SOMMAIRE

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LISTE DES RECOMMANDATIONS DE LA MISSION D'INFORMATION 7

AVANT-PROPOS 13

I. L'ARCHITECTE DES BÂTIMENTS DE FRANCE, REMPART FRAGILISÉ DU PATRIMOINE PAYSAGER 17

A. LA PROTECTION DU PATRIMOINE PAYSAGER, UNE POLITIQUE PUBLIQUE EN RÉGULIÈRE ÉVOLUTION 17

1. Une ambition politique affirmée depuis plus de deux siècles 17

a) La progressive prise de conscience de la nécessité de protéger le patrimoine monumental 17

b) L'élargissement progressif de la protection des monuments à leurs abords 18

c) De grands principes toujours actuels mais d'application complexe 19

2. Une préoccupation largement partagée chez nos voisins européens 21

a) En Allemagne, en Espagne et en Suisse, une protection des abords appréciée in concreto 21

b) Le modèle de la « protection indirecte » italienne 23

(1) Dans les surintendances de l'archéologie, des beaux-arts et du paysage, des architectes aux missions proches de celles des ABF 24

(2) Des possibilités d'intervention limitées à proximité des zones protégées 24

(3) Les procédures de protection et de modification des abords 25

3. Au-delà des enjeux patrimoniaux, les politiques de protection présentent un intérêt économique et social majeur en France 27

a) Préserver le cadre et la qualité de vie de nos concitoyens 27

(1) Une prise de conscience progressive et tardivement traduite dans la loi 27

(2) Le rôle central des ABF 28

b) Protéger les atouts touristiques de la France 29

c) La préservation de savoir-faire traditionnels et respectueux de l'environnement 31

B. L'ABF, AGENT CENTRAL DE L'AMBITION PATRIMONIALE ET ARCHITECTURALE FRANÇAISE 33

1. L'ABF, l'homme aux avis 33

a) Une mission de contrôle devenue emblématique de la fonction 33

b) Le domaine étendu de l'avis conforme 36

c) Des décisions aux conséquences importantes pour les pétitionnaires 37

(1) Des accords pouvant être assortis de prescriptions obligatoires 38

(2) Des avis défavorables très minoritaires mais suscitant d'importantes critiques 38

2. Un pouvoir propre susceptible de recours 39

a) Des recours en faible nombre mais en forte augmentation 40

b) Une procédure complexe et susceptible d'amélioration 41

c) Des alternatives au recours encore sous-utilisées 44

(1) En amont, la conciliation ou le dernier recours avant le recours 44

(2) En aval, une médiation trop tardive 44

3. Une responsabilité centrale dans la conservation et la sécurisation des édifices protégés 45

a) La veille sanitaire 45

b) L'ABF, conservateur et maître d'oeuvre 46

c) L'ABF, responsable unique de sécurité des cathédrales 47

4. Un rôle de premier plan dans la diffusion de la politique patrimoniale de l'État auprès des élus et des administrés 49

a) Une fonction de conseil nécessaire et appréciée 49

b) La diffusion de la parole des ABF auprès des professionnels de l'architecture ou du patrimoine 50

C. L'ABF EST AUJOURD'HUI UN MAILLON FRAGILISÉ DE LA CHAÎNE PATRIMONIALE 51

1. L'ABF au bord de la saturation administrative 51

a) Un périmètre d'intervention qui s'étend 51

b) L'accumulation de nouvelles missions 52

c) Conséquence : la multiplication des avis 53

2. Des moyens budgétaires insuffisants 55

3. Des conséquences préoccupantes pour la protection patrimoniale 57

4. Le manque d'attractivité du corps des AUE 58

5. Un sous-effectif problématique 59

a) Des effectifs figés dans le temps ? 60

b) Une déconnexion entre la progression des effectifs et celle de l'activité 63

II. L'ABF, CENSEUR OU PARTENAIRE ? 64

A. LES CONDITIONS D'EXERCICE PAR LES ABF DE LEURS MISSIONS DE CONTRÔLE DONNENT LIEU À DES CRISPATIONS RÉCURRENTES 64

1. Des pouvoirs propres suscitant une appréciation contrastée 64

a) Un débat ancien 64

b) Un ressenti à mieux objectiver 65

2. L'avis conforme, éternel sujet de débat 65

3. Les principaux sujets de discorde entre les ABF et les élus locaux 67

a) La variabilité et le manque de prévisibilité des décisions rendues 67

b) L'absence de prise en compte du coût des travaux : des prescriptions inapplicables ? 69

c) Le manque de pédagogie 72

d) L'absence de prise en compte des enjeux de la transition écologique 73

4. Le risque de la non-déclaration 75

5. « L'équation personnelle » : l'ABF et le territoire 76

6. Une profession ou une protection en danger ? 78

B. UNE MISSION DE CONSEIL SOUS-INVESTIE FAUTE DE TEMPS 79

1. Les élus comme leurs administrés font face à des difficultés pour bénéficier d'un accompagnement de leurs projets 79

a) Une mission de conseil cruciale donnant lieu à de larges attentes 79

b) Une mission de contrôle accaparante au détriment du conseil 80

2. Une forte inégalité territoriale en matière de protection patrimoniale 83

a) Les petites communes rurales en manque d'expertise 83

b) Une inégale répartition géographique des ABF 84

3. Des instances de dialogue et d'ingénierie encore trop méconnues 91

a) Les conseils d'architecture, d'urbanisme et de l'environnement (CAUE) 92

b) Les commissions locales des SPR (CLSPR) 93

c) Des instructions uniformisées, jusqu'à quel point ? 93

III. ADAPTER LES MISSIONS DES ABF AUX DÉFIS DE DEMAIN 95

A. LA RATIONALISATION DU PÉRIMÈTRE DE CONTRÔLE DES ABF, ENCLENCHÉE PAR LA LOI LCAP DE 2016, DOIT PASSER À LA VITESSE SUPÉRIEURE 95

1. Les zones protégées et le domaine des ABF 95

a) Trois types d'espace qui obéissent à trois logiques 95

b) Une approche en termes de superficie qui ne rend pas compte de l'importance des ABF 98

2. Le PDA : une avancée majeure mais une procédure complexe 99

3. Innovation prometteuse, le PDA souffre cependant de deux limites 101

a) Première limite : une massification qui se fait attendre 101

b) Seconde limite : un contenu encore incomplet 103

4. L'an II des PDA 106

a) Faciliter l'adoption des PDA 106

b) Faire du PDA un outil plus adapté et complet 107

B. POUR UNE APPROCHE MIEUX HIÉRARCHISÉE, TRANSPARENTE ET COLLÉGIALE 109

1. Adapter les missions des ABF à l'évolution de leurs effectifs 109

a) Vers une meilleure hiérarchisation des missions confiées aux UDAP 109

(1) Un gain de temps administratif grâce au déploiement de l'outil Patronum 110

(2) Un coeur de métier à redéfinir 110

b) Détacher la sécurisation des cathédrales de la mission de conservation assurée par les ABF 112

c) Renforcer l'attractivité du métier d'ABF afin de préserver une expertise de haut niveau sur le long terme 114

(1) Recruter au moins un ABF supplémentaire par département 114

(2) Promouvoir la fonction d'ABF auprès des étudiants en architecture 115

(3) Développer la formation continue destinée aux ABF et aux personnels des UDAP 116

2. Améliorer la prévisibilité des avis 118

a) Renforcer la transparence de l'instruction des dossiers 119

(1) Éclairer le processus de décision de l'ABF en amont de la délivrance des avis 119

(2) En aval de la décision, assurer la publicité des avis 121

b) Développer l'information des citoyens, des pétitionnaires, des professionnels de l'urbanisme et des élus sur les problématiques patrimoniales 122

C. LA RÉNOVATION ÉNERGÉTIQUE EN ZONE PROTÉGÉE, UNE OPPORTUNITÉ POUR LE RENFORCEMENT DE LA MISSION DES ABF 124

1. Entre la préservation du patrimoine bâti et la poursuite de la transition énergétique, une aporie à dépasser 125

a) Deux objectifs également impérieux et apparemment inconciliables 125

b) Pour une réhabilitation écologique du bâti patrimonial 127

2. La place centrale de l'ABF dans la refondation des politiques de soutien à la rénovation énergétique du bâti ancien 129

a) Les premières mesures prises par l'administration sont encourageantes mais encore insuffisantes 130

b) Constituer l'ABF en pôle d'expertise au service d'une réhabilitation patrimoniale durable 132

EXAMEN DU RAPPORT DE LA MISSION D'INFORMATION 137

ANNEXES - LES COMPÉTENCES DES ARCHITECTES DES BÂTIMENTS DE FRANCE 149

LISTE DES PERSONNES ENTENDUES ET DES CONTRIBUTIONS ÉCRITES 153

LISTE DES DÉPLACEMENTS 157

TABLEAU DE MISE EN oeUVRE ET DE SUIVI DES RECOMMANDATIONS 161

LISTE DES RECOMMANDATIONS
DE LA MISSION D'INFORMATION

Premier axe

Faciliter la prise en compte de la problématique patrimoniale par les élus locaux

Alors que les élus locaux se trouvent en première ligne dans l'initiative, le suivi et l'instruction des dossiers d'urbanisme, il est essentiel de leur donner les moyens de s'approprier pleinement les problématiques spécifiques aux opérations portant sur les alentours des édifices patrimoniaux. La mission d'information souhaite à ce titre faciliter la généralisation des périmètres délimités des abords (PDA), créés par la loi en 2016 et qui permettent d'adapter la restriction générale d'urbanisme dans un rayon de 500 mètres à l'intensité patrimoniale constatée dans chaque collectivité. Elle souhaite également créer les conditions d'un dialogue plus apaisé entre les élus et les ABF.

