B. AFFIRMER LA PLACE PRÉPONDÉRANTE DE LA PROCÉDURE DISCIPLINAIRE DANS LA LUTTE CONTRE L'ANTISÉMITISME

La mobilisation des dirigeants d'établissement doit notamment passer par un renforcement de la place de la procédure disciplinaire dans la répression des actes antisémites, qui doit ainsi retrouver tout son rôle dans la résolution des crises traversées par les établissements au cours des derniers mois. Ce renforcement suppose que la procédure disciplinaire, historiquement construite pour régler les cas de fraude académique, soit aujourd'hui adaptée aux nouveaux enjeux posés par les actes de violence, de discrimination et de haine survenant dans les établissements.

1. Les limites de l'approche disciplinaire ne doivent pas décourager son utilisation
a) Plusieurs difficultés font obstacle à l'efficacité de la voie disciplinaire

Les auditions conduites par les rapporteurs ont fait apparaître une impression globale de dysfonctionnement de la voie disciplinaire, voire d'impunité dans ce cadre des auteurs d'actes de violences et de discriminations de toute nature. Ce sentiment général tient à plusieurs limites du régime disciplinaire, qui ne sont pas spécifiques aux procédures portant sur des actes racistes et antisémites.

• La faiblesse du nombre des procédures disciplinaires engagées par les établissements résulte principalement, selon l'analyse et le témoignage concordants du ministère de l'enseignement supérieur et des présidents et directeurs entendus par la mission, des difficultés rencontrées dans l'établissement de la matérialité des faits en cause. Que ce soit en raison du silence des victimes, de l'absence de flagrance en cas d'inscriptions et de tags (souvent effectués dans des endroits peu accessibles), ou encore de l'impossibilité pour les établissements d'identifier les auteurs de propos antisémites tenus en ligne ou dans le cadre de messageries à partir de leur pseudonyme ou de leur numéro de téléphone, il arrive fréquemment que les enquêtes administratives ne permettent pas de rassembler suffisamment d'éléments pour déboucher sur l'engagement de poursuites disciplinaires.

Plusieurs dirigeants d'établissements ont à ce titre souligné qu'ils ne disposent pas des pouvoirs d'investigation qui leur permettraient de rassembler ces éléments. Le service d'ordre présent dans les universités est en effet uniquement compétent en matière de sécurisation des locaux, et ne dispose d'aucun pouvoir relatif, notamment, au relevé des identités. Lorsqu'elle existe, la vidéosurveillance ne peut être mobilisée pour établir la matérialité de faits délictueux. Surtout, les établissements ne disposent pas des pouvoirs nécessaires à l'authentification des messages échangés en ligne, sur lesquels portent la majorité des signalements.

L'administrateur provisoire de l'Institut d'études politiques de Paris a ainsi souligné les limites de l'approche disciplinaire au regard de ces difficultés, en dépit de la mise en place en 2022 d'une cellule d'enquêtes internes préalables (CEIP) spécialisée et présidée par une personnalité qualifiée assistée de deux juristes.

Interrogé sur ce sujet par les rapporteurs, le ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche a indiqué, sans convaincre complètement, que des travaux étaient en cours pour renforcer la formation des présidents d'université en la matière, et que des pools de compétences pourraient être mutualisés pour permettre aux petits établissements disposant de faibles ressources internes de conduire leurs enquêtes administratives avec les moyens nécessaires.

La CNCDH a sur ce point exposé que la procédure disciplinaire se heurte à la même difficulté que la procédure judiciaire dans la sanction effective des actes poursuivis. Le contentieux relatif aux actes racistes discriminatoires se caractérise en effet par un nombre de classements sans suite et de solutions alternatives aux poursuites très élevé : en 2021, la moitié des 7 721 affaires à caractère raciste orientées par les parquets ont ainsi fait l'objet d'un classement sans suite. Aucune condamnation pénale sur un motif discriminatoire, pourtant visé par 23 dispositions législatives, n'a par ailleurs été prononcée en 2023. Cette situation, qui résulte principalement des difficultés liées à l'élucidation des faits, est exacerbée dans le cadre disciplinaire du fait de l'absence de pouvoirs d'enquête des établissements.

