D. CRISE DE L'INVESTISSEMENT : LES EHPAD FACE AU MUR DE LA MODERNISATION

1. Des Ehpad conçus comme des lieux de soin et non des lieux de vie
a) L'architecture des Ehpad : un dilemme entre lieu de soin et lieu de vie

L'architecture des Ehpad est prisonnière d'un dilemme entre deux logiques antagonistes : être un lieu de vie ou un lieu de soin. Conçue comme un lieu de vie, l'architecture de l'Ehpad prendra la forme d'un logement : les espaces privatifs seront privilégiés, les espaces collectifs viseront à créer un sentiment d'intimité et les objets médicaux seront invisibilisés. Le résident se sentira chez lui et l'architecture lui offrira une capacité de s'approprier cet endroit, de se recréer un chez-soi. À l'inverse, si l'Ehpad est conçu comme un lieu de soin, l'architecture ressemblera à celle d'un hôpital : les espaces collectifs seront prééminents, les espaces privatifs seront standardisés et les outils médicaux seront facilement accessibles. Le résident, alors considéré comme un patient, aura une capacité réduite d'appropriation de l'Ehpad pour faciliter le travail des soignants et assurer la sécurité du public.

Jusqu'au début des années 2000, en France, les maisons de retraite ont été conçues comme des lieux de soin et non comme des lieux de vie. D'où des espaces privatifs particulièrement exigus. En 2003, dans les établissements d'hébergement pour personnes âgées, 30 % des chambres étaient des chambres à un lit dont la surface était inférieure ou égale à 16 m², tandis que 17 % des chambres avaient deux lits et 1 % trois lits90(*). 61 % des Ehpad avaient au moins une chambre sans douche et 25 % au moins une chambre sans toilettes. Ainsi, l'étroitesse des espaces privatifs empêche le résident de s'approprier son habitation, qui s'apparente davantage à une chambre d'hôpital qu'à un logement.

Par un arrêté du 26 avril 199991(*), les pouvoirs publics ont engagé un mouvement de modernisation des maisons de retraite par la définition d'un cahier des charges qu'elles devaient mettre en oeuvre dans les cinq années suivant la signature de leur contrat pluriannuel d'objectifs et de moyens (CPOM). Ce cahier des charges prévoit notamment la suppression des chambres à trois lits, une surface minimale de 18 m² pour un logement individuel et de 30 m² pour une chambre à deux lits pour les nouveaux Ehpad et ceux réalisant une rénovation lourde, ainsi que l'installation de cabinet de toilette (douche, lavabo, sanitaires) dans l'ensemble des espaces privatifs. En 2019, la part des chambres à deux lits s'est réduite à 6,2 %, la surface moyenne des espaces privatifs est passée à 21 m² et 96 % des Ehpad ont l'ensemble de leurs logements dotés de toilettes92(*).

Évolution des caractéristiques du bâti et de l'équipement des Ehpad
à la suite de l'arrêté du 27 avril 1999 (2003-2019)

 

2003

2019

Part de chambres avec deux lits

17 %

6,2 %

Part de chambres avec trois lits

1 %

0 %

Part des Ehpad dont au moins une chambre n'a pas de douche

61 %

21,2 %

Part des établissements dont au moins une chambre n'a pas de toilettes

25 %

4,2 %

Part des établissements dont au moins une chambre n'a pas de lavabo

12 %

1,8 %

Source : Commission des affaires sociales, d'après la Drees, Enquêtes EHPA de 2003 et 2019

Il est regrettable que ce cahier des charges, amorçant une mue des Ehpad comme lieux de vie, n'ait pas été régulièrement mis à jour pour améliorer le bien-être des résidents et s'adapter aux innovations technologiques.

b) Le rôle de l'architecture des Ehpad sur le bien-être des résidents

L'architecture a des conséquences directes sur le bien-être des résidents. En moyenne, les résidents considérant leur Ehpad comme un lieu de vie évaluent leur bien-être à 4,87/6, tandis que ceux qui le considèrent comme un lieu de soin le jaugent à 4,15/693(*). Ce sont 58 % des résidents qui considèrent leur Ehpad comme un lieu de vie contre 74 % des professionnels94(*). Ce différentiel dans la perception de l'établissement entre les résidents et les professionnels est lié à la logique architecturale sous-jacente : les Ehpad ont été construits pour les soignants.