· Quand la création d'un périmètre délimité des abords (PDA) n'est pas réalisée simultanément à l'élaboration, à la modification ou à la révision du PLU, supprimer l'obligation de conduire une enquête publique figurant à l'article L. 621-31 du code du patrimoine (recommandation n° 6, page 107).

· Supprimer, dans la procédure de création d'un PDA, la consultation obligatoire du propriétaire ou de l'affectataire domanial du monument historique concerné (recommandation n° 7, page 107).

· Encourager les élus locaux à adopter un règlement du PDA, en lien avec l'ABF et après consultation de la population dans le cadre d'une enquête publique réalisée de préférence à l'occasion de l'élaboration, de la révision ou de la modification des PLU et PLUi (recommandation n° 8, page 109).

· Faire passer de sept jours à un mois le délai du recours qui peut être exercé contre une décision de l'ABF par l'autorité compétente en matière d'urbanisme (recommandation n° 4, page 84).

· Développer la médiation et mieux la faire connaître auprès des élus (recommandation n° 2, page 45).

· Mettre en place au niveau départemental une commission de médiation composée d'élus, de représentants de l'État, de l'ABF du département, de professionnels de la construction comme les CAUE et des associations de défense du patrimoine. Sans préjudice des voies de recours, elle se réunirait périodiquement pour examiner les dossiers transmis par les maires faisant l'objet d'un désaccord avec l'ABF et proposer un règlement (recommandation n° 1, page 44).

· Adopter au niveau des DRAC et du ministère une gestion des ressources humaines plus dynamique en identifiant, par un dialogue avec les élus et les autorités préfectorales, les situations les plus conflictuelles, afin de proposer aux ABF éventuellement concernés des formations complémentaires et un accompagnement ou d'envisager un changement d'affectation (recommandation n° 3, page 78).

Deuxième axe

Améliorer la lisibilité et la prévisibilité des décisions des ABF

Afin d'améliorer la compréhension des décisions des ABF, la mission d'information souhaite créer un principe de transparence des décisions rendues, diffuser des guides méthodologiques partagés permettant aux élus et aux porteurs de projet de mieux anticiper les avis à venir, et plus généralement renforcer les temps de dialogue entre les ABF et les élus locaux.

· Encourager le développement de permanences régulières des ABF dans les communes de leur territoire de compétences (recommandation n° 18, page 123).

· Rendre obligatoire pour les ABF chefs de service la diffusion, dans l'année suivant leur entrée en fonction, d'un projet de service déterminant les priorités et les méthodes de travail de leur UDAP d'affectation, qui sera rendu public, adressé à l'ensemble des élus locaux, et présenté devant les intercommunalités du département. (recommandation n° 15, page 119).

· Assurer la publicité des avis rendus par les ABF dans le cadre d'un registre national en ligne mis gratuitement à la disposition du public permettant de retracer l'ensemble des avis par localisation (recommandation n° 17, page  122).

· Développer des guides, cahiers des charges et doctrines nationales en matière patrimoniale, sur le modèle du guide sur l'insertion architecturale et paysagère des panneaux solaires diffusé en décembre 2023 (recommandation n° 16, page 121).

Troisième axe

Mieux informer le public et les élus sur les problématiques patrimoniales

La mission d'information souhaite promouvoir le développement d'une réelle culture patrimoniale auprès des élus comme des publics scolaires.

· Améliorer la connaissance du rôle des CAUE par les élus, et en constituer dans les départements qui n'en sont pas encore dotés (recommandation n° 5, page 93).

· Mettre en place, en particulier via les CAUE, des formations sur les enjeux associés au bâti patrimonial, à destination notamment des agents exerçant dans les services instructeurs des demandes d'autorisation d'urbanisme (recommandation n° 19, page 124).

· Développer la connaissance de l'architecture et du patrimoine auprès des publics scolaires afin de promouvoir une culture architecturale citoyenne (recommandation n° 20, page 124).

Quatrième axe
Mieux hiérarchiser les missions des ABF
pour leur permettre de renforcer leur fonction de conseil

Face au défi posé par l'accroissement de leurs missions conjugué à la stagnation de leurs effectifs, les missions des ABF doivent aujourd'hui être repensées et mieux hiérarchisées, afin notamment de renforcer leur fonction de conseil.

· Identifier les priorités d'action des UDAP dans le cadre d'une stratégie nationale déclinée au niveau local par chaque DRAC (recommandation n° 10, page 112).

· Définir et hiérarchiser les missions des UDAP en annexe au décret n° 2010-633 du 8 juin 2010, conformément aux orientations prises dans l'instruction n° 5399/SG du 1er juillet 2009 (recommandation n° 9, page 112).

· Retirer la mission de sécurisation des cathédrales du champ de compétences des ABF (recommandation n° 11, page 113).

Cinquième axe

Renforcer l'attractivité du métier d'ABF
afin de préserver un corps spécialisé de haut niveau sur le long terme

La préservation du patrimoine nécessite le renforcement du corps des ABF pour maintenir une expertise de haut niveau et améliorer l'accompagnement des élus dans les territoires.

· Recruter au moins un ABF supplémentaire par département en relevant le plafond d'emplois applicable aux UDAP dans les lois de finances pour 2025 et 2026 et en définissant un plan pluriannuel de renforcement des effectifs des UDAP (recommandation n° 12, page 115).

· Améliorer l'information sur les métiers du patrimoine dans les écoles d'architecture (recommandation n° 13, page 116).

· Renforcer et rendre plus accessible l'offre de formation continue destinée aux ABF, en renforçant le rôle de l'École de Chaillot (recommandation n° 14, page 118).

Sixième axe

Tenir compte de la spécificité du bâti ancien dans les politiques environnementales

L'adaptation du bâti patrimonial ancien aux contraintes nouvelles résultant du réchauffement climatique est un défi majeur ; elle constitue également une opportunité pour le renforcement du rôle de conseil et d'accompagnement des ABF. La mission d'information souhaite à cet égard que cet enjeu soit identifié comme une priorité d'action par les politiques culturelles comme par les politiques en faveur de l'environnement.

· Nommer un référent en matière de transition énergétique et environnementale au sein de chaque DRAC (recommandation n° 24, page  135).

· Accélérer l'évolution engagée par le ministère de la transition écologique sur l'adaptation du DPE aux spécificités du bâti patrimonial ancien, notamment en intégrant l'ensemble des matériaux et techniques pertinents pour ce type de bâti dans le guide d'accompagnement des diagnostiqueurs (recommandation n° 22, page 134).

· Refonder le dispositif d'aides publiques aux opérations de réhabilitation énergétique des logements de manière à développer le soutien financier aux techniques de rénovation énergétique respectueuses du bâti patrimonial, mais également à décourager le recours aux techniques potentiellement délétères pour le bâti ancien (recommandation n° 21, page  133).

· Compléter l'article 1er de la loi du 3 janvier 1977 sur l'architecture pour faire figurer la réhabilitation des constructions parmi les activités architecturales d'intérêt public (recommandation n° 23, page 135).

AVANT-PROPOS

La France, première destination touristique mondiale, offre également un exceptionnel cadre de vie à ses habitants ; la beauté de ses paysages et la spectaculaire préservation de son architecture, qui témoignent au coeur de nos métropoles comme de nos villages de la richesse de notre histoire, font la légitime fierté de nos concitoyens.

