C. CRISE DES RESSOURCES HUMAINES : DES MÉTIERS EN FORTE TENSION
Depuis plusieurs années, le secteur du grand âge est confronté à d'importantes difficultés de recrutement et de fidélisation de ses personnels. Ainsi, en décembre 2021, 5 % des postes n'étaient pas pourvus dans le secteur de l'autonomie, un tiers des établissements sociaux et médico-sociaux avaient au moins 5 salariés absents et un tiers des Ehpad étaient contraints de réduire leur nombre de places en raison de difficultés de recrutement72(*).
Or, les enjeux de recrutement dans le secteur du grand âge vont aller croissant face au double défi du vieillissement de la population, avec l'augmentation simultanée du nombre de personnes âgées dépendantes, et du vieillissement des professionnels aujourd'hui en poste qui partiront à la retraite au cours des prochaines années. On estime en effet que plus de 210 000 emplois d'aides-soignants et d'aides à domicile seront à pourvoir d'ici 2030 pour répondre aux besoins d'accompagnement des Français.
1. Des difficultés de recrutement
Les Ehpad sont confrontés à des difficultés durables de recrutement de personnel. D'après l'enquête EHPA de la Drees, 61 % des Ehpad, tous statuts confondus, déclaraient rencontrer des difficultés de recrutement en 2019. Les Ehpad privés à but non lucratif étaient le plus couramment confrontés à ces difficultés (65 %).
Nombre d'Ehpad déclarant rencontrer des
difficultés de recrutement,
en 2019
Catégorie d'établissements |
Non |
Oui |
Total répondants |
||
Nombre |
% |
Nombre |
% |
||
Ehpad publics |
1 328 |
42 % |
1 817 |
58 % |
3 145 |
Ehpad privés à but non lucratif |
798 |
35 % |
1 487 |
65 % |
2 285 |
Ehpad privés à but lucratif |
662 |
38 % |
1 089 |
62 % |
1 751 |
Ensemble |
2 788 |
39 % |
4 393 |
61 % |
7 181 |
Source : Commission des affaires sociales / données Drees
Selon les fédérations auditionnées par les rapporteures, ces difficultés se sont accrues pour atteindre une situation de crise. Elles concernent toutes les catégories de personnel soignant.
La répartition du personnel des Ehpad73(*)
Sur les 437 435 équivalents temps plein (ETP) employés par les Ehpad, en 2019 :
- le personnel médical (dont les médecins coordonnateurs) représente 3 683,5 ETP (0,8 %) ;
- le personnel d'encadrement (dont les cadres infirmiers) représente 4 982 ETP (1,1 %) ;
- les infirmiers (dont les infirmiers coordonnateurs) représentent 43 939 ETP (10 %) ;
- les aides-soignants représentent 153 890 ETP (35,2 %).
Alors que la réglementation impose à tout Ehpad de se doter d'un médecin coordonnateur74(*), le recrutement de ces professionnels se heurte à la réalité de la démographie médicale. Ainsi, les résultats de l'enquête EHPA révèlent qu'en 2015, 10 % des Ehpad avaient un poste de médecin coordonnateur non pourvu depuis au moins six mois75(*). Parmi les Ehpad contrôlés dans le cadre de l'enquête menée par la Cour des comptes pour son rapport public 2022, un tiers connaissait ou avait connu récemment une vacance de poste de médecin coordonnateur76(*).
Le métier d'aide-soignant connaît pour sa part un déficit d'attractivité durable. Le rapport de Myriam El Khomri sur l'attractivité des métiers du grand âge77(*) mentionnait la chute de 25 %, entre 2012 et 2017, du nombre de candidatures aux concours d'aide-soignant comme révélatrice de cette perte d'attractivité.
Le métier d'aide-soignant apparait en effet comme l'un de ceux pour lesquels les tensions sur le marché du travail s'accroissent78(*).
Pour la Fédération nationale des associations de directeurs d'établissements et services pour personnes âgées (Fnadepa), l'image dégradée des Ehpad dans les médias ainsi que la surcharge toujours plus importante de travail incite les professionnels à déserter ce secteur ou à ne pas s'y orienter.
Malgré les revalorisations salariales consécutives au Ségur (cf. supra), des rémunérations basses et le manque de perspectives d'évolution de carrière jouent également en défaveur de l'attractivité du secteur.
2. Des métiers pénibles caractérisés par une forte sinistralité
En octobre 2022, la Cour des comptes a montré que le secteur médico-social se caractérise par un nombre de journées d'arrêt de travail du fait d'accidents de travail ou de maladies professionnelles (AT-MP) trois fois supérieur à la moyenne constatée pour l'ensemble des secteurs d'activité en France. Ce nombre a ainsi atteint 3,5 millions en 2019, en augmentation de 41 % par rapport à 2016, et correspond à 17 000 ETP par an79(*).