• Les associations étudiantes ont quant à elles principalement mis en cause la lenteur du processus disciplinaire pour expliquer la réticence des victimes à s'engager dans cette voie. Le temps nécessaire à la réalisation des enquêtes administratives et au respect des garanties procédurales est en effet à l'origine de délais importants entre l'engagement des poursuites et le prononcé des sanctions, ce qui peut donner une impression d'inaction. Il est à noter que le poids de ce délai est d'autant plus fortement ressenti par les victimes qu'elles peuvent continuer à être confrontées à leur agresseur tout au long du processus disciplinaire, en cas d'absence ou d'insuffisance des mesures disciplinaires prises par le président d'établissement.

• Les associations étudiantes ont par ailleurs souligné qu'en matière de violences et de discriminations, les sanctions prononcées par les instances disciplinaires manquaient souvent de proportionnalité par rapport à la gravité des actes faisant l'objet des poursuites. Des représentants des étudiants en médecine ont ainsi souligné que des délits qui pourraient donner lieu, dans le cadre de la justice ordinale, à une radiation du tableau de l'ordre, ne donnent pas même lieu à une sanction d'exclusion.

b) La procédure judiciaire ne peut se substituer à la voie disciplinaire

Les rapporteurs, conscients de ces différentes difficultés - dont certaines tiennent ici encore à la pratique des établissements - estiment cependant que la réponse aux actes antisémites doit passer, à chaque fois que c'est possible et pertinent26(*), par la voie disciplinaire.

Du fait de la longueur de ses procédures, la justice pénale ne peut en effet avoir qu'un rôle complémentaire à la voie disciplinaire, qui doit occuper le rôle de premier plan dans la sanction des actes antisémites et endosser les valeurs de publicité et d'exemplarité associées à toute procédure de sanction.

Plusieurs interlocuteurs de la mission ont souligné à ce titre que la procédure de saisine du procureur de la République au titre de l'article 40 du code de procédure pénale pouvait avoir un effet déresponsabilisant sur les présidents d'établissement : l'activation répétée de cette procédure, lorsqu'elle n'est pas accompagnée de l'engagement concomitant d'une procédure disciplinaire et d'un dépôt de plainte, constitue en effet un moyen pour certains chefs d'établissement de se défausser de leurs obligations dans l'attente du verdict hypothétique et lointain de la justice.

La DACG du ministère de la justice souligne en outre que la conduite à leur terme des procédures disciplinaires, en ce qu'elle permet d'éclairer le parquet sur les mesures prises par l'établissement et d'orienter ainsi sa prise de décision, est indispensable à la définition d'une réponse pénale adaptée dans le cadre judiciaire.

2. Adapter la procédure disciplinaire au nouveau défi de la lutte contre les actes racistes et antisémites

Le renforcement de la mobilisation du cadre disciplinaire pour répondre aux agissements antisémites suppose cependant de l'adapter aux enjeux spécifiquement posés par les actes de violence, de discrimination et de haine survenant dans les établissements.

a) Repenser le cadre réglementaire de la procédure disciplinaire

Cette adaptation pourrait en premier lieu passer par une refonte partielle du cadre réglementaire de la procédure disciplinaire, qui a été historiquement conçu pour le traitement des cas de fraude et de triche. Les deux motifs d'activation de cette procédure prévus par l'article R. 811-1 du code de l'éducation sont en effet, d'une part, la fraude ou tentative de fraude commise notamment à l'occasion d'une inscription d'une épreuve de contrôle continu, d'un examen ou d'un concours, d'autre part et d'une manière générale, « tout fait de nature à porter atteinte à l'ordre, au bon fonctionnement ou à la réputation de l'université ». Si cette formulation permet dans les faits de couvrir les actes racistes et antisémites ainsi que les faits de violence et de discriminations, ces différents agissements ne relèvent de la compétence disciplinaire qu'en ce qu'ils portent atteinte au déroulement normal de la vie universitaire.