Ces multiples atouts ne doivent rien au hasard ni à la chance. Parce que l'attachement aux contours architecturaux et paysagers de notre pays est indissociable d'une conscience aiguë de la nécessité de les protéger, ils résultent d'un engagement profond et persistant de nos pouvoirs publics pour la préservation de notre patrimoine. « Il y a deux choses dans un édifice : son usage et sa beauté. Son usage appartient au propriétaire, sa beauté à tout le monde, à vous, à moi, à nous tous. Donc, le détruire c'est dépasser son droit », écrivait Victor Hugo en 1832 dans un manifeste intitulé « Guerre aux démolisseurs ». Dans le pays qui a érigé la propriété au rang de droit inviolable et sacré, cet engagement va jusqu'à la limitation du droit de propriété dans les lieux les plus spectaculaires et les plus emblématiques de notre patrimoine que constituent les alentours des monuments historiques.

Car, « en architecture, un chef-d'oeuvre isolé risque d'être un chef-d'oeuvre mort », déclarait André Malraux le 23 juillet 1962. Comment en effet imaginer la basilique de Vézelay sans sa colline éternelle, le château de Versailles amputé de sa grande perspective ou encore Saint-Malo privée de ses demeures corsaires ? La France a ainsi mis en place, depuis plus d'un siècle, un ensemble de protections qui se sont progressivement étendues des monuments remarquables eux-mêmes à leurs abords. La haute ambition patrimoniale française est ainsi assumée autant par les pouvoirs publics que par les propriétaires privés d'édifices situés aux abords de monuments historiques, qui voient leurs opérations de construction et de rénovation strictement encadrées.

Cet encadrement est en pratique assuré par le pouvoir d'avis conforme dévolu aux architectes des bâtiments de France (ABF) sur les demandes d'autorisation d'urbanisme. Agents territoriaux de l'État et experts de très haut niveau des questions patrimoniales et paysagères, les ABF personnifient ainsi la politique de protection de notre patrimoine architectural et paysager à l'échelle départementale. En première ligne face aux demandes émanant des porteurs de projet, ils constituent également un véritable contre-pouvoir des acteurs centraux de l'urbanisme que sont depuis 1983 les élus locaux.

La mise en oeuvre sur le terrain de ce pouvoir propre d'avis conforme, exercé en dehors de toute autorité hiérarchique, n'est cependant pas sans susciter des interrogations, voire des frustrations. Parce qu'il ne s'exerce que sur des cas d'espèce et, en un domaine qui fait la part belle aux questions d'esthétisme, comporte une nécessaire part de subjectivité, il arrive en effet que les contraintes et recommandations formulées soient mal acceptées. Parce que, comme tant d'autres services de l'État, les ABF font face à une charge de travail croissante qui, conjuguée à des moyens et des effectifs en stagnation, ne leur laisse pas le temps de l'accompagnement et de la pédagogie, leurs avis et préconisations sont parfois mal compris et génèrent des frustrations. En témoignent les multiples débats relatifs à une éventuelle limitation de leur pouvoir propre qui se sont tenus, au cours des dernières années, sur les bancs parlementaires.

Devant ce constat, le groupe Les Indépendants-République et Territoires a décidé, en application de l'article 6 bis du Règlement du Sénat, la création d'une mission d'information sur le périmètre d'intervention et les compétences des architectes des bâtiments de France. Au cours de sa réunion constitutive du mercredi 27 mars, qui a permis d'élire son bureau et de lancer ses travaux, Marie-Pierre Monier et Pierre-Jean Verzelen en ont respectivement été désignés présidente et rapporteur.

Ce rapport a été adopté à l'issue de six mois de travaux approfondis, au cours desquels la mission d'information a conduit une vingtaine d'auditions sous la forme de tables rondes1(*), ainsi que quatre déplacements sur le terrain - à la Cité de l'Architecture et du Patrimoine le 19 juin, dans le Lot les 9 et 10 juillet, dans le Rhône le 11 juillet et en Indre-et-Loire le 17 juillet. Elle a également souhaité recueillir la parole des élus locaux en organisant, entre le 23 mai et le 17 juin, une consultation en ligne qui a enregistré près de 1 500 contributions2(*).

Au terme de cet important travail d'écoute et d'analyse, qui a permis de prendre la pleine mesure de la difficulté de certaines situations locales ainsi que de la variété des jugements portés sur l'action des ABF, la mission d'information relève fondamentalement que la contestation de leur pouvoir constitue l'une des manifestations des difficultés auxquelles est aujourd'hui généralement confronté l'État dans ses relations avec les territoires et les citoyens. Unanimement saluée par les acteurs du patrimoine, l'ambitieuse politique française de préservation de nos sites remarquables se heurte en effet aujourd'hui aux nouveaux défis rencontrés par nombre de nos territoires, frappés de plein fouet par la désertification et le reflux des services publics.

Souhaitant ardemment préserver une politique de protection patrimoniale à la hauteur de notre héritage et de nos ambitions, la mission d'information a en conséquence souhaité formuler 24 propositions, réparties en six axes, visant à recréer les conditions d'un dialogue apaisé et constructif entre les ABF, les élus locaux et les administrés, condition fondamentale du consensus indispensable à la sauvegarde de l'exceptionnel cadre de vie français.

I. L'ARCHITECTE DES BÂTIMENTS DE FRANCE, REMPART FRAGILISÉ DU PATRIMOINE PAYSAGER

A. LA PROTECTION DU PATRIMOINE PAYSAGER, UNE POLITIQUE PUBLIQUE EN RÉGULIÈRE ÉVOLUTION

1. Une ambition politique affirmée depuis plus de deux siècles
a) La progressive prise de conscience de la nécessité de protéger le patrimoine monumental

La défense des vestiges du passé n'a pas toujours été une préoccupation largement partagée. En 1519, le peintre Raphaël écrivait ainsi au pape Léon X3(*) ses regrets de constater la disparition de nombreux vestiges romains dans la capitale italienne : « Je ne peux me rappeler sans grande tristesse que, depuis bientôt onze ans que je suis à Rome, une quantité de telles choses [...] ont été détruits. Il faut donc, Très Saint Père, qu'un des premiers soucis de Votre Sainteté soit de veiller à ce que le peu qui nous reste de cette antique mère de la gloire et de la grandeur italiennes - et qui témoigne de la valeur et de la vertu de ces esprits divins, dont encore aujourd'hui la mémoire exhorte les meilleurs d'entre nous à la vertu - ne soit pas arraché et mutilé par les pervers et les ignorants. » En France, sous l'Ancien régime, nombre de monuments ont été au fil du temps rasés et leurs matériaux réutilisés pour la construction de nouveaux édifices, sans que cette pratique très répandue ne suscite d'opposition particulière.

La première manifestation documentée d'une préoccupation patrimoniale dans notre pays date de la période révolutionnaire. Dans son Rapport sur les destructions opérées par le Vandalisme et les moyens de le réprimer présenté devant la Convention le 14 fructidor an II (31 août 1794), l'abbé Grégoire appelle au respect devant « entourer les objets nationaux, qui, n'étant à personne, sont la propriété de tous ».

Il faut cependant attendre la première moitié du XIXe siècle pour voir la mise en place progressive d'un système ambitieux de protection patrimoniale. Les lois du 3 mai 1841 et du 30 mars 1887 ont établi la première protection des monuments historiques, en rendant possible leur expropriation en cas de péril sur leur intégrité ; ces dispositions ont ensuite été complétées par la loi du 9 décembre 1905 sur la séparation des Églises et de l'État pour assurer la protection des édifices cultuels. Dès le XIXe siècle étaient ainsi prévues des sanctions pénales en cas d'atteinte au patrimoine monumental : une amende pour les travaux de restauration réalisés sans autorisation et un emprisonnement pour la destruction d'un immeuble classé.

b) L'élargissement progressif de la protection des monuments à leurs abords

Cette protection patrimoniale, initialement centrée sur la préservation de l'intégrité des monuments, a ensuite été élargie à celle de leurs abords. À l'initiative du sénateur Guillaume Chastenet de Castaing, l'article 118 de la loi de finances du 13 juillet 1911 a ainsi introduit la notion de « conservation des perspectives monumentales et des sites ».

L'arrêt « Gomel » du 4 avril 1914 :
un petit pas pour le patrimoine, un grand pas pour le droit

La première application de la notion de « perspective monumentale » date de 1914. L'administration avait refusé à M. Gomel la délivrance d'un permis de construire pour un immeuble qu'il possédait place Beauvau à Paris. Le Préfet de la Seine fondait son refus sur le fait que la place constituait une « perspective monumentale » au sens de l'article 118 de la loi du 13 juillet 1911. M. Gomel demandait au Conseil d'État l'annulation de cette décision et l'autorisation d'engager les travaux projetés.