Perception des Ehpad selon le type d'usagers

Source : Commission des affaires sociales, d'après Perrine Nedelec et al., « L'architecture des Ehpad et son influence sur le bien-être des résidents », Gérontologie et Société, 2023

Pour l'ensemble des usagers (résident, professionnel et entourage), la chambre est la pièce préférée au sein de l'Ehpad95(*). Selon Isabelle Mallon96(*), la chambre peut revêtir trois dimensions différentes pour le résident :

- la liberté : reprenant un concept de Jacques Pluymaekers, Thierry Darnaud définit la chambre dans les institutions gériatriques comme un « espace cabane »97(*), c'est-à-dire un lieu de liberté dans lequel l'individu se sent en sécurité. La chambre est le seul espace dans lequel le résident peut agir sans contrainte, les espaces collectifs étant régis par des règles strictes. Cet espace est aussi un lieu de réception lorsque l'entourage du résident vient lui rendre visite ;

- l'isolement : la chambre est une pièce dans laquelle le résident, qu'il apprécie participer aux activités de groupe ou pas, peut s'isoler du reste du groupe et vaquer à ses propres occupations ;

- l'appropriation : la chambre est le seul espace personnalisable pour le résident, celui-ci peut y reconstituer une partie de son ancien chez-soi par des objets, des photographies, des meubles.

Si la chambre est l'espace préféré de l'ensemble des usagers, les Ehpad ne mettent pas cette pièce en valeur. En dépit d'un agrandissement de la taille moyenne des chambres, cet espace privatif reste peu personnalisable par les résidents98(*). Les chambres sont souvent meublées et le résident ne peut apporter que des éléments décoratifs mineurs. Du matériel médical est disposé dans l'ensemble des chambres, transformant le logement en chambre d'hôpital. La ressemblance des espaces avec des établissements sanitaires peut limiter l'appropriation (faux plafonds, murs blancs, fenêtres bloquées, lit visible depuis la porte, etc.). Enfin, les chambres sont considérées comme trop petites et le non-agencement de cette pièce en plusieurs coins (salle d'eau, lit, salon, kitchenette) conduit les résidents à ne pas se sentir chez eux.

La structuration des Ehpad contribue également au sentiment de vivre dans un lieu de soin99(*). Les espaces collectifs sont décrits comme trop grands, réduisant le sentiment d'intimité et de chez-soi. Les restaurants sont en capacité d'accueillir la majorité, voire la totalité des résidents en un seul service. Si ce lieu est le deuxième plus apprécié par les résidents, la pièce reste excessivement vaste pour pouvoir se l'approprier. Les couloirs sont dépeints comme trop longs et sans identité, donnant sur des portes et des chambres identiques. Alors qu'ils disposent d'un véritable potentiel pour ouvrir les établissements, les espaces extérieurs ne sont pas assez valorisés par l'architecture, conduisant à une très faible appropriation de ces derniers par les résidents.

2. Des Ehpad publics en retard sur la modernisation de leurs infrastructures
a) Des surfaces par résident des Ehpad publics et privés à but non lucratif supérieurs à celles du privé à but lucratif

Concernant la superficie des espaces, le secteur privé lucratif se démarque par une surface moyenne de 52 m² par résident, une surface inférieure à celle du public (57 m²) et du privé non lucratif (61 m²). Ce sont notamment les espaces collectifs qui y sont plus petits.

La taille des chambres est équivalente dans le public et dans le privé lucratif (21 m²), bien qu'inférieure à celle du privé non lucratif (23 m²) qui se rapproche de la préconisation du rapport en matière de superficie des espaces privatifs (26 m²).

