PRÉSIDENCE DE M. Pierre Ouzoulias

vice-président

M. le président. La séance est reprise.

5

Journée internationale de la francophonie

M. le président. Madame la ministre, mes chers collègues, nous célébrons aujourd’hui la Journée internationale de la francophonie. (Mmes et MM. les sénateurs, ainsi que Mme la ministre, se lèvent.)

Comme vous le savez, le Sénat a toujours apporté un soutien sans faille à la francophonie. Celle-ci est d’abord une communauté linguistique, rassemblant plus de 320 millions de personnes. Au-delà, elle est surtout une communauté humaine et culturelle, au sein de laquelle nos peuples ont tissé des liens profonds au fil du temps.

La francophonie, c’est aussi, bien sûr, une communauté de principes, de valeurs telles que la paix, le dialogue, les droits humains et la tolérance, autant d’idéaux importants dans un monde contemporain traversé par la violence et les divisions géopolitiques, menacé par les extrémismes et fragilisé par la désinformation.

Du 9 au 13 juillet prochain, le Sénat organisera, conjointement avec l’Assemblée nationale, la cinquantième session de l’Assemblée parlementaire de la francophonie (APF), en coordination étroite avec l’APF et sa section française. Il aura ainsi le plaisir et l’honneur d’accueillir les quelque 500 participants venant de tous les pays francophones qui sont attendus à ce grand événement.

Mes chers collègues, nous allons interrompre nos travaux pour quelques instants.

La séance est suspendue.

(La séance, suspendue à quatorze heures trente-cinq, est reprise à quatorze heures quarante.)

M. le président. La séance est reprise.

6

 
Dossier législatif : proposition de loi visant à reconnaître le préjudice subi par les personnes condamnées sur le fondement de la législation pénalisant l'avortement, et par toutes les femmes, avant la loi n° 75-17 du 17 janvier 1975 relative à l'interruption volontaire de la grossesse
Article 1er

Personnes condamnées sur le fondement de la législation pénalisant l’avortement

Adoption d’une proposition de loi dans le texte de la commission modifié

M. le président. L’ordre du jour appelle, à la demande du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain, la discussion de la proposition de loi visant à reconnaître le préjudice subi par les personnes condamnées sur le fondement de la législation pénalisant l’avortement, et par toutes les femmes, avant la loi n° 75-17 du 17 janvier 1975 relative à l’interruption volontaire de la grossesse, présentée par Mme Laurence Rossignol et plusieurs de ses collègues (proposition n° 244, texte de la commission n° 432, rapport n° 431).

Discussion générale

M. le président. Dans la discussion générale, la parole est à Mme Laurence Rossignol, auteure de la proposition de loi. (Applaudissements sur les travées des groupes SER, CRCE-K, GEST et RDSE.)

Mme Laurence Rossignol, auteure de la proposition de loi. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, je tiens d’abord à remercier le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain d’avoir permis l’inscription de cette proposition de loi à l’ordre du jour.

Je remercie également le rapporteur Christophe-André Frassa pour son travail préparatoire, ses amendements visant à améliorer le texte, et pour son soutien.

Je remercie enfin la commission des lois d’avoir adopté à l’unanimité la semaine dernière le rapport sur cette proposition de loi.

Mes chers collègues, voilà un peu plus d’un an, lors des débats précédant la constitutionnalisation de l’interruption volontaire de grossesse (IVG), nous nous interrogions : n’importions-nous pas des sujets exclusivement extérieurs et sans conséquence en France ? Certains pensaient même que modifier la Constitution en raison d’une menace lointaine et improbable, c’était surréagir.

Depuis, J. D. Vance est venu à Munich expliquer aux Britanniques et, plus largement, à tous les Européens que les lois qui existent en Europe et qui sanctionnent le délit d’entrave à l’IVG étaient une atteinte à la liberté de conscience.

Depuis, pour sa dernière soirée, la chaîne C8 a diffusé un film militant hostile à l’IVG.