Le Conseil d'État a tout d'abord estimé que le raisonnement juridique de l'administration était correct : elle avait bien le droit de refuser les travaux. Cependant, et pour la première fois, la haute juridiction est allée plus loin en s'intéressant également à la validité de la qualification juridique des faits. Le Conseil a ainsi considéré que la place Beauvau ne constituait pas une perspective monumentale, et annulé à ce titre la décision de l'administration.

Si l'arrêt du Conseil d'État est une déception pour les défenseurs du patrimoine de l'époque, il marque donc une avancée juridique majeure pour le droit de l'urbanisme.

Cette protection a été renforcée par la loi du 31 décembre 1913, dont l'article premier a permis de classer « des immeubles dont l'acquisition est nécessaire pour isoler, dégager ou assainir un immeuble classé ».

C'est ensuite la loi du 2 mai 1930 « ayant pour objet de réorganiser la protection des monuments naturels et des sites de caractère artistique, historique, scientifique, légendaire ou pittoresque » qui a défini les grands principes de notre actuel régime de protection des abords, en autorisant l'administration à délimiter autour des sites et monuments une zone dans laquelle une protection spéciale s'exerce, ce qui se traduit par des obligations imposées aux constructeurs.

Complétant la loi de 1913, une loi du 25 février 1943 a ensuite permis deux avancées majeures pour la protection des abords :

- son article premier prévoyait que le périmètre de protection autour des immeubles classés, jusque-là laissé à la discrétion de l'administration, couvrait une zone de 500 mètres autour du site. L'administration a très tôt interprété cette formulation assez vague comme le rayon d'un cercle dont le monument serait le centre, soit une emprise de 78,5 hectares. S'y ajoutait un critère cumulatif de « covisibilité » avec le monument, qui a donné lieu à une riche jurisprudence ;

- elle insérait dans la loi du 31 décembre 1913 un article 13 bis, qui disposait qu'« aucune construction nouvelle, aucune transformation ou modification de nature à affecter l'aspect d'un immeuble ne peut être effectuée sans une autorisation préalable [de l'État] si la construction nouvelle ou si l'immeuble transformé ou modifié se trouve situé dans le champ de visibilité d'un immeuble classé ou inscrit ».

Le principe d'une autorisation préalable pour les travaux dans un rayon de 500 mètres autour d'un immeuble classé était ainsi posé dès le milieu du XXe siècle, et la fonction de contrôle correspondante confiée à un corps spécialisé, les architectes des bâtiments de France (ABF).

La protection patrimoniale, une compétence partagée au-delà des seuls ABF

La protection des sites remarquables n'est pas de la seule compétence de l'ABF. L'article R. 111-27 du code de l'urbanisme, introduit en 1955, prévoit qu'un projet « peut être refusé ou n'être accepté que sous réserve de l'observation de prescriptions spéciales si les constructions, par leur situation, leur architecture, leurs dimensions ou l'aspect extérieur des bâtiments ou ouvrages à édifier ou à modifier, sont de nature à porter atteinte au caractère ou à l'intérêt des lieux avoisinants, aux sites, aux paysages naturels ou urbains ainsi qu'à la conservation des perspectives monumentales. »

Sur le fondement de cet article, et même en cas d'accord de l'ABF, le maire a la faculté de s'opposer aux travaux ou de prescrire des modifications, de même que toute personne concernée peut s'en prévaloir pour contester un permis.

c) De grands principes toujours actuels mais d'application complexe

S'ils ont connu des transformations et ajustements successifs au fil du temps, les grands principes législatifs définis depuis le milieu du XXe siècle pour la protection des abords des monuments historiques sont pour la plupart toujours d'actualité.

• Près de 20 ans après la loi de 1943, André Malraux, alors ministre de la culture, présente un projet de loi « complétant la législation sur la protection du patrimoine historique et esthétique de la France et tendant à faciliter la restauration immobilière », que la postérité retiendra sous le nom de « loi Malraux ». Dans la lignée de la loi de 1943, ce texte visait notamment à moderniser la gestion des « abords ».

Extrait du discours d'André Malraux le 23 juillet 1962 devant l'Assemblée nationale

André Malraux détaillait ainsi les objectifs de son projet de loi lors d'une intervention devant l'Assemblée nationale le 23 juillet 1962 :

« Au siècle dernier, le patrimoine historique de chaque nation était constitué par un ensemble de monuments. Le monument, l'édifice, était protégé comme une statue ou un tableau, ouvrage majeur d'une époque.

« Mais les nations ne sont plus seulement sensibles aux chefs-d'oeuvre, elles le sont devenues à la seule présence de leur passé. Ici est le point décisif : elles ont découvert que l'âme de ce passé n'est pas faite que de chefs-d'oeuvre, qu'en architecture un chef-d'oeuvre isolé risque d'être un chef-d'oeuvre mort ; que si le palais de Versailles, la cathédrale de Chartres appartiennent aux plus nobles songes des hommes, ce palais et cette cathédrale entourés de gratte-ciel n'appartiendraient qu'à l'archéologie ; que si nous laissions détruire ces vieux quais de la Seine semblables à des lithographies romantiques, il semblerait que nous chassions de Paris le génie de Daumier et l'ombre de Baudelaire. »

La principale innovation de cette loi du 4 août 1962 résidait dans la mise en place de « secteurs sauvegardés » allant au-delà des abords des monuments pour englober un ou plusieurs quartiers, dans le cadre tracé par un document de planification urbaine spécifique, le plan de sauvegarde et de mise en valeur (PSMV). L'objectif de ces dispositions, partagé par le ministère de l'Équipement de l'époque, était de préserver les centres historiques des villes et villages face à l'avancée de l'urbanisation.

L'ambition portée par cette loi s'est cependant heurtée à la très grande complexité de sa mise en oeuvre. Quinze ans après son adoption, quatre PSMV seulement avaient été mis en place. Dans les cas de Bordeaux, du 7ème arrondissement de Paris et de Versailles, vingt ans ont été nécessaires entre le lancement du projet de secteur sauvegardé et l'entrée en vigueur du PSMV.

À compter de 1983 et du transfert des compétences d'urbanisme aux collectivités, le mécanisme est devenu plus efficace, même si les objectifs fixés par la loi Malraux de 1962 n'ont jamais été atteints. À la date de l'adoption de la loi du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l'architecture et au patrimoine (dite « LCAP »), seuls 105 des 400 secteurs sauvegardés prévus avaient été créés.

• La délimitation du périmètre de 500 mètres fixé par la loi de 1943, ensuite, a suscité de nombreuses et régulières critiques en raison de son caractère arbitraire. L'ancien sénateur Paul Séramy, dans un rapport4(*) de 1982, le qualifiait ainsi de « rond bête et méchant ».

• Les zonages de protection patrimoniale définis par la loi, enfin, ont connu plusieurs métamorphoses jusqu'en 2016. Les zones de protection du patrimoine architectural, urbain et paysager (ZPPAUP) créées par la loi de décentralisation du 7 janvier 1983 ont été remplacées à partir de 2010 par les aires de mise en valeur de l'architecture et du patrimoine (AVAP). La loi du 13 décembre 2000 relative à la solidarité et au renouvellement urbains (SRU) a ensuite créé des périmètres « adaptés », avant que la LCAP de 2016 ne procède à une simplification générale de ces dispositifs, devenus trop nombreux et complexes, au profit de zonages élaborés en meilleure concertation avec les collectivités territoriales. L'évaluation de cette réforme est l'un des objets du présent rapport.

• Plus d'un siècle après le vote de la loi fondatrice de 1913, le système français de protection des abords s'est donc constitué de manière autonome par rapport à la conservation des monuments en eux-mêmes. Il repose encore sur les deux grands principes fondateurs que sont :

- la délimitation de certaines zones, abords de monuments ou secteurs sauvegardés, faisant l'objet de servitudes particulières ;

- l'obligation d'obtenir, pour la réalisation de travaux dans ces zones, une autorisation préalable délivrée par l'ABF, dont la jurisprudence a précisé qu'il n'était pas subordonné dans ses avis à une quelconque autorité hiérarchique.