Il pourrait en conséquence être envisagé de compléter ces dispositions en visant explicitement les faits de racisme et d'antisémitisme, et plus largement de violences et de discrimination. Une telle évolution réglementaire permettrait d'affirmer clairement que ces actes n'ont pas leur place au sein de l'Université, mais également de clarifier le champ des mesures à la disposition des présidents d'établissements pour y répondre. Cette évolution pourrait en outre être l'occasion de préciser, voire de renforcer les pouvoirs d'enquête des présidents face à ce type d'agissements, ainsi que de donner davantage de place aux victimes dans le processus disciplinaire27(*).

Recommandation n° 10 : Adapter le régime de la procédure disciplinaire à la sanction des actes racistes et antisémites, en complétant la liste des faits permettant de la déclencher et en renforçant les pouvoirs d'investigation des établissements.

b) Généraliser l'application des mesures de responsabilisation

Cette adaptation doit également passer par une généralisation de l'application des mesures de responsabilisation dans la sanction des actes antisémites.

L'article L. 811-36 du code de l'éducation prévoit l'échelle de sanctions pouvant être décidées par les commissions disciplinaires des établissements, qui va de l'avertissement à l'exclusion définitive de tout établissement public d'enseignement supérieur. Depuis la réforme de la procédure disciplinaire intervenue en 202028(*), cette échelle intègre également des mesures de responsabilisation consistant « à participer bénévolement, en dehors des heures d'enseignement, à des activités de solidarité, culturelles ou de formation à des fins éducatives ». Parallèlement à la sanction, cette mesure de responsabilisation permet ainsi d'apporter une réponse pédagogique aux agissements délictueux, l'objectif est que l'étudiant comprenne la gravité des actes commis.

Plusieurs des interlocuteurs de la mission d'information ont plaidé pour la généralisation de ces mesures, qui peuvent prendre des formes multiples permettant de s'adapter aux profils des auteurs d'actes antisémites. Ces mesures pourraient ainsi consister en la rédaction d'un mémoire portant sur les enjeux de la lutte contre l'antisémitisme, la participation à des modules de sensibilisation aboutissant à la production d'une note écrite, ou encore la participation à des stages de citoyenneté ou à des travaux d'intérêt général dans un lieu de mémoire. Le ministère a par ailleurs indiqué souhaiter développer des modules s'inspirant des méthodes de la justice restaurative, qui permettraient aux personnes sanctionnées de dialoguer avec des victimes. Dans tous les cas, il s'agit de donner la possibilité à l'auteur d'un acte antisémite d'en comprendre la portée.

Il est à noter que de telles mesures de responsabilisation peuvent également être mobilisées dans le cadre judiciaire, sous la forme de mesures alternatives et de peines complémentaires à valeur pédagogique. Le parquet de Paris a ainsi mis en place deux stages de sensibilisation destinées aux auteurs d'actes racistes et antisémites : le premier a été conçu en lien avec le Mémorial de la Shoah et comprend, outre un module de sensibilisation à la lutte contre l'antisémitisme, une demi-journée consacrée au génocide des Tutsis ; le second, mis en oeuvre par l'association ABS Insertion, porte plus spécifiquement sur la haine en ligne.


* 26 L'administrateur provisoire de l'Institut d'études politiques de Paris a cité à ce titre le cas d'un appel à l'intifada émanant d'une association sportive étudiante du campus de Menton, dans lequel la sensibilisation et la pédagogie sont apparues plus efficaces (et l'ont effectivement été) que le déclenchement d'une procédure disciplinaire.

* 27 La notion de victime ne figure actuellement pas dans les dispositions du code de l'éducation relatives à la procédure disciplinaire. Son article R. 811-29 précise seulement, au sujet des mesures d'instruction qui peuvent être mises en oeuvre, que « toute personne ayant la qualité de témoin et qui s'estime lésée par les agissements de l'usager poursuivi peut se faire assister de la personne de son choix » dans le cadre de son audition par les rapporteurs de l'affaire.

* 28 Décret n° 2020-785 du 26 juin 2020 relatif à la procédure disciplinaire dans les établissements publics d'enseignement supérieur.

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