La menace anti-choix a donc bien franchi, comme nous le craignions, les frontières des États-Unis. Elle est même un objet d’ingérence du vice-président américain et bénéficie de soutiens médiatiques et financiers colossaux.

Notre proposition de loi s’inscrit dans la continuité de la loi Veil de 1975. Personne n’a, mieux que Simone Veil, dans une enceinte parlementaire, décrit le drame humain et sanitaire des avortements clandestins.

Le 16 janvier dernier, à l’occasion du cinquantième anniversaire de la loi, un collectif d’historiennes, dont font partie Michelle Perrot, Christelle Taraud et différentes personnalités, a publié une tribune demandant la réhabilitation des femmes injustement condamnées, rappelant la souffrance de celles qui désiraient avorter avant 1975.

Cette initiative a donné naissance à la présente proposition de loi, qui vise à prendre acte du préjudice subi par les personnes condamnées, et par toutes les femmes, avant la loi de 1975.

Je rappelle d’abord que, en matière d’avortement, il n’y a que deux options : l’avortement légal ou l’avortement clandestin. Interdire l’avortement, c’est renvoyer les femmes aux avortements clandestins.

Retenons ce chiffre : au début du XXe siècle, on évalue à environ 500 000 le nombre d’avortements clandestins réalisés en France chaque année. Trois femmes en mourraient chaque jour.

Depuis l’Antiquité, les États répriment l’avortement. Et les femmes continuent cependant d’avorter. Comme le dit très justement l’une des témoins du documentaire Il suffit découter les femmes , une femme qui ne veut pas mener une grossesse à terme est prête à tout pour y parvenir, même à mettre sa vie en danger. Il en est ainsi depuis toujours.

Au cours de l’Histoire, particulièrement depuis 1810, la France s’est montrée très déterminée à contrôler la natalité et à assigner les femmes à leur fonction reproductive, en leur ôtant toute liberté de choix. Le code napoléonien poursuivait ainsi de travaux forcés les femmes qui avortaient.

En 1892, les sanctions ont été aggravées et le corps médical s’est structuré autour d’une doctrine antiavortement. En 1920, les peines ont été encore renforcées et toute propagande anticonceptionnelle a été interdite.

Pendant toutes ces années, on a toujours dénombré plusieurs centaines de milliers d’avortements clandestins par an.

Sous le régime de Vichy, l’avortement devient un crime d’État et une femme fut même guillotinée pour avoir pratiqué des avortements.

Dans l’immédiat après-guerre, la peine de mort est certes abolie pour les crimes d’avortement, mais la répression est féroce. Des étudiants qui travaillent actuellement sur les registres de la cour d’appel de Caen ont recensé, pour l’année 1946, dans trois départements et sur un seul semestre, pas moins de trente condamnations en appel, qui viennent s’ajouter aux condamnations en première instance.

Les deux guerres mondiales du XXe siècle et leurs saignées démographiques sont suivies de politiques natalistes offensives : les femmes doivent repeupler la France et l’idée même du contrôle des naissances est fermement combattue.

De surcroît, l’interdiction de l’avortement suscite un double consensus, médical et politique, qui s’explique bien sûr par l’absence totale des femmes dans les cercles du pouvoir médical et politique.

Les hommes ont décidé seuls, aussi bien de la loi scientifique que de la loi politique. Leur seule connaissance de l’avortement était probablement celle qu’ils avaient des avortements de leurs maîtresses. D’ailleurs, leur lâcheté et leur hypocrisie leur épargnaient toute crise de conscience.

La propagande antiavortement était fournie et dense. LAvortement, fléau national, paru en 1943 et dédicacé par le maréchal Pétain (Mme Laurence Rossignol en brandit un exemplaire.), est à l’image de ce que l’on peut attendre de Vichy : la répression de l’avortement pour la défense de la race.

En 1951, la République est revenue, mais le ministère de la santé publique et de la population publie LAvortement, fléau social. (Mme Laurence Rossignol en brandit également un exemplaire.)

Nous relèverons la continuité des titres. Le substrat idéologique est différent, mais la conclusion est la même : il faut empêcher les femmes d’avorter et les peines doivent être dissuasives.