2. Une préoccupation largement partagée chez nos voisins européens

Ainsi que l'a souligné Fabien Sénéchal, président de l'Association nationale des architectes des bâtiments de France (ANABF) devant la mission d'information le 14 mai, la politique patrimoniale française suscite un fort intérêt à l'international : « [...] il existe des raisons objectives d'être fiers de notre patrimoine et de nos paysages et d'être la première destination touristique dans le monde. Notre réponse administrative est à la hauteur de l'enjeu et de l'ambition portée, ainsi qu'à la hauteur du regard que les autres pays du monde portent sur nous. En tant que président de l'ANABF, je peux en témoigner, mais vous aussi certainement, car nous sommes régulièrement sollicités pour des interventions et des auditions par des pays européens et extraeuropéens qui souhaitent comprendre comment nous travaillons et qui souhaitent s'enrichir du dialogue et de la compréhension du système français qui fait référence. »

L'attention accordée à la protection des patrimoines n'est cependant pas le propre de la France : de nombreux pays ont également mis en place des règles spécifiques. Les membres de la mission d'information ont ainsi souhaité disposer d'une vision comparative en observant les pratiques de quelques-uns de nos voisins européens. Au-delà de variations procédurales et organisationnelles, tous partagent la volonté de protéger leur patrimoine paysager at architectural et considèrent que la zone de protection ne se limite pas aux murs du bâtiment.

a) En Allemagne, en Espagne et en Suisse, une protection des abords appréciée in concreto

L'Allemagne, l'Espagne et la Suisse ont défini une politique de protection patrimoniale étendue aux abords de leurs monuments remarquables. Si le fonctionnement concret de cette protection n'est bien entendu pas identique au modèle français, elle présente de nombreuses similitudes avec celle qui a cours sur notre territoire, parmi lesquelles l'existence de structures dédiées à la protection du patrimoine. En ce qui concerne spécifiquement le traitement des abords, il faut observer qu'aucun de ces trois pays n'a défini un périmètre strict et applicable par défaut, lui préférant une approche au cas par cas.

• En Allemagne, il revient à chaque Land de définir ses propres principes dans le cadre de sa législation patrimoniale. La loi relative à la protection du patrimoine de Bavière dispose en son article 6 que « sont également soumises à autorisation les personnes qui souhaitent construire, modifier ou supprimer des installations à proximité de monuments historiques, si cela peut avoir des répercussions sur l'existence ou l'aspect de l'un des monuments historiques »5(*).

Si le sujet n'est donc pas porté au niveau fédéral, des autorités chargées de la protection patrimoniale sont présentes dans chaque Land. Celles-ci sont décisionnaires en matière d'octroi des autorisations si des travaux sont susceptibles de porter une atteinte visuelle au monument protégé. Dans certains Länder, les autorités peuvent s'appuyer sur des conservateurs du patrimoine (Heimatpfleger), lesquels sont entendus lors de l'instruction des demandes d'autorisation touchant des monuments classés.

• En Espagne, la loi du 16 juin 1985 relative au patrimoine historique encadre expressément la protection des abords. Elle prévoit, dès la déclaration d'intérêt culturel, la prise en compte d'un abord (entorno) des monuments historiques, c'est-à-dire « ses relations avec la zone à laquelle [le monument] appartient ainsi que la protection des caractéristiques géographiques et des sites naturels qui constituent son environnement »6(*).

La déclaration d'intérêt culturel, qui définit le monument historique et ses abords, entraîne l'obligation pour la municipalité d'établir un plan spécial de protection de la zone couverte par la déclaration d'intérêt culturel. À compter de l'approbation de ce plan spécial de protection de la zone, les communes concernées sont compétentes pour délivrer les autorisations. Les constructions réalisées sur la base d'autorisations contraires au plan étant considérées comme illégales, leur destruction peut être ordonnée aux frais de la commune qui a délivré l'autorisation.

Les régions espagnoles peuvent également adopter des lois en matière de protection du patrimoine. La loi n° 14 du 26 novembre 2007 sur le patrimoine historique d'Andalousie7(*) précise ainsi en son article 28 que « l'environnement des biens inscrits comme présentant un intérêt culturel est constitué par les bâtiments et les espaces dont l'altération pourrait affecter les valeurs du bien en question, sa vue, son appréciation ou son étude, et peut être constitué aussi bien par les biens immédiatement adjacents que par ceux qui ne sont pas adjacents ou qui sont éloignés ». Par conséquent, toute action menée dans l'environnement est soumise à autorisation, afin d'éviter une altération du bien protégé.

• En Suisse, la commission fédérale des monuments considère que « tout monument s'inscrit dans un espace avec lequel il interagit sur différents plans. Le périmètre entourant un monument constitue par conséquent une partie essentielle de celui-ci. Il est déterminant pour l'impact visuel et la perception du monument ; d'où l'attention particulière qu'il faut lui porter »8(*). Partant du principe que le périmètre d'un monument est par nature dynamique et susceptible de transformation rapide, et prenant en compte l'importance des abords pour l'aspect et la valeur du monument, la commission en déduit qu'il est indispensable d'associer les services des monuments historiques aux procédures et aux décisions les concernant. Ainsi, « protéger les abords signifie préserver, voire améliorer, l'interaction entre le monument et l'espace qui l'entoure. Tout changement apporté aux abords devrait préserver et en aucun cas dégrader la substance et la singularité du monument et de ses abords ».

Au niveau fédéral, l'Inventaire des sites construits d'importance nationale à protéger en Suisse (ISOS) est le principal instrument de protection des abords des monuments. En plus des périmètres et des ensembles construits, il distingue des « périmètres environnants » et des « échappées dans l'environnement » (ou « parties de sites »), qui entretiennent des relations avec les constructions à protéger.

Au niveau cantonal, la plupart des législations reconnaissent la notion d'abords et prévoient des mesures pour les protéger. La loi sur la protection des monuments du canton de Saint-Gall9(*) dispose ainsi en son paragraphe 29, d'une part, que les modifications de constructions dans l'environnement immédiat d'un monument protégé ne doivent pas porter atteinte de manière significative à la valeur du monument, d'autre part, que les communes saisissent pour avis l'Office des monuments historiques et de l'archéologie sur les modifications dans l'environnement immédiat des monuments avant l'octroi du permis de construire. La délimitation des abords est donc mouvante et fait l'objet d'une appréciation in concreto. Si le point de départ est « ce que peut voir un observateur depuis tous les points de vue déterminants de l'espace public », les différentes zones (aire effective, périmètre déterminant) font l'objet d'une analyse précise. Tout projet de modification aux abords d'un monument doit en conséquence comprendre, outre une présentation de l'existant, une étude des incidences des modifications prévues sur le monument et ses abords.

b) Le modèle de la « protection indirecte » italienne

Compte tenu de l'ampleur de son patrimoine historique, la mission d'information a également souhaité examiner la doctrine de l'Italie en matière de préservation patrimoniale. L'ambassade italienne en France lui a adressé une contribution très complète, dont les principaux enseignements sont développés ci-après.

(1) Dans les surintendances de l'archéologie, des beaux-arts et du paysage, des architectes aux missions proches de celles des ABF

À l'échelle nationale, la protection du patrimoine culturel relève de la compétence du ministère de la culture italien, qui exerce cette mission via des mesures d'identification, de recensement et de classement, de conservation et de prévention, de contrôle des activités menées sur les biens culturels, de soutien économique, et enfin de conseil technico-scientifique et administratif.

À l'échelle locale, cette protection est assurée par les surintendances de l'archéologie, des beaux-arts et du paysage, bureaux déconcentrés du ministère à l'échelon régional ou sous-régional. Leurs missions consistent à connaître, répertorier et identifier les biens culturels, proposer des mesures de protection et de sauvegarde, délivrer les permis, les autorisations et les avis obligatoires pour les zones et les biens soumis à protection, contrôler l'application de la loi et des interdictions, accompagner les propriétaires de biens protégés dans la conduite de leurs travaux, et enfin initier et exécuter des procédures de sanction administrative.

Ces surintendances emploient des architectes aux missions proches de celles des ABF français. Ceux-ci assurent en effet à la fois des missions de contrôle (surveillance des biens culturels soumis à protection, contrôle de la conformité des interventions sur les zones voisines faisant l'objet d'une protection indirecte et signalement éventuel des violations en vue de l'application de sanctions, etc.), de conseil et d'information (aide à la connaissance des dispositions législatives, des procédures d'obtention des autorisations, des bonnes pratiques ainsi que des possibilités de soutien financier, activités de formation pour les professionnels, etc.), et enfin de conservation (contrôle de l'état de conservation du patrimoine culturel national public et privé, coordination des procédures, de la conception ou de la direction des travaux de restauration des bâtiments reconnus comme biens culturels publics, assistance gratuite en cas de travaux sur des biens privés relevant du patrimoine architectural culturel, etc.).

(2) Des possibilités d'intervention limitées à proximité des zones protégées

Le code du patrimoine culturel et du paysage fixe le principe d'une autorisation d'intervention sur le patrimoine reconnu comme étant d'intérêt culturel. Il prévoit en outre la possibilité de « prescrire des distances, des mesures et d'autres règles visant à éviter que l'intégrité d'un bien culturel immobilier ne soit mise en danger, que sa perspective ou sa lumière ne soit endommagée, ou que ses conditions environnementales et ses décorations ne soient altérées ».