Caractéristiques du bâti des Ehpad en 2019 selon leur statut juridique

 

Ehpad publics

Ehpad privés à but non lucratif

Ehpad privés à but lucratif

Part de chambres à un lit

91,6 %

97,1 %

93,9 %

Part de chambres à deux lits

7,7 %

2,6 %

5 %

Surface moyenne par place

57 m²

61 m²

52 m²

Surface moyenne des espaces privatifs par place

21 m²

23 m²

21 m²

Surface moyenne des espaces collectifs par place

26 m²

30 m²

22 m²

Surface moyenne extérieure accessible par place

63 m²

82 m²

56 m²

Source : Commission des affaires sociales, d'après la Drees, Enquête EHPA de 2019, 2023

b) Derrière ses surfaces plus petites, des espaces modernisés dans les Ehpad privés à but lucratif

Si les surfaces par résident des Ehpad privés à but lucratif sont inférieures à la moyenne des autres catégories d'établissements, il est à noter que la modernisation de leur bâti est bien plus avancée que dans les Ehpad publics et les Ehpad privés à but non lucratif.

La part des Ehpad privés à but lucratif dont au moins une chambre ne dispose pas d'une salle d'eau complète est bien plus faible que dans les Ehpad publics. Seuls 7,3 % de ces Ehpad ont au moins une chambre ne disposant pas d'une douche contre 31,6 % des Ehpad publics. Les Ehpad privés à but lucratif respectent donc davantage le cahier des charges de 1999, celui-ci prévoyant qu'un cabinet de toilettes, comprenant une douche, un lavabo et des sanitaires, doit être installé dans chacun des espaces privatifs.

La part des établissements ayant climatisé les espaces privatisés est six fois supérieure dans le privé lucratif (18 %) que dans le public (3,7 %). Ce différentiel peut être expliqué par trois facteurs : une surreprésentation des Ehpad privés lucratifs dans le sud-est de la France (53 % de la capacité installée en région PACA contre 22,5 % au niveau national100(*)), un parc immobilier plus récent et une capacité d'investissement supérieure dans le secteur privé lucratif que dans le public du fait de modalités différentes de tarification.

Seuls 45,7 % des Ehpad publics ont un accès à internet dans l'ensemble de l'établissement contre 61,9 % des Ehpad privés à but lucratif. Or, depuis la crise sanitaire, l'accès à internet est devenu primordial à la fois pour l'entourage et pour le résident. Le numérique permet de maintenir le lien avec les personnes âgées. Par ailleurs, l'arrivée en Ehpad d'une nouvelle génération dite du « papy-boom »101(*), plus connectée que la précédente, aura l'exigence de pouvoir disposer d'un accès à internet dans leur chambre et dans l'ensemble de l'établissement.

Alors que les résidents s'approprient peu les espaces extérieurs faute d'une adaptation de ces derniers aux besoins des résidents102(*), 93,7 % des Ehpad privés commerciaux disposent d'un jardin aménagé contre 85,2 % pour le secteur public.

Caractéristiques de confort du bâti des Ehpad en 2019
selon leur statut juridique

 

Ehpad publics

Ehpad privés
à but non lucratif

Ehpad privés
à but lucratif

Part des établissements dont au moins une chambre n'a pas de lavabo

1,7 %

1,7 %

1,7 %

Part des établissements dont au moins une chambre n'a pas de toilettes

4,1 %

3,8 %

4,3 %

Part des établissements dont au moins une chambre n'a pas de douche

31,6 %

12,1 %

7,32 %

Part des établissements ayant une couverture intégrale internet

45,7 %

57,3 %

61,9 %

Part des établissements dont les espaces privatifs sont climatisés

3,7 %

5,9 %

18 %

Part des établissements dont l'ensemble des espaces collectifs sont climatisés

49,2 %

56,2 %

80 %

Salon aménagé

95,2 %

96,1 %

98,8 %

Chambre d'accueil pour les familles

11,6 %

19,8 %

15,7 %

Espace d'animation

95,1 %

94,9 %

95 %

Espace télévision

87,9 %

84,8 %

92,5 %

Salon de coiffure

90 %

89,5 %

89,5 %

Jardin aménagé

85,2 %

90,2 %

93,7 %

Source : Commission des affaires sociales, d'après la Drees, Enquête EHPA de 2019, 2023

Enfin, seuls 11,6 % des Ehpad publics disposent, dans leurs espaces collectifs, d'une chambre d'accueil pour les familles contre 19,8 % des Ehpad privés non lucratifs.