Toutefois, pendant ces mêmes périodes, particulièrement au début du XXe siècle, des femmes au courage insensé revendiquent le droit à la contraception et à l’avortement comme conditions de l’égalité entre les femmes et les hommes.

Je pense particulièrement à Nelly Roussel et à Madeleine Pelletier. Même au sein du mouvement féministe de leur époque, leur combat est précurseur. On peut et l’on doit aussi leur rendre hommage aujourd’hui.

À partir des années 1950, et malgré la répression que j’ai évoquée, le mouvement en faveur du droit des femmes, du contrôle des naissances et du droit des femmes à disposer de leur corps commence à se structurer et à s’organiser.

En 1956, la création du Planning familial, qui s’est d’abord appelé la Maternité heureuse – c’est dire s’il fallait ruser ! – va changer la vie de nombreuses femmes.

Mais que la route fut longue jusqu’en 1975 ! Il aura fallu le Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (Mlac) et la méthode Karman, qui ont sécurisé les avortements clandestins, les cars vers l’Angleterre, l’inoubliable plaidoirie de Gisèle Halimi au procès de Marie-Claire, le manifeste des 343 ou encore les manifestations féministes, pour qu’enfin l’avortement soit légalisé et pratiqué dans les hôpitaux.

Il aura fallu tout cela pour qu’enfin on range les aiguilles à tricoter, les cintres, l’eau de javel, les décoctions de plantes toxiques et les cocktails de médicaments, pour qu’on en finisse avec les curetages à vif dans les hôpitaux et les « comme ça, ma petite fille, vous vous en souviendrez la prochaine fois ».

Nous ne devons jamais oublier ni la violence du débat politique ni le courage de Simone Veil.

Cette proposition de loi reconnaît que les lois antiavortement ont porté atteinte à la santé des femmes, entravé l’égalité, tué des centaines de milliers d’entre elles et en ont fait condamner des milliers.

Elle reconnaît l’ensemble des souffrances que les femmes et leurs familles ont subies, y compris la honte à laquelle elles ont été assignées. Aujourd’hui, pour l’avortement comme pour le viol, la honte doit changer de camp.

Parce que l’histoire des femmes et la place des femmes dans l’Histoire restent encore à écrire, cette proposition de loi installe également un comité chargé de recueillir les témoignages afin de documenter l’histoire des femmes qui ont connu l’avortement clandestin.

Enfin, cette proposition de loi s’adresse aux millions de femmes auxquelles l’avortement est refusé et à celles qui luttent pour le défendre. Je la dédie aux 38 millions de femmes qui, chaque année sur la planète, sont contraintes de recourir à un avortement non sécurisé ou clandestin.

Malgré l’offensive internationale, il y a des États qui ne plient pas. La France est de ceux-là. En France, le consensus est solide. Il est renouvelé aujourd’hui et nous sommes déterminés.

Aussi, je me réjouis de l’adoption imminente par le Sénat de cette proposition de loi. (Applaudissements sur les travées des groupes SER, CRCE-K, GEST, RDSE et INDEP.)

M. le président. La parole est à M. le rapporteur.

M. Christophe-André Frassa, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et dadministration générale. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, la proposition de loi de Laurence Rossignol pose une question fondamentale : est-il nécessaire que la loi reconnaisse la souffrance des femmes qui ont subi le drame de l’avortement clandestin avant la loi Veil du 17 janvier 1975 ?

À cette question, la commission des lois a répondu positivement, et je souhaite vous expliquer pourquoi.

Sans doute la position de la commission aurait-elle pu être différente s’il s’était agi d’une simple proposition de loi mémorielle. Mais il ne s’agit pas ici de déterminer qui étaient les bons et les mauvais ni d’attribuer des responsabilités.

La souffrance des femmes du fait de l’avortement clandestin est incontestable. La présente proposition de loi nous offre simplement, dans son article 1er, de la reconnaître officiellement, et c’est cette reconnaissance qui permet le travail de mémoire, en libérant la parole et en permettant le témoignage.

