II. UN FONCTIONNEMENT DU MARCHÉ EUROPÉEN DE L'ÉLECTRICITÉ QUI A MONTRÉ SES LIMITES EN TEMPS DE CRISE

Le 24 septembre 2021, le ministre de l'économie et des finances, M. Bruno Le Maire déclarait : « Le marché unique européen de l'électricité ne marche pas, il est aberrant », critiquant ses règles « obsolètes ». La flambée des prix de l'électricité a, en effet, suscité des interrogations et des inquiétudes sur l'efficacité de la conception actuelle du marché européen de l'électricité, plus particulièrement concernant le système de tarification, même s'il a semblé assurer une allocation optimale des ressources puisqu'il a couvert les besoins en électricité à l'échelle de l'Union.

A. LA FORMATION DES PRIX DE L'ÉLECTRICITÉ SUR LE MARCHÉ DE GROS : LE PRINCIPE DU « MERIT ORDER » EN QUESTION

Depuis le début de la crise énergétique, le mécanisme de fixation des prix sur le marché de gros de l'électricité a fait l'objet de nombreuses critiques parmi les États membres, et en particulier de la France, l'estimant responsable de l'envolée des prix de l'électricité. Nombre de pays européens ont ainsi appelé à revoir la structuration de ce mécanisme.

Alors que le gaz entre pour une part très faible dans les coûts de production de l'électricité en France, son prix influence largement celui de l'électricité. Ceci s'explique par le fait que les prix sur les marchés de gros de l'électricité dans l'Union européenne sont fixés par la dernière centrale électrique appelée pour répondre à la demande, qui est le plus souvent une centrale à gaz ou à charbon. Force est de rappeler que l'électricité n'est pas stockable, ce qui en fait un bien à part en termes d'ajustement de l'offre et de la demande.

Le marché européen de l'électricité est ainsi régi par ce principe du « merit order », reposant sur un coût marginal de production croissant. Le coût marginal est le coût de production d'une unité supplémentaire d'électricité (combustible - qui peut être inexistant, donc à un coût nul dans le cas des énergies renouvelables, à l'exception de la biomasse, frais opérationnels et d'entretien), indépendamment des frais fixes (amortissements, coûts fixes d'entretien et d'exploitation, etc). Sachant que la production d'électricité relève de technologies très différentes et substituables, la priorité est ainsi donnée aux offres de production les moins chères, et en général les plus propres, pour répondre à la demande. Les prix peuvent donc être très faibles, voire négatifs, en cas de faible consommation et de forte production d'énergies renouvelables. Des épisodes de prix négatifs sont ainsi apparus à la fin des années 2000. Comme le relève RTE, dans son bilan pour l'année 2020, « la baisse de consommation durant la période de confinement entraîne une hausse du nombre de prix négatifs en France qui atteint 102 occurrences, un niveau bien supérieur à ce qui avait été observé les années passées. Le prix français descend jusqu'à 75,8 €/MWh le lundi 13 avril. Ce jour-là, la consommation est faible (lundi de Pâques) et les productions éolienne et solaire importantes en Europe ».

L'électricité de base est fournie par les centrales capables de produire de façon continue d'importantes quantités d'électricité et bénéficiant d'économies d'échelle. C'est notamment le cas de celles fonctionnant sur l'hydroélectricité et le nucléaire. Sont ensuite employées, pour satisfaire les variations de fond de la demande, notamment pendant la période hivernale, les centrales de semi-base, lesquelles fonctionnent plusieurs mois par an. Pour répondre aux pics de consommation ponctuels et pour maintenir l'équilibre du réseau, des centrales additionnelles (gaz, charbon) sont mises en fonctionnement. Celles-ci présentent des coûts marginaux de production plus importants, principalement déterminés par le coût du combustible utilisé, contribuant à faire augmenter le prix de l'électricité. Le graphique ci-après présente le classement des différents moyens de production en fonction de leur coût marginal. Le prix s'établit donc au niveau de la dernière centrale appelée qui fonctionne avec des énergies fossiles, ce qui apparaît paradoxal pour la France qui dispose d'un parc électrique décarboné particulièrement compétitif. En cas de hausse du prix du gaz, les producteurs d'électricité connaissent une augmentation de leurs coûts qui se répercute sur les prix de l'électricité.