La sinistralité apparaît corrélée au manque de personnel. Pour la Cour des comptes, « plus le taux d'encadrement d'un Ehpad est proche du ratio d'un agent pour un résident (...), moins les arrêts pour accident de travail ou maladie professionnelle sont nombreux ». Améliorer ce taux d'encadrement permettrait ainsi de diminuer d'un tiers le taux d'absentéisme lié aux AT-MP en Ehpad80(*).
L'indicateur du taux d'encadrement et ses limites81(*)
D'après les enquêtes EHPA de la Drees, le taux d'encadrement dans les Ehpad, tous statuts confondus, a augmenté de 11 % entre 2007 et 2019, passant de 5,96 à 6,59 ETP pour 10 résidents. Cette hausse du taux d'encadrement peut s'expliquer en partie par des effets de structure, avec une hausse de la proportion d'Ehpad ayant un taux d'encadrement plus élevé en raison de leurs caractéristiques propres et du profil des résidents accueillis.
Ce taux tient compte de tous les ETP employés par les Ehpad : personnel de direction, services généraux, techniciens, personnel d'encadrement, personnel éducatif, personnel médical, etc. Il est le plus élevé dans le secteur public (7,15 ETP pour 10 résidents) et le moins élevé dans le secteur privé lucratif (6,03).
Si l'on considère le taux d'encadrement en personnel soignant, il est passé entre 2007 et 2019 de 3 à 3,7 ETP pour 10 résidents, soit une augmentation de 24 % en 12 ans. L'augmentation est particulièrement marquée pour les aides-soignants et les autres professionnels paramédicaux.
La trajectoire, prévue en LFSS, de 50 000 recrutements en Ehpad d'ici 2030 pourrait permettre d'atteindre un ratio d'encadrement soignant de 4,5 ETP pour 10 résidents, en hausse de 19 % par rapport à 2019.
Toutefois, appréhender les besoins en matière d'encadrement en personnels soignants à l'aune d'un nombre d'ETP ne permet pas de prendre en compte la diversité des profils des résidents : les besoins de soins et d'accompagnement peuvent en effet varier fortement d'un établissement ou d'un résident à l'autre. En outre, un ETP n'induit pas un temps de présence identique selon les statuts juridiques et l'organisation des établissements.
Enfin, fixer dans le cadre réglementaire un taux d'encadrement minimal se heurterait en pratique à des obstacles opérationnels et aux difficultés de recrutement en Ehpad.
Pour la Fédération française des associations de médecins coordonnateurs en Ehpad (FFAMCO), la pénibilité du métier d'aide-soignant est également liée à des contraintes physiques importantes, qui ne sont pas toujours tempérées par du matériel et des formations adaptés.
Cette réalité peut être rapprochée du phénomène persistant des agents « faisant fonction » d'aide-soignant, lesquels sont particulièrement exposés aux risques professionnels. Selon un rapport de l'Igas et de l'IGÉSR, la proportion de « faisant fonction » d'aide-soignant pouvait atteindre 20 % dans les Ehpad publics hospitaliers en 201982(*).
L'évolution du public accueilli en Ehpad83(*)
La problématique de la pénibilité des métiers ne saurait être abordée indépendamment de l'évolution du public accueilli en Ehpad.
Les statistiques de la Drees indiquent les tendances suivantes :
- des personnes de plus en plus dépendantes : le GIR moyen pondéré (GMP) est passé de 696 en 2015 à 705 en 2019. Toutefois, la proportion de personnes en GIR 1 en Ehpad a baissé depuis 2011 ;
- un public de plus en plus âgé : l'âge médian est proche de 89 ans tandis que l'âge moyen est de près de 87 ans. Cependant, on constate une hausse rapide de la population de moins de 75 ans (+ 13 % entre 2015 et 2019), souvent fortement dépendante, précaire ou en situation de handicap ;
- une attrition des publics autonomes ou peu dépendants : entre 2007 et 2019, la part de GIR 5 et 6 en Ehpad a été divisée par plus de deux.
3. Absentéisme, turnover et recours à l'intérim
Le taux d'absentéisme dans les Ehpad est élevé : selon l'Agence nationale d'appui à la performance sanitaire et médico-sociale (Anap), la médiane nationale était de 10 % en 201684(*). D'après la Cour des comptes, les risques professionnels expliquaient 19 % des journées d'absence dans les ESMS pour personnes âgées en 2019 (soit 2,7 millions de jours d'absence sur un total de 14,3 millions)85(*).
Selon la Fehap, ce taux d'absentéisme médian est de 13,3 % dans les Ehpad du secteur privé non lucratif en 2021.