J’ai été frappé par l’audition de Bibia Pavard, historienne et conseillère scientifique de la collecte de témoignages menée par l’Institut national de l’audiovisuel (INA) et d’Isabelle Foucrier, productrice de ce travail primordial intitulé Il suffit découter les femmes, engagé en 2022.

Elles m’ont indiqué que si les témoignages ont afflué, c’est parce qu’une institution officielle s’est intéressée au sujet. C’est parce que nous sommes là en dehors de toute démarche militante que la parole se libère et que la variété des situations – disons-le, la variété des traumatismes – trouve à s’exprimer.

Ce travail doit être poursuivi : moins de 20 % des propositions de témoignage ont pu être concrétisées par l’INA. Il faut donc recueillir cette mémoire, et c’est ce que prévoit cette proposition de loi.

Toutefois, il faut le faire dans un cadre adéquat, dans lequel la mémoire sert de base au travail historique et de recherche. C’est ce qu’a souhaité la commission des lois en prévoyant explicitement, en accord avec l’auteure de la proposition de loi, la présence d’historiens et de chercheurs dans la commission prévue à l’article 2.

Ensuite, et c’est essentiel, si cette proposition de loi a pour objet la reconnaissance des souffrances subies, elle ne prévoit aucun mécanisme d’indemnisation. Dans son dispositif, la commission des lois a ainsi remplacé le terme « préjudice » par les termes « souffrances » et « traumatismes » afin d’éviter toute confusion.

En effet, qui serait indemnisé ? Toutes celles qui ont souffert ? C’est évidemment impossible. Toutes celles qui ont été condamnées pour avoir subi un avortement clandestin ? Peuvent-elles même être retrouvées ? Et pourquoi seulement elles ?

Qu’en serait-il de toutes celles et de tous ceux qui ont pratiqué des avortements clandestins ? Serait-il légitime d’offrir une compensation à la fois à ceux qui agissaient par humanité et à ceux qui faisaient commerce de cette pratique, abusant de la souffrance des femmes ?

Pas plus qu’elle ne peut distinguer les bons et les méchants de l’Histoire, la loi ne peut choisir les « bonnes victimes ». Ce serait là un choix en décalage complet avec la volonté commune de faire face à la réalité historique de l’avortement clandestin.

Dans son célèbre discours à la tribune de l’Assemblée nationale, la ministre de la santé d’alors, Simone Veil, montrait la nécessité de mettre fin à des lois qui, devenues contraires aux mœurs, étaient depuis longtemps inapplicables. Ce texte important est aussi un hommage à son courage, cinquante ans après la loi du 17 janvier 1975.

Le texte issu de la commission des lois, adopté en accord avec son auteure, Laurence Rossignol, nous paraît dès lors équilibré. La commission des lois vous propose de le voter, sous réserve de l’adoption de l’amendement de notre collègue André Reichardt. (Applaudissements sur les travées des groupes SER, RDSE et INDEP. – Mme Agnès Evren applaudit également.)

M. le président. La parole est à Mme la ministre déléguée.

Mme Aurore Bergé, ministre déléguée auprès du Premier ministre, chargée de légalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre les discriminations. Monsieur le président, monsieur le rapporteur, madame l’autrice de la proposition de loi, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, aujourd’hui, nous regardons en face notre propre histoire, une histoire de souffrances, d’injustices, mais aussi de courage et de détermination, une histoire de combats et de conquêtes, une histoire dans laquelle une chaîne ininterrompue de femmes a lutté sans relâche pour arracher à la morale et à la loi ce qui n’aurait jamais dû leur être confisqué : leur liberté, la liberté de maîtriser leur corps, la liberté de choisir leur destin.

Oui, la République doit reconnaître. Oui, nous devons nous souvenir ; nous souvenir que, jusqu’en 1975, avorter pouvait être un crime.