Les zones limitrophes d'un bien culturel peuvent donc être soumises à des règles spécifiques d'utilisation et de transformation. Cette forme de protection, appelée « protection indirecte » ou « mesure de respect des zones protégées » (« zona di rispetto » ou « area di rispetto »), vise à garantir la conservation matérielle du bien culturel, sa bonne jouissance visuelle (sans interférence nuisible), la présence d'un cadre décoratif à proximité du bien lui-même et la permanence des liens des relations consolidées (paysagères, urbaines, architecturales) que le bien entretient avec son contexte d'origine ou d'appartenance actuel. Ces relations du bien avec son milieu environnant sont en effet considérées comme faisant partie du sens et de la valeur du monument ; leur altération entraînerait à la fois une perte de valeur et une plus grande difficulté de compréhension du bien culturel par les utilisateurs.

Ces zones limitrophes relèvent d'un périmètre précis, à l'intérieur duquel les interventions autorisées sont limitées - la limitation pouvant aller jusqu'à l'interdiction de construire. Les règles ainsi applicables sont précisées dans une mesure de protection indirecte publiée par l'organe territorial du ministère de la culture. Cette mesure administrative est notifiée aux propriétaires ou aux personnes en possession et en jouissance à l'intérieur du périmètre, mais également aux administrations communales en vue de leur insertion dans leur plan d'urbanisme.

Si l'exécution des interventions dans les zones de protection indirecte adjacentes aux biens culturels n'est pas soumise à l'autorisation du ministère proprement dit, elle est contrôlée par les municipalités, qui vérifient la conformité des interventions projetées avec les prescriptions énoncées dans la mesure de protection indirecte. Il est néanmoins d'usage qu'une copie des projets d'intervention envoyés aux municipalités pour autorisation ou vérification soit également adressée aux bureaux territoriaux du ministère de la culture (surintendances), afin qu'ils puissent en vérifier la conformité.

(3) Les procédures de protection et de modification des abords

La protection des abords des biens culturels donne lieu à deux types de procédures portant respectivement sur leur identification, qui emporte leur protection, et sur leur modification.

• En ce qui concerne tout d'abord l'identification du périmètre devant faire l'objet d'une protection indirecte, l'article 46 du décret législatif du 22 janvier 200410(*) précise que « le surintendant engage la procédure de protection indirecte également à la demande motivée de la région ou d'autres organismes publics locaux intéressés, en informant le propriétaire ou le détenteur du bien visé par les prescriptions (...) ».

Les mesures d'information relatives à l'ouverture de la procédure doivent contenir, outre l'identification du bien, les raisons de la demande de protection et les prescriptions devant être imposées. Elles peuvent prendre la forme d'une publication sur les sites institutionnels et d'un affichage dans la municipalité où se trouve la zone à protéger, notamment quand le nombre de personnes à informer est très important ou lorsqu'ils ne peuvent pas tous être identifiés avec certitude dans un délai raisonnable. À compter de l'ouverture de la procédure et jusqu'à sa conclusion, les zones couvertes par le périmètre ne peuvent être modifiées : les mesures d'information emportent en effet « l'immuabilité temporaire du bien, limitée aux aspects auxquels se réfèrent les dispositions contenues dans la communication elle-même ».

La demande ainsi formulée est ensuite évaluée par la commission régionale pour le patrimoine culturel, organe collégial réunissant les directeurs des bureaux territoriaux du ministère situés dans la région concernée, qui dispose de 120 jours pour statuer. La mesure ainsi adoptée est notifiée aux propriétaires des biens concernés puis transcrite dans les registres fonciers par la surintendance.

Toute personne concernée par la procédure peut présenter des observations au cours de la phase d'examen de la demande ; après publication de la décision, un recours peut être déposé devant les instances supérieures du ministère ou le juge administratif. Ce recours n'ayant pas d'effet suspensif, les effets de la protection restent en vigueur tant que le litige n'est pas tranché.

• Les demandes de modification portant sur les abords des biens protégés sont adressées aux bureaux techniques des communes - en informant, selon l'usage, les bureaux de la surintendance -, qui vérifient que les travaux de transformation prévus correspondent aux prescriptions de la mesure de protection indirecte. Le dossier présenté doit contenir, outre un formulaire de soumission, la demande d'autorisation accompagnée des documents permettant de démontrer l'étendue et les caractéristiques de la modification.

La protection indirecte : une mesure administrative qui doit être équilibrée et justifiée11(*)

Une décision du Conseil d'État italien du 8 janvier 2024 sur la protection indirecte a rappelé qu'une mesure de protection indirecte, dès lors qu'elle représente une contrainte, doit être équilibrée et justifiée.

En l'espèce, la commune de Santa Cesarea Terme avait demandé auprès du tribunal administratif régional des Pouilles l'annulation d'une mesure de la surintendance, laquelle prévoyait des dispositions de protection indirecte sur les biens relevant du territoire de la municipalité au profit du bien d'intérêt culturel appelé Villa Sticchi, arguant d'un manque d'instruction et de motivation de la mesure de contrainte indirecte. Le tribunal de première instance ayant suivi la commune, la surintendance a fait appel auprès du Conseil d'État.

Dans son délibéré, celui-ci rappelle que le ministère de la culture, via ses organes locaux, a pour mission de « prescrire des distances, des mesures et d'autres règles visant à empêcher que l'intégrité des biens culturels immobiliers ne soit mise en danger, la perspective ou la lumière est endommagée ou les conditions de l'environnement et du décorum sont altérées », sans perdre de vue des critères de congruence, de raisonnabilité et de proportionnalité.

Un équilibre doit donc être recherché entre, d'une part, le soin et l'intégrité du bien culturel et, d'autre part, son utilisation et sa mise en valeur dynamique.

Ainsi, si l'imposition de contraintes est le résultat d'une appréciation largement discrétionnaire de l'administration, elle est soumise à des limites précises telles que le principe de proportionnalité, l'appréciation spécifique de l'intérêt public particulier poursuivi et la nécessité pour la motivation provisoire d'exprimer clairement l'impossibilité de choix alternatifs moins onéreux pour la partie privée soumise à la contrainte indirecte.

En l'espèce, le Conseil d'État a estimé, comme le tribunal administratif, que la surintendance n'a pas respecté l'obligation d'indiquer clairement les raisons pour lesquelles il était nécessaire d'adopter de telles mesures de protection indirecte. La décision de la surintendance indiquait en effet une série de parcelles, sans préciser de quelle façon chacune d'entre elles est ou serait inséparable de la Villa Sticchi, et à quel égard toute intervention sur celles-ci pourrait affecter l'intégrité, la perspective, la lumière et le décorum de la propriété protégée.

De plus, la surintendance n'a pas pris soin de réfuter les arguments illustrés par la municipalité de Santa Cesarea dans les observations infraprocédurales présentées à la suite de l'avis d'ouverture de la procédure. Le Conseil d'État rappelle ainsi que s'ils ont l'obligation de les évaluer et d'expliquer les raisons pour lesquelles ils ont été jugés non pertinents, c'est également pour mettre en évidence le caractère non déraisonnable de la décision. « Il est donc clair que les évaluations techniques et discrétionnaires effectuées par les administrations requérantes ne semblent pas tenir compte du contexte de référence, car la voie logico-juridique qui a conduit à l'application de la contrainte n'est pas claire, et la mise en balance des intérêts publics et privés opposés aux exigences imposées ne semble pas évidente ».

3. Au-delà des enjeux patrimoniaux, les politiques de protection présentent un intérêt économique et social majeur en France

Loin de se réduire à une volonté parfois caricaturée de muséification de nos territoires, la politique de protection du patrimoine architectural et paysager française contribue à la satisfaction d'au moins trois autres objectifs de politiques publiques : la préservation du cadre de vie et donc de la qualité de vie de nos concitoyens, la protection des atouts touristiques majeurs que représentent pour la France la beauté de ses paysages, et enfin la défense des multiples savoir-faire de nos territoires en matière de bâti patrimonial.

a) Préserver le cadre et la qualité de vie de nos concitoyens
(1) Une prise de conscience progressive et tardivement traduite dans la loi

Au cours des années 1960, les pouvoirs publics se sont engagés, sous les effets conjugués du développement de l'automobile et des aspirations nouvelles de la population en matière de confort et d'hygiène, dans une politique d'urbanisme massive destinée à adapter le bâti aux nouvelles conditions de vie de la population. En raison de leur ampleur et de la volonté de constituer un cadre entièrement nouveau, les travaux de rénovation et de construction menés à cette époque, qui ont pu être qualifiés de « bulldozers » 12(*), ont conduit à la dégradation de certains centres anciens et à l'édification de quartiers nouveaux, ou « cités », en périphérie des villes. Ces opérations ont mis en péril la conception traditionnelle de la ville comme lieu de sociabilité et d'échanges autour de commerces et d'activités communes.