3. Conduite de projets : des Ehpad sans ressources financières ni humaines
a) Un bâti vieillissant confronté au mur de l'investissement
(1) Un bâti en cours de rénovation pour atteindre les standards fixés par le cahier des charges de 1999

En 2019, 19,5 % des Ehpad n'ont pas été rénovés depuis plus de 25 ans et 44,5 % depuis au moins 10 ans103(*). Le rapport Libault104(*) estime que la rénovation de 25 % des places, correspondant alors à la part des Ehpad n'ayant pas été rénovés depuis vingt-cinq ans, nécessiterait un investissement de 15 milliards d'euros.

Les coûts des travaux sont répercutés sur le tarif hébergement. L'investissement dépend donc largement de la capacité des établissements à pouvoir financer ce dernier par l'augmentation du tarif hébergement. Or, la conjoncture actuelle a conduit les tarifs hébergement à évoluer moins vite que les dépenses de fonctionnement et donc à grever la capacité d'investissement des Ehpad.

En matière de bâti, il existe une inégalité intrinsèque entre les Ehpad publics et les Ehpad privés à but lucratif. Les premiers ayant 97 % de leurs places habilitées à l'aide sociale, ils ne sont pas en mesure de dégager librement une marge d'investissement par l'augmentation de leur tarif hébergement, le plafond d'évolution de ce tarif étant défini par le conseil départemental. À l'inverse, avec 13 % de places habilitées à l'aide sociale, les Ehpad privés lucratifs sont en capacité d'augmenter le reste à charge de leurs résidents pour financer des travaux. La seconde inégalité réside dans le bâti lui-même. Les Ehpad privés à but lucratif se sont développés dans les années 2000 et disposent donc d'infrastructures plus récentes que les établissements publics.

Selon l'Anap, il y a un véritable retard des Ehpad publics, notamment hospitaliers, dans la rénovation du bâti. Les données de la Drees confirment ce constat, les Ehpad publics sont ceux qui respectent le moins les standards fixés par le cahier des charges de 1999. À titre d'exemple, 31,6 % des Ehpad publics ont au moins une chambre sans douche. Des investissements dans la rénovation du bâti des Ehpad publics sont donc nécessaires pour atteindre les standards minimaux, mais ces investissements ne seront pas suffisants ; il conviendra également d'anticiper les standards futurs pour ne pas créer un nouveau décalage entre les Ehpad publics et les Ehpad privés à but lucratif.

b) Un plan d'aide à l'investissement ambitieux dans ses objectifs mais sous-dimensionné dans ses moyens
(1) Le plan d'aide à l'investissement : une initiative bienvenue mais des moyens insuffisants

À la suite du Ségur de la Santé, le Gouvernement a annoncé le lancement d'un plan d'aide à l'investissement dans le secteur médico-social. Ce plan s'inscrit dans le cadre de la Facilité pour la reprise et la résilience de l'Union européenne et a ouvert la voie à des remboursements européens. Retranscrit dans les objectifs du Plan national de relance et de résilience, ces financements doivent assurer la livraison de 36 000 solutions d'hébergement pour personnes âgées (Ehpad, résidences autonomie, habitats inclusifs) d'ici au 30 juin 2026. Cet objectif a été révisé à la baisse à 32 200 unités pour compenser la hausse des coûts de construction.

En matière immobilière, entre 2021 et 2025, ce sont environ 1,5 milliard d'euros qui sont mobilisés par la CNSA autour de sept objectifs, dont six concernent les Ehpad pour un montant de 1,3 milliard d'euros environ.

