D. TRANSITION NUMÉRIQUE : FAIRE ENTRER L'EHPAD DANS LE XXIE SIÈCLE
1. Une immaturité du marché des progiciels « coeur de métier » à destination des établissements médico-sociaux
a) Une fragmentation du secteur médico-social, frein à la structuration d'un marché
Il a été constaté qu'il existe peu de progiciels nationaux à destination des Ehpad. La transition numérique des Ehpad souffre du morcellement propre au secteur du médico-social. Cette segmentation revêt trois dimensions :
- l'atomicité des établissements qui limite le nombre de structures atteignant une taille critique suffisante pour investir dans des logiciels ;
- l'hétérogénéité des structures, créant des besoins différents du fait de cadres différents (statut juridique, gestion des ressources humaines, statut fiscal, droit aux subventions, etc.) ;
- la diversité du public accueilli, chaque résident ayant des besoins spécifiques compliquant l'émergence de logiciels standardisés.
Seuls les grands groupes disposent des ressources financières suffisantes pour à la fois développer des progiciels, les mettre à jour et disposer d'un service informatique efficace. En matière numérique, le « small is beautiful » n'est pas la règle. Ainsi, en 2019, pour la gestion des admissions, les Ehpad de plus de 100 places recouraient à 68 % à un progiciel ou un logiciel développé sur mesure contre seulement 37 % des Ehpad de moins de 40 places239(*).
Cette situation conduit, par ailleurs, à une immaturité de l'offre proposée aux Ehpad. Selon l'Anap, les éditeurs connaissent des difficultés à proposer des progiciels au secteur médico-social du fait de cette segmentation mais aussi de difficultés à identifier les besoins, les spécificités et les évolutions du secteur.
2. Une immaturité du marché des progiciels « coeur de métier » à destination des établissements médico-sociaux
a) Le Ségur du numérique : 630 millions d'euros mobilisés pour le seul dossier usager informatisé
Face aux difficultés des éditeurs à développer des progiciels pour les équipes « coeur de métier », 630 millions d'euros à destination de la transition numérique du secteur social et médico-social sont mobilisés dans le cadre du Ségur de la Santé. Ce programme, dit « ESMS numérique », vise à généraliser l'utilisation du dossier usager informatisé (DUI) dans les établissements sociaux et médico-sociaux. Ce programme est parti du constat qu'il existait une rupture dans la continuité des parcours faute d'interopérabilité des logiciels entre eux et donc d'accès aux informations par les soignants240(*). Le DUI remédie à cette carence par un partage de données entre plusieurs logiciels existants (le dossier médical partagé, la messagerie sécurisée de santé, l'identité nationale de santé, le dispositif Pro Santé Connect). Pour tout professionnel, il est possible de retrouver à un seul endroit l'ensemble des informations sur le résident. L'Anap a mis en place des guides pour réussir sa transition vers le dossier usager informatisé, mais aussi pour améliorer son utilisation en identifiant les points peu utilisés.
En 2019, les Ehpad étaient en avance sur les autres ESMS : 89 % d'entre eux disposaient d'un DUI contre 54 % des structures accueillant des personnes handicapées241(*). Selon l'Anap, il existait une faiblesse dans l'approche de la transformation numérique dans le secteur médico-social qui le limitait aux seuls logiciels de gestion, sans intégrer le suivi du patient. Cependant, cette avance des Ehpad cache le recours, par ces établissements, à des logiciels prévus pour les structures sanitaires et inadaptés à leurs établissements242(*).
L'Agence du numérique en santé a créé un cahier des charges national à destination des éditeurs pour référencer leurs logiciels. Ce référencement « Ségur » ouvre le droit aux ESMS à des subventions visant à acquérir un logiciel de dossier usager informatisé. Il existe donc une pluralité de logiciels référencés.
Lorsqu'un logiciel ne répond pas au cahier des charges national, le dispositif SONS vise à permettre aux ESMS souhaitant faire évoluer leur DUI à bénéficier de subventions rapidement. Ces subventions sont directement versées à l'éditeur réalisant la mise à jour auprès des ESMS, sans reste à charge pour les établissements.
Pour les petits organismes gestionnaires, une aide à l'investissement est prévue pour s'équiper en infrastructures ou en matériels informatiques. En sus, une assistance à maîtrise d'ouvrage est fournie. La seule condition pour bénéficier de cette aide est de s'équiper en DUI référencé Ségur.