La prise de conscience de ce phénomène et de ses effets néfastes a incité l'État et les élus locaux, en charge de l'urbanisme depuis 1983, à mieux prendre en compte l'aspect patrimonial des centres-villes, non seulement par respect pour le passé, mais également pour améliorer la qualité de vie des habitants. Les effets du cadre de vie sur la santé ou sur le bien-être sont en effet largement reconnus et documentés, dans ses composantes environnementales comme esthétiques.

Lors de son audition par la mission d'information le 21 mai 2024, Gilles Alglave, président de l'association Maisons paysannes de France (MPF), a souligné en ce sens que « tous les habitants sont sensibles à leur cadre de vie et ont besoin de nature, d'équilibre et de beauté. L'architecture dont nous sommes passionnés fournit un modèle de ce à quoi chacun devrait avoir droit. » Ce point a également été mis en avant lors du déplacement effectué par la mission d'information dans le département du Lot les 9 et 10 juillet 2024. André Mellinger, maire de Figeac, a ainsi relevé que si la ville jouissait d'une forte renommée pour la qualité de son architecture urbaine et attirait des touristes du monde entier, elle devait également s'attacher à attirer et fixer les populations. L'ancien maire de Cahors, le Sénateur Jean-Marc Vayssouze-Faure, également président de l'Association des Maires du Lot, a pour sa part évoqué la « fierté » pour la population de vivre dans un cadre préservé et reconnu.

Cette évolution des perceptions s'est traduite dans la loi du 3 janvier 1977 sur l'architecture, qui a reconnu une valeur d'intérêt général à l'architecture, définie en son article premier comme « une expression de la culture. La création architecturale, la qualité des constructions, leur insertion harmonieuse dans le milieu environnant, le respect des paysages naturels ou urbains ainsi que du patrimoine sont d'intérêt public ».

(2) Le rôle central des ABF

À cet égard, l'exercice par les ABF de leur mission de préservation du patrimoine bâti, notamment au travers de leur pouvoir d'avis conforme, a historiquement agi comme un frein à une urbanisation désordonnée, excédant le champ de la seule protection de l'intérêt patrimonial. C'est en effet le coeur de la mission des unités départementales de l'architecture et du patrimoine (UDAP) auxquelles ils sont rattachés, ainsi que l'a rappelé lors de son audition Jean-François Hébert, directeur général des patrimoines et de l'architecture au ministère de la culture : « d'une manière générale - les élus le savent très bien -, les Udap relaient, dans chaque département, les politiques relatives au patrimoine et à la protection de la qualité architecturale, urbaine et paysagère ».

Raphaël Gastebois, vice-président de l'association Vieilles maisons françaises, a ainsi mis en avant l'existence de fortes différences de qualité architecturale entre les différentes zones urbaines selon qu'elles sont ou non couvertes par le pouvoir d'avis des ABF : « Les entrées de ville sont parfois décrites comme « la France moche » et les efforts que font certains propriétaires sont parfois ruinés par les zones « blanches » situées entre le rural et les centres anciens. À moins qu'un monument historique ne soit miraculeusement positionné au milieu d'une zone d'activité, on est dans un vide. » L'évocation de la présence « miraculeuse » d'un monument historique fait bien entendu référence à l'existence d'un périmètre de protection bénéficiant d'un niveau d'exigence plus élevé que les « zones blanches ».

Le maire de Versailles, François de Mazières, a dans le même sens souligné devant la mission d'information que « la ville de Versailles est préservée aujourd'hui grâce aux ABF. En tant qu'élus, lorsque nous sommes en outre parlementaires, nous sommes très sollicités sur le thème des ABF, en ce qu'ils seraient catastrophiques et empêcheraient de vivre et d'agir. Or, si les ABF n'existaient pas, la France serait plus laide que ce qu'elle est aujourd'hui. Marjan Hessamfar, vice-présidente du Conseil national de l'Ordre des architectes et architecte-conseil de l'État auprès de la DRAC des Hauts-de-France, a quant à elle estimé que « les ABF sont les gardiens du temple : sans eux, les intérêts particuliers, économiques, feraient que les projets réalisés ne seraient pas à la hauteur de l'espérance culturelle française - c'est essentiel, les ABF protègent la qualité architecturale française. »

Si les ABF sont donc en première ligne dans la défense de la qualité architecturale et du cadre de vie de nos concitoyens, il faut souligner que ces sujets constituent également une préoccupation quotidienne des élus locaux.

b) Protéger les atouts touristiques de la France

• Avec 98 millions de visiteurs internationaux pour 63,5 millions de recettes, le tourisme, qui représentait 7,5 % du PIB français et près de deux millions d'emplois sur l'ensemble du territoire en 2023, est un secteur essentiel de l'économie française. De l'avis général des personnes entendues par la mission d'information, la beauté des paysages, des monuments et des sites de notre pays y est pour beaucoup.

Martin Malvy, président de l'association Sites & Cités remarquables de France et auteur en 2017 du rapport intitulé 54 suggestions pour améliorer la fréquentation touristique de la France à partir de nos patrimoines13(*), a ainsi fait le lien entre l'objectif de défense du patrimoine porté par son association et ses débouchés touristiques : « Notre objectif est d'abord la protection du patrimoine, puis sa mise en valeur, ses usages et, en bout de piste, l'économie touristique (qui, dans certains cas, tient grâce à la présence du patrimoine). [...] l'importance du patrimoine est évidente, à la fois sur le plan de l'Histoire, des traditions, des métiers et du développement économique ». L'impact réel de la protection patrimoniale sur les recettes économiques issues du tourisme est cependant difficile à évaluer, d'autant qu'il existe de fortes disparités à ce titre entre les territoires ; le rapport précité de Martin Malvy relève à ce titre que « la part du tourisme culturel est en réalité difficilement évaluable compte tenu du très large spectre qu'il embrasse. Elle est évidemment très variable d'une destination à l'autre ce qui explique en partie la fragilité des estimations. »

On peut en tout état de cause distinguer les zones de forte attraction touristique traditionnelle, comme Paris et quelques grandes métropoles ou sites mondialement connus - indépendamment de leur valeur patrimoniale dans le cas des stations de montagne et du littoral -, du tourisme qui irrigue les territoires de manière plus diffuse : tel village pittoresque, point de vue remarquable ou lieu symbolique draine son lot de touristes. Lors de son audition par la mission d'information, Françoise Gatel, président de la délégation aux collectivités territoriales du Sénat et de l'association Petites Cités de caractère, a ainsi mis en avant le développement de flux touristiques dans certains territoires situés à l'écart des circuits traditionnels : « À titre d'exemple, en Loire et Haute-Loire, certaines petites cités de caractère peinent à attirer des habitants. Elles rénovent actuellement tous leurs centres-bourgs, car elles conjuguent leur tourisme patrimonial avec un tourisme fluvial ».

La préservation du patrimoine en zone rurale constitue ainsi un atout pour le développement de nouvelles activités économiques respectueuses de l'environnement. La mission d'information relève cependant à cet égard que, dans son rapport consacré à la politique de l'État en faveur du patrimoine monumental14(*), la Cour des comptes a déploré la faiblesse de l'action publique en faveur de la mise en valeur du tourisme patrimonial, en dépit de la signature d'une convention-cadre en 2018 passée entre le ministère de la culture et le ministère du tourisme.

La télévision comme vecteur de promotion du patrimoine

La renommée atteinte par certains villages, notamment par le biais de l'émission de télévision Le village préféré des Français15(*), constitue un fort accélérateur de développement. La fréquentation de Saint-Cirq-Lapopie dans le Lot a ainsi augmenté de 87 % après sa victoire dans l'édition inaugurale de 201216(*).

Si la totalité des villages participants n'a pas bénéficié d'un effet aussi spectaculaire, par ailleurs porteur de nouvelles problématiques comme l'accès ou l'hébergement, le succès depuis plus de dix ans de l'émission et du label correspondant témoigne d'un fort intérêt pour ce type de tourisme et ouvre des perspectives à de nombreuses communes.