Bilan du plan national d'aide à l'investissement pour les Ehpad

Objectif

Montant

(en millions d'euros)

Nombre d'Ehpad soutenus

Moderniser et transformer les solutions d'hébergement en Ehpad

990 M€

546

Soutenir le plan de rattrapage de l'offre en outre-mer et en Corse

75 M€

17

Soutenir l'investissement du quotidien

250 M€

3 690 Ehpad pour 7 433 opérations

Soutenir l'investissement pour les tiers-lieux

10,5 M€

25

Soutenir le recours à des conseillers en transition écologique et énergétique en santé

8 M€

-

Soutenir le recours à l'ingénierie de projets via la mission nationale d'appui à l'investissement

1,5 M€

32

Source : Commission des affaires sociales d'après la CNSA, 2024

Ce plan d'aide à l'investissement mérite d'être salué car il répond en partie aux préconisations faites par le rapport Libault, ce dernier recommandant un plan de 3 milliards d'euros sur dix ans financé par la sécurité sociale. De façon générale, l'aide intervient très en amont du projet afin de faciliter le bouclage financier à travers des prêts bancaires ou d'autres financements publics. Selon la CNSA, en 2023, pour 234,7 millions d'euros de subventions visant à moderniser et transformer les solutions d'hébergement en Ehpad, ce sont 1,7 milliard d'euros de travaux qui ont été réalisés. Il y aurait donc un effet levier de 7.

(2) Le plan de rattrapage de l'offre en outre-mer et en Corse

Les investissements prévus dans le cadre du Ségur comprennent également une enveloppe de 75 millions d'euros dédiée au rattrapage de l'offre en outre-mer et en Corse. Selon la DGCS, 60 millions d'euros seront affectés aux seuls outre-mer. En parallèle, une enveloppe de fonctionnement de 80 millions d'euros, dont 11 millions d'euros pour la Corse, assortie d'un droit de tirage pluriannuel sur les crédits de dotations soins, est prévue pour l'ensemble des régions concernées.

Le plan de rattrapage en outre-mer et en Corse connaît des difficultés dans sa mise en oeuvre. Seuls 17 Ehpad ont bénéficié d'une aide du Ségur. Sur l'enveloppe de 55 millions d'euros allouée depuis 2021, 60 % des crédits n'ont pas été engagés, soit un reliquat de 32,9 millions d'euros. La DGCS estime que la plupart des projets atteindront leur maturité en 2024, débloquant ainsi la consommation des crédits, ce qui impliquerait toutefois une spectaculaire accélération.

La principale difficulté à laquelle ce plan de rattrapage se heurte semble être l'insuffisante coopération entre les collectivités territoriales compétentes dans les outre-mer et les ARS. Lors des auditions menées par les rapporteures, sont d'ailleurs apparues des dissonances entre ces acteurs quant à leurs relations. Sont également relevés comme des freins structurels au rattrapage de l'offre dans les outre-mer : les surcoûts importants liés à l'inflation dans la construction, la faible disponibilité du foncier ainsi que son coût et le manque de compétences locales en ingénierie de projets.

(3) Le plan d'aide à l'investissement heurté par une conjoncture financière dégradée

Le plan d'aide à l'investissement s'est heurté à une conjoncture financière dégradée, conduisant à des abandons ou à des restructurations à la baisse de projets. L'enveloppe, déjà initialement sous-dimensionnée, s'est révélée être largement insuffisante.

En premier lieu, les projets portés par le PAI ont été confrontés à une hausse des coûts de la construction. La hausse de l'indice du coût de la construction est de 15,4 points au quatrième trimestre 2021 et de 27 points au quatrième trimestre 2023 par rapport à 2015105(*). L'index BT01 (base 100 2010) culmine à 131 % en février 2024106(*). Selon la DGCS, les coûts de travaux sont de l'ordre de 30 % supérieurs aux coûts initiaux. Cette inflation dans le secteur du BTP, liée notamment à une hausse des prix des matériaux et de l'énergie, a créé des surcoûts pour l'ensemble des Ehpad ayant des projets de rénovation en cours ou bien des renoncements de projets. Si l'inflation dans le BTP semble aujourd'hui être ralentie, elle pourrait reprendre par la hausse des prix des matériaux liés à la transition écologique et numérique107(*).

En deuxième lieu, la Banque centrale européenne a augmenté ses taux directeurs. Ainsi, entre 2021 et septembre 2023, au sein de la zone euro, le taux de refinancement est passé de 0 % à 4,5 %. Cette politique monétaire restrictive a conduit à un renchérissement du coût du crédit pour les futurs projets et, pour les Ehpad ayant déjà contracté un prêt à un taux variable, à une dégradation de leurs finances. Or, selon la DGCS, 50 % des travaux sont financés par l'emprunt.

