible, en y assurant une présence systématique d'un membre de l'équipe dirigeante ayant pour mission de rappeler ce cadre, d'observer les échanges et d'y mettre fin en cas de dérapage ; d'autres encore ont renforcé leur coordination avec les associations étudiantes21(*), afin de les sensibiliser aux règles à respecter dans le cadre des événements qu'elles organisent et de renforcer leur propre vigilance très en amont de leur tenue ; certains enfin, notamment parmi ceux accueillant une importante population d'étudiants juifs, entretiennent un lien fort avec cette population permettant de construire la confiance et d'identifier rapidement les éventuelles occasions d'expression antisémite.

La Fondation du Camp des Milles rappelle à cet égard l'importance de saisir ou de créer toute occasion de la vie universitaire propice au « rappel des repères fondamentaux, juridiques et éthiques, à des étudiants souvent déstabilisés par des situations de crise dont fait partie la montée des tensions autour du conflit au Proche-Orient et de l'augmentation des actes antisémites », les messages passés dans ces occasions sur le combat contre l'antisémitisme devant être rattachés au respect des valeurs républicaines qui s'impose à l'Université.

Ces messages auront d'autant plus de poids qu'un article du règlement intérieur des établissements fixera ce cadre de valeurs de manière explicite. Dans le cadre de l'autonomie des universités, il revient bien entendu au président de chaque établissement de proposer l'adoption de telles dispositions à son conseil d'administration ; au regard de l'ensemble de ces éléments, les rapporteurs ne peuvent que les y encourager.

2. Assurer la conciliation des libertés d'expression et de réunion avec le maintien de l'ordre dans les établissements

Lorsque, une fois que les principes fixés par la loi et le règlement intérieur ont été rappelés et qu'une enceinte de discussion a été proposée, un risque de trouble à l'ordre public ou d'atteinte à l'organisation des activités d'enseignement et de recherche (notamment sous la forme d'une entrave aux examens) sont constatés, le maintien de l'ordre devient nécessaire, y compris à titre préventif.

À ce titre, plusieurs outils fixés par la loi peuvent et doivent être mobilisés par les présidents d'établissement pour assurer que l'ordre républicain soit constamment respecté en leur sein. Cet enjeu est crucial pour permettre à l'ensemble des étudiants d'étudier dans de bonnes conditions ; il l'est également pour redonner des repères à l'ensemble de la communauté étudiante, alors que les limites fixées par le droit à la liberté d'expression ont à plusieurs reprises été franchies au cours des derniers mois, donnant lieu à une expression antisémite inacceptable dans le cadre des mobilisations propalestiniennes.

Les rapporteurs estiment qu'aucune évolution législative ou réglementaire n'est nécessaire sur ce point, l'arsenal de mesures à la disposition des présidents d'établissement étant déjà complet. Ils soulignent cependant qu'il appartient aux présidents d'établissement de s'en saisir pour faire passer un message de fermeté absolue face aux dérives constatées dans le cadre des mobilisations propalestiniennes des derniers mois, sans quoi le mouvement de banalisation de l'antisémitisme qui en découle ne pourra que s'enraciner dans le nouveau clivage idéologique qui s'étend dans le supérieur.

a) Mobiliser les dispositions permettant l'annulation préventive d'événements en cas de risque de trouble à l'ordre public

Cette question renvoie tout d'abord aux conditions de l'exercice de la liberté d'expression22(*) et de réunion des membres de la communauté universitaire, garanties en ces termes par l'article L. 811-1 du code de l'éducation : « [Les usagers du service public de l'enseignement supérieur] disposent de la liberté d'information et d'expression à l'égard des problèmes politiques, économiques, sociaux et culturels. Ils exercent cette liberté à titre individuel et collectif, dans des conditions qui ne portent pas atteinte aux activités d'enseignement et de recherche et qui ne troublent pas l'ordre public. / Des locaux sont mis à leur disposition. Les conditions d'utilisation de ces locaux sont définies, après consultation du conseil académique en formation plénière, par le président ou le directeur de l'établissement, et contrôlées par lui ».

Il en résulte que s'il est de la responsabilité des établissements d'enseignement supérieur de garantir la liberté d'expression en leur sein et d'offrir à ce titre des lieux de débats aux étudiants, l'exercice de cette liberté est limité par la survenue d'un trouble à l'ordre public.