Entre 1870 et 1975, plus de 11 660 personnes ont été condamnées pour avoir avorté ou pour avoir aidé des femmes à avorter. Sous Vichy, l’avortement devient même un crime à l’encontre de la sûreté de l’État et est passible de la peine capitale.

Nous devons aussi nous souvenir de ces vies brisées par des grossesses non désirées, menées à terme sous la contrainte, dans la honte et le silence.

Nous devons nous souvenir de celles qui ont tout risqué pour avorter dans la clandestinité. Il y avait celles qui arrivaient à prendre un car pour les Pays-Bas ou un bateau pour l’Angleterre, mais à quel prix ?

Il y avait celles qui se passaient en secret le nom d’un médecin qui pratiquait ces actes interdits. Il y avait surtout toutes celles qui ont eu à vivre les chambres sordides et les tables de cuisine, les cataplasmes brûlants, les aiguilles à tricoter, les cintres tordus, les fils de fer, les sondes de fortune.

Il y avait celles qui mouraient. Il y avait celles qui finissaient à l’hôpital et qui y ont connu les interrogatoires, les regards inquisiteurs et les curetages sans anesthésie.

Ma mère fut l’une de ces jeunes filles, ces jeunes filles sur lesquelles pesaient le péché, la faute, la honte, la peur et même la terreur.

Son avortement est comme ces milliers d’avortements clandestins, de ces avortements qui se passent mal, qui obligent à venir à l’hôpital en espérant être accueillie en urgence avec humanité, de ces avortements qu’on vous fait payer, puisqu’il fallait en plus faire souffrir ces jeunes filles, de ces avortements qui se finissaient avec des curetages sans anesthésie et qui laissent des traces indélébiles.

Il y avait celles qui ne pouvaient plus jamais devenir mères, parce qu’il fallait bien expier la faute et qu’il y ait des conséquences.

Il y avait celles qui étaient condamnées. Ménagères, secrétaires-dactylos, vendeuses, institutrices, laborantines, ouvrières, étudiantes, ces femmes ainsi décrites par Gisèle Halimi, dans sa plaidoirie de 1972 : « C’est toujours la même classe, celle des femmes pauvres, vulnérables économiquement et socialement, cette classe des sans-argent et des sans-relations qui est frappée. »

Il y avait aussi celles et ceux qui les ont aidées : les médecins et les infirmières clandestins, les militantes, les mères, les sœurs, les filles, et ceux qui ont tendu la main.

Madame la sénatrice, votre proposition de loi est un acte de justice envers ces milliers de vies brisées par des lois injustes et trop longtemps effacées de notre mémoire collective. Elle est un hommage à celles et ceux dont le courage a pavé notre chemin et que nous avons l’opportunité de réinscrire solennellement dans l’histoire des droits humains, dans l’histoire des droits des femmes.

L’histoire de l’avortement, c’est l’histoire de nos mères, de nos grands-mères, de toutes ces femmes anonymes qui ont refusé de plier.

C’est l’histoire de générations de combattantes et de combattants, de militantes féministes et de citoyennes et de citoyens qui ont battu le pavé, défilé dans nos rues, exigé que les femmes puissent enfin décider pour elles-mêmes.

C’est l’histoire du manifeste des 343, ce coup de tonnerre du 5 avril 1971, lorsque des femmes, emmenées par Simone de Beauvoir, ont provoqué un débat inédit et forcé la société française à regarder en face sa propre hypocrisie.

C’est l’histoire de Gisèle Halimi qui, en juillet 1971, fondait Choisir la cause des femmes et offrait sa défense aux femmes traquées par la justice pour avoir avorté, pour avoir repris le contrôle de leur propre corps.

C’est l’histoire du procès de Bobigny, à l’automne 1972, celle d’une adolescente de 16 ans, Marie-Claire Chevalier, violée, dénoncée puis livrée aux tribunaux par son agresseur, celle de sa mère et de trois autres femmes, poursuivies pour l’avoir aidée.

Et puis, il y eut ce jour du 17 janvier 1975. La France tournait enfin une page de honte et de silence. Ce jour-là, la loi Veil entrait en vigueur, consacrant la dépénalisation de l’avortement.