En mars 2024, ce sont 59 solutions de DUI qui ont été référencées Ségur et 21 000 ESMS qui ont bénéficié de la prestation Ségur ou du programme de financement SONS243(*). Le bilan de ce programme est à saluer et a permis aux éditeurs de s'adapter aux besoins des établissements.
b) Les angles morts du programme ESMS numérique
Le programme ESMS numérique connaît de nombreux angles morts sur l'infrastructure informatique, la culture de la cybersécurité, l'intégration des logiciels de gestion et sanitaires, le renouvellement des besoins informatiques des Ehpad.
Concernant le matériel et les infrastructures informatiques, seuls 45 % des Ehpad publics et 62 % des Ehpad privés à but lucratif disposent d'un accès à internet dans l'ensemble de l'établissement. Avant même d'aller sur le développement de logiciels, et alors que la nouvelle génération arrivant en Ehpad est connectée244(*), il convient de s'assurer que les équipes et les résidents disposent d'une capacité d'utiliser ces outils, c'est-à-dire avoir un accès continu à internet et disposer d'un matériel informatique performant. C'est pourquoi, il pourrait être lancé un plan national en faveur de la connexion dont l'objectif serait le déploiement de l'accès à internet dans l'ensemble des espaces collectifs et privatifs d'ici 2030. Cet objectif pourrait être inclus via l'intégration d'un axe numérique et informatisation dans les CPOM.
Concernant la sécurisation des données, il convient de noter que l'état des lieux fait par l'Anap en 2019 relève une absence de culture de la cybersécurité dans les établissements, et même une incompréhension de ce que la sécurité numérique recouvre245(*). Si les logiciels, pour être référencés Ségur, doivent remplir un certain nombre de conditions de sécurité, il convient également de sensibiliser les Ehpad, notamment leur personnel, aux risques cyber. Le secteur médico-social est « le secteur le plus pauvre en matière de sécurité informatique »246(*). Un grand audit sur la sécurité des données personnelles en Ehpad pourrait être lancé, ainsi qu'un plan national de formation en la matière.
Concernant l'intégration des logiciels entre eux, il existe une faible interopérabilité des logiciels de gestion et sanitaires entre eux. La généralisation du dossier usager informatisé est un premier pas en faveur d'une meilleure interopérabilité, mais celle-ci se fait entre les données de soins et n'intègre pas les données liées à la gestion, notamment la partie hôtellerie. Par ailleurs, la mauvaise appropriation par les personnels de ces logiciels conduit également une utilisation sous-optimale des services offerts, notamment l'entrée de données relatives à la gestion247(*). Le cahier des charges national pour les logiciels de gestion et les logiciels coeur de métier pourrait ainsi préciser qu'une interopérabilité de ces logiciels entre eux est nécessaire.
Le programme ESMS numérique ne prévoit pas un renouvellement régulier du cahier des charges national sur les logiciels. Or, les éditeurs ont besoin d'être associés et de pouvoir prévoir les évolutions du secteur. C'est pourquoi, il pourrait être créé un comité de pilotage de ce cahier des charges avec les administrations concernées, des représentants des éditeurs, du personnel des Ehpad, des résidents et de leurs familles. Un règlement pourrait prévoir une périodicité pour mettre à jour ce cahier des charges.
* 239 Anap, Usage du numérique dans le secteur médico-social : 1er état des lieux national, 2019.
* 240 Luc Broussy et Étienne Grass, Grand âge et numérique : objectif 2030, 2019.
* 241 Anap, Usage du numérique dans le secteur médico-social : 1er état des lieux national, 2019.
* 242 Anap, Usage du numérique dans le secteur médico-social : 1er état des lieux national, 2019.
* 243 Agence du numérique en santé, « Un beau succès de la première vague du Ségur du numérique en santé dans le secteur médico-social ! », 2024.
* 244 Pour plus de précisions, voir la première partie, II.,D.2.,b.
* 245 Anap, Usage du numérique dans le secteur médico-social : 1er état des lieux national, 2019.
* 246 Luc Broussy et Étienne Grass, Grand âge et numérique : objectif 2030, 2019.
* 247 Luc Broussy et Étienne Grass, Grand âge et numérique : objectif 2030, 2019.