• Ici encore, l'action des ABF joue un rôle central dans ce mouvement. C'est le constat dressé lors de son audition par Valérie Charollais, directrice de la Fédération nationale des Conseils d'architecture, d'urbanisme et de l'environnement (FNCAUE) : « En ce qui concerne la mission des ABF, nous faisons le constat suivant, en qualité de témoins de ce qui se passe dans les territoires et en qualité d'acteurs de ces territoires puisque nous accompagnons les particuliers, les professionnels, les élus et le grand public : la France est une destination touristique majeure et ce ne sont pas tellement les zones commerciales ou les espaces « banalisés » que les touristes viennent visiter ; l'une des dimensions expliquant le succès touristique de la France concerne la qualité de certains sites et de certains ensembles. Il doit donc exister un lien entre la protection qui a été mise en place à travers différentes lois autour du patrimoine et ce succès. »

Christophe Leribault, président de l'établissement public du château, du musée et du domaine national de Versailles, a ainsi complété ces éléments : « On voit en France de nombreuses communes qui ont été à moitié massacrées par le passé. Elles n'y ont pas gagné. C'est autant de perte d'attractivité pour elles en termes de tourisme. Si l'on veut qu'une ville grandisse et qu'elle n'est pas au bord de la mer, il faut qu'elle soit agréable à vivre, pour faire venir des jeunes, des ingénieurs ou des cadres qui contribueront à développer la cité. Montpellier, Aix-en-Provence, Bordeaux ou Nantes bénéficient d'un cadre de vie préservé, qui leur donne une très belle image. Au-delà des revenus du tourisme, cela participe à la bonne image de la ville, comme à son attractivité économique. »

c) La préservation de savoir-faire traditionnels et respectueux de l'environnement

La préservation du patrimoine contribue enfin à celle des savoir-faire traditionnels et au développement de techniques de construction et de rénovation plus respectueuses de l'environnement.

Si l'impact économique de cet aspect n'a pas pu être mesuré, il est souvent mentionné, notamment par les jeunes générations. Éric Le Devéhat, artisan tailleur de pierre en Ille-et-Vilaine et administrateur national de la Confédération de l'artisanat et des petites entreprises du bâtiment (CAPEB), a ainsi souligné devant la mission d'information que « nous avons réalisé un travail sur la « génération Z » et nous avons constaté un réel intérêt de cette génération que nous avons quand même parfois du mal à comprendre au sein de nos entreprises. Il existe un réel intérêt pour ces sujets et le patrimoine est plutôt porteur sur ces sujets en termes de matériaux et de techniques employées. » Hugo Franck, président du syndicat de l'architecture, a confirmé cet intérêt : « Nous constatons une demande forte de formation en lien avec le bâti existant, ainsi qu'une demande grandissante de formation sur des techniques constructives qui étaient bien connues et appliquées auparavant, et qui le sont moins aujourd'hui. »

Lors de sa visite de la ville de Figeac, la mission d'information a ainsi été informée de la présence d'une économie de la menuiserie très active, encouragée par l'obligation faite dans la ville de respecter certaines contraintes lors des opérations de réhabilitation du bâti. Il existe donc un marché potentiel pour le maintien de savoir-faire anciens, en particulier dans les opérations de rénovation à l'identique, mais également pour le développement de solutions techniques novatrices visant à conjuguer les impératifs de l'aménagement du territoire et la protection des paysages.

Conséquences de la fin de l'avis conforme de l'ABF 
et développement de solutions techniques novatrices
Extrait de l'audition du 10 avril 2024

Les obligations, parfois lourdes, imposées par l'ABF peuvent contraindre à imaginer des solutions techniques novatrices, comme en témoigne l'exemple suivant.

L'article 56 de la loi du 23 novembre 2018 portant évolution du logement, de l'aménagement et du numérique (loi « ELAN ») a transformé l'avis conforme de l'ABF sur tout projet situé dans le périmètre d'un site patrimonial remarquable ou aux abords des monuments historiques en avis simple pour l'installation d'antennes relais de radiotéléphonie mobile et des locaux nécessaires à leur fonctionnement. Lors de son audition par la mission d'information, Patrick Brie, adjoint à la sous-direction de la qualité du cadre de vie de la direction générale de l'aménagement, du logement et de la nature (DGALN) du ministère de la transition écologique, a développé un exemple précis des conséquences de cette évolution :

« Je cite le cas, dans le département de l'Hérault, d'un préfet qui soutenait très vigoureusement l'installation d'une antenne relais dans des conditions qui nous paraissaient inacceptables du point de vue du site classé. Nous avons été conduits à opposer un refus, malgré nos échanges avec le préfet qui a finalement accepté que l'on retravaille avec l'opérateur de télécommunications. Ce dernier a bien voulu - ce qui se produit rarement - embaucher un paysagiste concepteur, à savoir une personne diplômée ayant suivi cinq ans d'études dans une des cinq écoles du paysage habilitées à délivrer ce titre. Nous l'avons fait dialoguer avec notre équipe d'inspecteurs des sites, l'ABF ainsi qu'un paysagiste-conseil de l'État ayant pour mission d'être proactif à l'égard des projets qui lui sont présentés.

Ensemble, ces personnes ont travaillé et injecté une ingénierie complémentaire dans ce projet.

La solution technique qu'ils ont trouvée a été de masquer l'antenne relais en l'installant dans une fausse cheminée sur un bâtiment historique, en imitant le style de la cheminée existante. Cette solution, bien préférable à la pose d'une antenne relais sur une falaise qui aurait porté atteinte au paysage, a été autorisée alors qu'elle n'avait pas été imaginée initialement par l'opérateur. Les tensions ont ainsi disparu.

Mme Marie-Pierre Monier, présidente. - Vous semblez trouver dommage d'avoir supprimé l'avis conforme de l'ABF.

M. Patrick Brie. - Tel n'est pas le mot que j'emploierai car le Parlement a voté cette disposition. Je constate simplement l'effet induit : il nous est extrêmement difficile d'imposer à un opérateur téléphonique de s'adjuger, à côté de ses techniciens parfaitement compétents en matière de radiotéléphonie, les compétences complémentaires d'un paysagiste concepteur qui lui permettrait, dès le départ, de concilier les deux objectifs.

Loin de ne représenter qu'un hommage au passé, la préservation du patrimoine paysager participe ainsi très directement de l'attractivité des territoires, de la qualité de vie de ses habitants et du développement économique. Selon les mots employés par Françoise Gatel, on peut ainsi considérer que « le patrimoine n'est pas un caprice. C'est une fierté pour les habitants des campagnes. Fournir du beau aux habitants permet de changer la société. »


* 1 Dont les comptes rendus sont consultables sur cette page : https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/mi-architectes-des-batiments-de-france.html.

* 2 https://participation.senat.fr/protection-et-valorisation-du-patrimoine-parole-aux-elus.

* 3 Cité dans https://www.herodote.net/La_protection_du_patrimoine_est_recente-article-242.php

* 4 https://www.senat.fr/rap/1982-1983/i1982_1983_0019.pdf

* 5 https://www.gesetze-bayern.de/Content/Document/BayDSchG

* 6 https://www.boe.es/buscar/act.php?id=BOE-A-1985-12534

* 7 https://www.boe.es/buscar/act.php?id=BOE-A-2008-2494

* 8 https://www.bak.admin.ch/dam/bak/fr/dokumente/kulturpflege/publikationen/schutz_der_umgebungvondenkmaelern.pdf.download.pdf/protection_des_abordsdesmonuments.pdf&ved=2ahUKEwi9qaDJzoiHAxVGEFkFHRltDE0QFnoECA8QAw&usg=AOvVaw324vDh_Fyr7eYpD6scq3HB

* 9 https://bgs.zg.ch/app/de/texts_of_law/423.11/versions/2232

* 10 https://www.normattiva.it/uri-res/N2Ls?urn:nir:stato:decreto.legislativo:2004-01-22;42

* 11 https://lexambiente.it/index.php/materie/beni-culturali/consiglio-di-stato51/beni-culturali-vincoli-di-tutela-indiretta

* 12 Jean-Marc Stébé, « Le logement social en France », PUF 2019.

* 13 Ce rapport a été réalisé à la demande du ministre des affaires étrangères et du développement international de l'époque, Laurent Fabius. Il est consultable à l'adresse suivante :

https://www.diplomatie.gouv.fr/IMG/pdf/rapport_def_pat_touristique_14_03_17_cle4887a1.pdf.

* 14 https://www.ccomptes.fr/sites/default/files/2023-10/20220622-Soutien-Etat-patrimoine-monumental.pdf

* 15 Présenté par Stéphane Bern et diffusé sur les antennes du service public depuis 2012.

* 16 https://www.rtl.fr/culture/medias-people/le-village-prefere-des-francais-et-ses-retombees-positives-sur-le-tourisme-7788948429

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