Cette victoire, si elle peut nous paraître évidente aujourd’hui, fut arrachée de haute lutte. Quelques semaines plus tôt, le 26 novembre 1974, Simone Veil montait à la tribune. Elle savait ce qui l’attendait : le mépris, les insultes, les attaques les plus ignobles, notamment antisémites.

On tenta de l’humilier, de la faire plier, mais elle est restée debout, debout pour toutes celles qui n’étaient plus là pour témoigner, pour toutes celles dont la clandestinité avait marqué le corps, l’esprit et la réputation, pour toutes celles qui, sans cette loi, allaient encore risquer leur vie.

Elle déclarait à la société tout entière que le temps des jugements, des peurs et des hypocrisies était révolu.

Ces dernières semaines, nous avons célébré le cinquantième anniversaire de la loi Veil et le premier anniversaire de l’inscription, dans notre Constitution, de la liberté garantie des femmes de recourir à l’avortement. Cet acte était fort ; il était inédit. Et sans le Sénat, rien n’aurait été possible.

Ce n’est certainement pas le point final de nos combats. C’est au contraire une déclaration : nous disons que la France est un pays où la dignité et la liberté des femmes sont des valeurs fondamentales, non négociables.

La République ne transige pas avec les droits des femmes. La République ne transigera jamais avec la liberté des femmes. Et ce qui peut sembler être de l’Histoire ici ne l’est pas ailleurs.

J’appartiens à une génération à qui l’on a appris que la marche de l’Histoire était une marche vers toujours plus de progrès, de droits et d’égalité.

Nous avons grandi, peut-être naïvement, en pensant que certaines conquêtes étaient irréversibles. Nous avions tort. Ce moment de bascule, où, comme le disait Simone de Beauvoir, « votre vie durant vous devrez demeurer vigilante », nous y sommes.

Partout dans le monde, les droits humains, en particulier ceux des femmes, sont attaqués. Partout dans le monde, la liberté des femmes est contestée, fragilisée, éliminée.

Partout dans le monde, les forces néoconservatrices, intégristes, islamistes, avancent. Partout dans le monde, et même à nos portes, elles n’ont jamais renoncé. Elles n’ont jamais désarmé. Elles guettent les failles, exploitent les crises, infiltrent les discours, opèrent des renversements, reviennent sur les libertés, détruisent des droits. Leur objectif est toujours le même : reprendre le contrôle des corps et des consciences. Ce sont non pas des menaces lointaines, mais des alertes.

Alors oui, il nous faut demeurer vigilants. Et toute notre vie durant.

Mesdames, messieurs les sénateurs, aujourd’hui, nous avons la possibilité de réparer, mais surtout nous avons le devoir d’alerter. C’est pour cela que je vous appelle à voter cette proposition de loi le plus largement possible.

Vous rendrez ainsi justice à celles qui ont combattu dans l’ombre, à celles qui ont payé de leur liberté, parfois de leur vie, le simple droit de disposer d’elles-mêmes.

Vous affirmerez ainsi une nouvelle fois haut et fort que la liberté des femmes n’a jamais été une concession. Elle a été, elle est et elle restera toujours une conquête, une conquête que nous devons protéger, une conquête que nous devons honorer, une conquête que nous devons transmettre, pour être à la hauteur de nos mères et de nos filles. (Applaudissements.)

M. le président. La parole est à Mme Olivia Richard. (Applaudissements sur les travées du groupe UC. – Mmes Sabine Drexler et Agnès Evren applaudissent également.)

Mme Olivia Richard. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, il y a douze mois, nous étions réunis en Congrès pour inscrire dans la Constitution la liberté garantie à la femme de disposer de son corps. Cinquante personnes dans cet hémicycle s’étaient prononcées contre ce texte, soit par opposition à la démarche, la trouvant inutile, soit par opposition à l’avortement, soit par refus que la France réagisse à une jurisprudence étrangère.