Source : Engie

En l'absence de possibilité de stockage à grande échelle, le prix de l'électricité connaît donc des variations saisonnières, journalières et horaires, qui peuvent être très importantes, en fonction de l'offre de production et de la demande de consommation. En France, le 14 novembre 2023, par exemple, le prix du MWh sur le marché de gros était de 124 euros à 3 heures et est monté à 256 euros à 17 heures.

Ce modèle de construction des prix a été théorisé dans les années 1950, bien avant la création du marché européen de l'électricité, par l'économiste Marcel Boiteux14(*), qui a dirigé l'entreprise EDF de 1967 à 1987, pour servir de base au calcul du tarif réglementé de l'électricité dans le cadre du monopole public : « vendre au prix de revient, et plus précisément, au prix de revient marginal, de telle manière que les choix effectués par les usagers entre les différentes formes d'énergies et les divers modes d'utilisation soient orientés en fonction du coût de la fourniture pour la collectivité ». Le modèle avait ainsi été conçu comme une incitation à arbitrer les choix de consommation.

En outre, la prime assurantielle en matière de détermination des prix sur les marchés de gros a aussi pris une ampleur importante, notamment en France. « Ces prix à terme incluent des primes de risques qui paraissent très élevées par rapport à une anticipation raisonnable des prix journaliers, que les acteurs souhaitant couvrir leur exposition aux prix de marché sont prêts à payer, comme la CRE l'avait indiqué dans sa communication du 26 juillet 2022. L'écart de prix France-Allemagne des contrats à terme livrés pendant l'hiver 2022-2023 révèle particulièrement ce phénomène et reflète un doute significatif des acteurs de marché vis-à-vis de la disponibilité annoncée du parc nucléaire »15(*).

Lors de la table ronde sur le marché de l'électricité, organisée au Sénat16(*), M. Jacques Percebois, professeur émérite à l'Université de Montpellier 1 et directeur du Centre de recherche en économie et droit de l'énergie (Creden), a également fait observer que « le prix d'équilibre sur le marché de gros est souvent supérieur au coût marginal de la centrale à gaz. Il y a donc, à la fois, une prime de risque et quelques spéculations. Il est très difficile de savoir quelle est la part qui relève de ces deux observations, mais le prix de l'électricité, corrélé au prix du gaz, est souvent très supérieur au coût marginal, ce qui explique que le prix de gros, en France, soit supérieur à ce qu'on trouve dans d'autres pays, notamment en Allemagne ».

Cette considération a, d'ailleurs, été formulée par RTE dans ses perspectives pour la sécurité d'approvisionnement en électricité pour l'été, l'automne et l'hiver 2023. L'étude souligne ainsi que la corrélation entre les prix du gaz et de l'électricité ne suffit pas à expliquer le niveau des prix de l'électricité sur les marchés à terme en France, qui se situent à des niveaux très élevés pour l'hiver prochain et le début de l'année 2024 mais que ce niveau révèle « l'existence, sur les marchés, d'une prime de risque spécifique », qui a notamment été mise en évidence au cours du dernier trimestre 2022. Or, selon RTE, « cette déconnexion [entre les niveaux de prix et les fondamentaux réels du système] constitue aujourd'hui un problème majeur, de nature à diminuer la confiance des acteurs économiques et perturber la stratégie de décarbonation »17(*).


* 14 Marcel Boiteux : « La vente au coût marginal » - Revue française de l'énergie - 1956 - pages 113-117

* 15 Commission de régulation de l'énergie - Rapport sur les prix à terme de l'électricité pour l'hiver 2022-2023 et pour l'année 2023 - décembre 2022

* 16 Table ronde sur le marché de l'électricité, organisée par la commission des affaires européennes et la commission des affaires économiques du Sénat- Jeudi 1er décembre 2022

* 17 Perspectives pour la sécurité d'approvisionnement en électricité pour l'été, l'automne et l'hiver 2023 - RTE - 28 juin 2023.

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