Les conditions d'application de cette disposition ont été récemment précisées par la décision du 6 mai 2024 du juge des référés du Conseil d'État23(*), saisi de l'interdiction préventive, par l'université Paris Dauphine-PSL, d'une conférence organisée par son comité France Palestine. Le Conseil d'État a rappelé à cette occasion que les établissements d'enseignement supérieur « [doivent] veiller à la fois à l'exercice des libertés d'expression et de réunion des usagers du service public de l'enseignement supérieur et au maintien de l'ordre dans les locaux comme à l'indépendance intellectuelle et scientifique de l'établissement, dans une perspective d'expression du pluralisme des opinions », et que « si les étudiants de l'université Paris-Dauphine ont droit à la liberté d'expression et de réunion dans l'enceinte de l'établissement, cette liberté ne saurait permettre des manifestations qui, par leur nature, iraient au-delà de la mission de l'établissement, perturberaient le déroulement des activités d'enseignement et de recherche, troubleraient le fonctionnement normal du service public ou risqueraient de porter atteinte à l'ordre public. Il incombe aux autorités compétentes de l'université, en vue de donner ou de refuser la mise à disposition d'une salle, de prendre toutes mesures nécessaires pour à la fois veiller au respect des libertés dans l'établissement, assurer l'indépendance de celui-ci de toute emprise politique ou idéologique et maintenir l'ordre dans ses locaux ».

En l'espèce, le juge des référés a considéré que la réalité des menaces alléguées à l'ordre public et l'impossibilité d'y faire face n'avaient pas été suffisamment démontrées pour que l'établissement puisse porter atteinte à la liberté d'expression et de réunion des étudiants, et a en conséquence enjoint à l'université Paris Dauphine-PSL de permettre la tenue de cette conférence.

Il relève au total de la compétence, et même de la responsabilité des présidents d'établissements de mettre en garde contre les risques de dérive à l'occasion de certains événements étudiants, et même d'interdire préventivement certains débats qui n'en sont pas.

b) Assurer le plein exercice des prérogatives de maintien de l'ordre des présidents d'établissement en cas de trouble à l'ordre public avéré

Dans les cas où les mesures prises par les chefs d'établissement n'ont pas permis de prévenir effectivement la survenue de trouble à l'ordre public, il leur appartient, en application de l'article L. 712-2 du code de l'éducation, d'assurer le maintien de l'ordre ; ils peuvent alors décider de faire appel à la force publique.

À l'occasion de son audition par la commission, la ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche a indiqué qu'une trentaine d'interventions des forces de l'ordre avaient eu lieu dans l'enceinte ou aux abords des établissements entre le 27 avril et le 29 mai. Ces interventions ont été déclenchées ou par la réquisition du président d'établissement lorsque les troubles surviennent dans ses locaux, ou sur décision du préfet lorsque les troubles ont été constitués sur la voie publique, notamment aux abords du campus. La préfecture de police de Paris indique à ce titre qu' « une relation étroite, fluide et très réactive est installée avec les équipes dirigeantes des établissements supérieurs, via le rectorat délégué à l'enseignement supérieur, qui assure un lien permanent », et que le préfet de police a veillé à accorder systématiquement et immédiatement le concours de la force publique face aux intrusions et tentatives d'occupation des établissements intervenues ces dernières semaines.

Ces interventions, « nécessaires mais proportionnées » aux termes de la ministre, ont permis aux établissements de retrouver leur cadre normal de fonctionnement et aux examens de se tenir, en évitant que les occupations de locaux ne s'établissent durablement. Alors que les mobilisations étudiantes en faveur de la Palestine ont débouché à l'étranger sur une multiplication des violences, voire sur des affrontements entre étudiants, ces situations ont largement été évitées dans l'enseignement supérieur français.


* 21 L'administrateur provisoire de l'Institut politique de Paris a souligné à ce titre les difficultés liées au caractère informel du collectif Science Palestine, qui ne s'est pas constitué en association et ne dispose pas d'un interlocuteur désigné pour le dialogue avec l'administration.

* 22 La liberté d'expression est définie de la manière suivante par la jurisprudence de la cour européenne des droits de l'homme (CEDH) : « La liberté d'expression constitue l'un des fondements essentiels d'une société démocratique, l'une des conditions primordiales de son progrès et de l'épanouissement de chacun. Sous réserve des restrictions mentionnées, notamment dans l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme, elle vaut non seulement pour les informations ou les idées accueillies avec faveur, ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l'État ou une fraction quelconque de la population. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l'esprit d'ouverture sans lesquels il n'y a pas de société démocratique » (décision Handyside c/ Royaume-Uni du 7 décembre 1976).

* 23 Le juge des référés du Conseil d'État n'a toutefois pas autorisé l'université Paris Dauphine-PSL à procéder à l'annulation préventive d'une conférence organisée par son comité Palestine (CE, ord., 6 mai 2024, n° 494003).

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