En troisième lieu, comme le relève l'Anap, face à une dégradation de leurs finances, notamment à cause de la hausse des taux d'intérêt et de la chute des recettes liées aux droits de mutation à titre obligatoire (DMTO)108(*), une partie des conseils départementaux se sont retirés de projets de rénovation d'Ehpad.

En quatrième lieu, la dégradation des finances des Ehpad a conduit ces derniers à reporter voire à abandonner leurs projets d'investissement. Le PAI ne couvrant pas l'ensemble des coûts d'un projet et la trésorerie des Ehpad ayant été utilisée pour combler les déficits, de nombreux établissements ont été contraints de ne pas réaliser les projets initialement prévus.

En cinquième lieu, la fin rétroactive de l'assujettissement à la TVA pour une partie des Ehpad publics sur décision du Conseil d'État109(*) a conduit ces Ehpad à régulariser leur situation fiscale en prenant dans leurs fonds propres. Certains projets d'investissement ont donc dû être abandonnés à la suite de cette jurisprudence.

En sixième lieu, l'Anap estime être insuffisamment saisie par certaines ARS et certains conseils départementaux pour suivre et soutenir des projets d'investissement.

Tous ces facteurs ont conduit à un sous-engagement des crédits alloués par le plan d'aide à l'investissement, certains établissements ayant dû renoncer à des projets faute de capacité d'autofinancement. Cependant, aucune donnée chiffrée n'a pu objectiver la part des établissements ayant renoncé ou revu à la baisse leurs projets.

Plusieurs instructions ont, en conséquence, assoupli les règles initialement prévues pour couvrir davantage de projets et reporter les crédits non consommés. Concernant le calendrier, en 2023, chaque ARS a pu reporter jusqu'à 5 % des crédits autorisés mais non engagés sur 2024. Les coûts plafonds ont été augmentés respectivement de 9,37 % et de 19,65 % pour les travaux de restructuration et les travaux de construction neuve. Enfin, pour les travaux en cours de réalisation depuis moins de deux ans et présentant un surcoût financier lié à des contraintes techniques particulières et imprévisibles ou à l'augmentation du coût des matériaux, le plafond de 1 million d'euros a été supprimé pour pouvoir bénéficier de l'aide complémentaire.

Dans une instruction du 17 avril 2024 à destination des ARS, la DGCS et la CNSA ont rappelé que « le volet médico-social arrivant à son terme, il est rappelé l'enjeu d'une consommation la plus importante possible des crédits mis à votre disposition au profit de travaux dans les établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes ». Les autorisations d'engagement pour 2024 et le reliquat de 2023 doivent être engagés avant le 1er novembre 2024. Un bilan de la consommation des crédits devra donc être tiré à la fin de l'année 2024.

c) L'ingénierie de projets : une compétence absente dans les Ehpad
(1) Le manque de compétences en matière d'ingénierie de projets dans les Ehpad

Les Ehpad ne disposent pas en interne de compétences en matière d'ingénierie de projets, seuls les grands groupes disposent de telles compétences qu'ils ont centralisées au sein de cellules nationales. Cette situation conduit, notamment dans les petites structures, à des erreurs dans le diagnostic initial des besoins ou dans l'estimation du coût des projets. Des fragilités dans la gestion de certains Ehpad se traduisent également par des erreurs dans les mécanismes de facturation (terme à échoir, dépôt de garantie, tarif différencié). Enfin, cette absence de compétences d'ingénierie induit, de facto, une délégation de la maîtrise d'ouvrage au maître d'oeuvre. Il existe donc une gestion sous-optimale de l'investissement.