Nous ne vivons pourtant pas sur une planète à part et devons bien prendre conscience du contexte international dans lequel nous inscrivons notre action. Je le répète régulièrement : ce que nous disons ici résonne au-delà de nos frontières.

Alors que certaines d’entre nous, dont Laurence Rossignol, étaient à New York à l’occasion de la Commission de la condition de la Femme de l’ONU, vous avez conduit, madame la ministre, une délégation aux effectifs historiquement importants, composée d’élus et de représentants d’associations, mais aussi de membres de la société civile, ce que je salue. Nous étions une centaine de Français ; c’était inédit, et il était très important d’arriver en force.

Dominique Vérien, présidente de la Délégation aux droits des femmes, m’a transmis l’extrait qui l’a le plus marquée dans la déclaration finale des États-Unis : « Le gouvernement des États-Unis n’encouragera plus les idéologies radicales qui remplacent les femmes par des hommes dans les espaces conçus pour les femmes et dans les chances qui leur sont offertes. Il ne dévastera pas non plus les familles en endoctrinant nos fils et nos filles pour qu’ils commencent à faire la guerre à leur propre corps, ou les uns aux autres. »

Mes chers collègues, je n’avais pas conscience que défendre les droits de la moitié de l’humanité revenait à faire la guerre à l’autre… Ma famille n’a pas davantage conscience que, quand je cuisine pour elle, c’est une chance, et non une punition ! (Sourires.)

L’article 317 du code pénal, qui prévoyait une amende et une peine d’emprisonnement dans tous les cas d’IVG avant 1975, est resté en vigueur jusqu’en 2001 pour sanctionner les IVG ne respectant pas les conditions énoncées par la loi Veil de 1975.

Anne-Cécile Mailfert, présidente de la Fondation des femmes, le rappelle : « Entre 1870 et 1975, 11 660 personnes ont été condamnées par l’État français pour avortement, aussi bien les femmes qui ont eu recours à l’IVG que les personnes qui les ont aidées. »

Si l’on remonte encore dans le temps, un édit royal de février 1556 du roi Henri II exigeait que toutes les femmes célibataires ou veuves déclarent leur grossesse aux autorités. En l’absence de cette déclaration était créée une présomption d’infanticide en cas de perte de l’enfant à la naissance. Cette disposition digne du Moyen Âge existe encore dans certains pays.

Mes chers collègues, si l’histoire de l’avortement nous enseigne bien une chose, c’est celle-ci : les hommes légifèrent sur le corps des femmes depuis des siècles et dans tous les pays. Ces législations évoluent, pas toujours en bien, au gré des époques et des continents, mais une évidence persiste : le corps de la femme est un objet politique.

Je tiens à cet égard à saluer l’engagement remarquable de notre collègue et auteure de cette proposition de loi, Laurence Rossignol, sur ces sujets. L’opportunité de ce texte est évidente, et je la remercie de l’avoir porté dans la Haute Assemblée.

Notre équipe de France a porté une voix attendue à l’ONU et fait avancer notre diplomatie féministe. C’est ce que nous faisons également aujourd’hui avec cette proposition de loi.

Avec l’accord de son auteure, Christophe-André Frassa a fait adopter en commission un amendement visant à éviter dans le texte une ambiguïté pouvant conduire à un futur dédommagement financier des victimes de la politique anti-IVG menée par la France. C’est un texte symbolique, donc, mais très important, car il contribue à un édifice encore fragile.

La commission nationale indépendante de reconnaissance des souffrances et traumatismes causés par les lois anti-IVG, créée par l’article 2, sera dédiée au recueil de la parole, à la transmission des histoires tues et à la levée des tabous anciens.

Elle offrira un lieu et un moment pour que notre société ouvre les yeux sur la réalité concrète et charnelle que nos lois imposaient encore récemment à la moitié de la population. Elle sera précieuse pour les générations qui nous ont précédés, mais aussi, et surtout, pour toutes celles qui nous succéderont.

Le groupe Union Centriste votera en faveur de cette proposition de loi. (Applaudissements sur les travées des groupes UC, RDSE, SER et CRCE-K.)