En matière de compétences d'ingénierie de projets, une inégalité s'est constituée entre les Ehpad privés à but lucratif et les autres catégories d'établissements. Les premiers étant majoritairement réunis au sein de structures nationales, ils disposent des ressources nécessaires pour élaborer, évaluer et suivre des projets, contrairement aux Ehpad publics et privés à but non lucratif. Il est relevé par l'Anap que les Ehpad publics rattachés à un hôpital ne bénéficient pas non plus des ressources de l'hôpital en la matière. Les groupements de coopération sociale et médico-sociale (GCSMS) sont un premier levier pour mettre en commun des ressources en matière de gestion d'ingénierie de projets.

(2) La possibilité de s'appuyer sur l'Anap

L'Agence nationale de la performance sanitaire et médico-sociale (Anap) a été créée en 2009. Ce groupement d'intérêt public est une agence publique de conseil et d'expertise qui accompagne le secteur sanitaire et médico-social dans des projets visant à améliorer la qualité et la performance de leurs activités (gestion des ressources humaines, projets immobiliers, transition écologique et numérique, transformation de l'offre, etc.). Les professionnels de l'Anap sont issus du secteur sanitaire et médico-social, permettant des échanges de pair à pair avec les établissements et la mise en place de solutions adaptées aux besoins et moyens du terrain.

Les missions conduites par l'Anap peuvent être regroupées en deux types d'activités : l'analyse des pratiques, ainsi que l'amélioration de la qualité et de la performance du secteur.

Concernant l'analyse des pratiques du secteur, les Ehpad remontent annuellement l'ensemble des informations visant à alimenter un tableau de bord de la performance dans le secteur médico-social composé d'une centaine d'indicateurs. Cet outil permet d'obtenir une analyse détaillée de la situation d'un Ehpad mais aussi de pouvoir la comparer à celle d'Ehpad similaires. Cependant, on peut regretter que ce tableau de bord ne soit pas publié annuellement et accessible en ligne, alors qu'il permettrait d'obtenir une vision d'ensemble du secteur. Ce travail d'analyse des pratiques prend également la forme d'évaluation des modes d'organisation et des procédés par des enquêtes flash, des études et des fiches.

Concernant l'amélioration de la qualité et de la performance du secteur, l'Anap répond au manque de compétences en ingénierie de projets du terrain. Pour cela, l'Agence dispose d'un panel d'outils visant à répondre aux besoins des Ehpad : une procédure d'autodiagnostic en ligne, des propositions personnalisées de plan d'action, des actions de terrain individuelles et collectives, un soutien en matière d'ingénierie de projets, mais aussi une diffusion des bonnes pratiques du secteur ainsi que de fiches sur les difficultés récurrentes des établissements (économie circulaire, taux de TVA applicable, etc.). Depuis 2023, ce sont 686 Ehpad que l'Anap a accompagnés dans des projets par des actions de terrain.

La procédure d'autodiagnostic de l'Anap

À partir de son site internet, l'Anap propose aux établissements de procéder à un autodiagnostic dans différents domaines (ressources humaines, systèmes d'information, projet immobilier, finances et dialogue de gestion, etc.). Un questionnaire d'une centaine de questions permet ensuite à l'agence de mettre à disposition de l'établissement une réponse personnalisée selon l'état de maturité de l'établissement.

Cet état de maturité de l'établissement est mis sous la forme de plusieurs graphiques permettant d'obtenir une synthèse globale, une cartographie de la performance de l'établissement en comparaison des autres sur différents items, mais aussi de déterminer la capacité de cet établissement à déployer un projet au regard de sa maturité.

Visuels mis à disposition par l'Anap lors d'un autodiagnostic sur la thématique du numérique

Source : Commission des affaires sociales, d'après le site de l'Anap

À la suite de ce diagnostic, est proposé à l'établissement un plan d'actions, celui-ci prend la forme d'un tableau Excel. Ce plan d'actions est personnalisé selon les réponses faites au questionnaire et permet à l'établissement de suivre son projet.

(3) La Mission nationale d'appui à l'investissement, un bilan positif malgré une sous-mobilisation de ses ressources

Face au constat d'un manque de compétences en matière d'élaboration et de suivi de projets, la CNSA et la DGCS ont lancé, en mars 2023, la Mission nationale d'appui à l'investissement immobilier médico-social (MNAI) au sein de l'Anap. Calibrée pour gérer 60 à 80 dossiers par an, la MNAI est financée à hauteur de 1,5 million d'euros dans le cadre du PAI. La Mission intervient sur demande des ARS pour accompagner les porteurs de projet dans différentes missions (stratégies de financement, diagnostic des besoins, maîtrise technique, etc.).

Depuis son lancement, la MNAI a reçu 39 demandes de soutien dans 29 Ehpad, pour un montant total d'investissements de 842 millions d'euros. Ce sont 32 projets qui ont été in fine accompagnés. 86 % des demandes proviennent d'Ehpad publics et 14 % des Ehpad privés à but non lucratif. En tout, 59 % des projets sont portés par des Ehpad publics rattachés à un établissement de santé.

La MNAI constate que les ARS mobilisent inégalement ce dispositif. La majorité des demandes concernent une révision des plans de financement des opérations, notamment du fait de la conjoncture actuelle mais aussi d'erreurs. En effet, de nombreuses opérations de rénovation sont confrontées à des difficultés liées à un mésestimation du coût de l'opération immobilière, dont des erreurs sur le taux de TVA applicable. Ainsi, 10 projets sur 39 ont vu leur taux de TVA être requalifié grâce au soutien de la MNAI. Selon l'Anap, les préconisations formulées par la MNAI ont conduit à des gains de plusieurs dizaines de millions d'euros sur les projets accompagnés. La MNAI réinterroge la pertinence des projets au regard des besoins et du profil des résidents.

Aussi, l'on ne peut que regretter que les moyens conférés à la MNAI, lui permettant de gérer jusqu'à 80 projets, ne soient pas intégralement mobilisés.


* 90 Drees « Les établissements d'hébergement pour personnes âgées en 2003 : locaux et équipements », 2005.

* 91 Arrêté du 26 avril 1999 fixant le contenu du cahier des charges de la convention pluriannuelle prévue à l'article 5-1 de la loi n° 75-535 du 30 juin 1975 relative aux institutions sociales et médico-sociales.

* 92 Drees, « L'enquête auprès des établissements d'hébergement pour personnes âgées de 2019 », 2022.

* 93 Perrine Nedelec et al., « L'architecture des Ehpad et son influence sur le bien-être des résidents », Gérontologie et Société, 2023.

* 94 Ibid.

* 95 Perrine Nedelec et al., « L'architecture des Ehpad et son influence sur le bien-être des résidents », Gérontologie et Société, 2023.

* 96 Isabelle Mallon, « Des vieux en maison de retraite : savoir reconstruire un « chez-soi », Empan, 2003.

* 97 Thierry Darnaud, « L'impossibilité de l'intime dans les institutions gériatriques », Gérontologie et Société, 2007.

* 98 Luc Broussy, Jérôme Guedj et Anna Kuhn-Lafont, L'Ehpad du futur commence aujourd'hui. Propositions pour un changement radical de modèle, 2021.

* 99 Perrine Nedelec et al., « L'architecture des Ehpad et son influence sur le bien-être des résidents », Gérontologie et Société, 2023.

* 100 Drees, Enquête EHPA de 2019, 2023.

* 101 Luc Broussy, Jérôme Guedj et Anna Kuhn-Lafont, L'Ehpad du futur commence aujourd'hui. Propositions pour un changement radical de modèle, 2021.

* 102 Perrine Nedelec et al., « L'architecture des Ehpad et son influence sur le bien-être des résidents », Gérontologie et Société, 2023.

* 103 Drees, Enquête EHPA de 2019, 2023.

* 104 Dominique Libault, Concertation grand âge et autonomie, 2019.

* 105 Insee, « Indices de coûts et de prix dans la construction », 2024.

* 106 Insee, « Index du bâtiment - BT01 - Tous corps d'état - Base 2010 », 15 mai 2024.

* 107 Anap, « Évolution du prix des travaux en établissements de santé et médico-sociaux », mai 2024.

* 108 Entre 2022 et 2023, les droits de mutation à titre gratuit perçus par les départements sont passés de 16,7 milliards d'euros à 11,9 milliards d'euros, soit une réduction de 22,2 %.

* 109 Cf. supra, II.B.5.

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