L'absentéisme apparaît comme un sujet stratégique car il pèse à la fois sur les ressources des Ehpad et sur la qualité de vie au travail. D'après l'enquête financière de la FHF, l'absentéisme a contribué, pour 5 % des Ehpad publics hospitaliers, à la dégradation de leur situation financière. Or, pour l'Anap, l'absence de politique de gestion de l'absentéisme compte parmi les faiblesses organisationnelles des Ehpad.
Les auditions des rapporteures ont mis en exergue la difficulté des Ehpad à recruter en contrat de travail à durée indéterminée (CDI). Cependant, au-delà du recrutement, les Ehpad sont confrontés à une problématique de fidélisation de leurs effectifs.
Le tableau de bord de la performance médico-sociale indique en effet un turnover relativement fréquent dans les Ehpad. Le taux de rotation des personnels médian y était ainsi de 9,3 % en 2016, à comparer à une médiane de 8,3 % dans l'ensemble des ESMS. Cette volatilité se serait accentuée depuis la crise sanitaire.
Les Ehpad sont ainsi contraints d'avoir recours à l'intérim ou à des contrats à durée déterminée (CDD). Ces deux modes de contractualisation sont plus coûteux pour les Ehpad, ce qui contribue à alourdir leurs charges.
Ainsi, la Fnadepa considère l'intérim comme l'une des causes principales de la dégradation financière des Ehpad. Selon une enquête Fnadepa de septembre 2023, 28,3 % des directeurs d'Ehpad ont recours quotidiennement aux agences d'intérim, et 31 % y ont recours au moins une fois par semaine86(*).
Du point de vue de la Fédération française des infirmières diplômées d'État coordinatrices (Ffidec), le recours à l'intérim entraîne aussi une dégradation de la prise en charge des résidents : « Les intérimaires ne font que passer et sont à un niveau d'engagement minimal ».
La loi « Valletoux » du 27 décembre 2023 a cependant interdit le recours des ESMS à des professionnels intérimaires sans expérience professionnelle antérieure87(*). Un décret du 24 juin 2024 a fixé à deux ans la durée minimale d'exercice avant de pouvoir effectuer une mission d'intérim pour les infirmiers, aides-soignants, éducateurs spécialisés, assistants de service social, moniteurs-éducateurs et accompagnants éducatifs et sociaux des ESMS88(*). Ces dispositions s'appliquent aux contrats de mise à disposition signés à compter du 1er juillet 2024.
Le déplacement des rapporteures en Bretagne a également révélé l'apparition de plateformes de mise à relation des établissements avec des soignants déclarés comme indépendants, une pratique qui semble juridiquement risquée pour les Ehpad qui y ont recours.
L'exemple du CCAS de Rennes
À titre d'exemple, la direction des personnes âgées (DPAg) du CCAS de Rennes, qui gère six Ehpad publics ainsi qu'une résidence autonomie et un service autonomie à domicile (SAD), emploie 646 agents, dont 131 ont plus de 55 ans. L'effectif compte 89 % de femmes.
Dans les Ehpad gérés par le CCAS, le taux d'encadrement est de 5,9 professionnels pour 10 résidents (4,2 en tenant compte des seuls professionnels « au chevet »).
Au sein de la DPAg, le taux d'absentéisme atteignait 10,2 % en 2023. Ce taux avait diminué de 9,5 % à 7,9 % entre 2018 et 2021 avant de repartir à la hausse. Les accidents de travail ou de trajet et les maladies professionnelles expliquent environ 18 % de ce taux d'absentéisme.
Les aides-soignants et les infirmiers représentent respectivement 20,85 % et 5,46 % des arrêts de travail, expliquant en partie le recours à l'intérim.
Les dépenses d'intérim des six Ehpad ont représenté 740 095 euros en 2023, soit 4 % des charges de personnel. Pour la première fois depuis trois exercices, ces dépenses n'ont pas augmenté par rapport à l'année précédente (755 522 euros en 2022). Elles ont servi à pourvoir des postes d'aide-soignant (48,2 % en 2023), d'agent de service (30,4 %) ou d'infirmier (21 %).
En février 2024, 71 postes étaient vacants au sein de la direction, dont 50 occupés par des personnels en CDD. Sur 16 postes d'aide-soignant vacants, 12 étaient occupés par des CDD. Les 9 postes d'infirmier diplômé d'État vacants étaient occupés par des CDD.
4. Des conditions de travail encore dégradées par la situation économique
Cette crise des ressources humaines apparaît à la fois comme une cause et comme un symptôme de la situation générale des Ehpad.
Les difficultés économiques ont en effet un impact sur la santé et les conditions de travail du personnel des établissements, le manque de moyens humains entraînant l'épuisement des professionnels en poste, et aggravent les difficultés de recrutement.
En effet, si les résidents sont parfois en souffrance, le personnel des Ehpad l'est également. En raison du manque de personnel, du recours élevé à l'intérim, de la recrudescence de l'absentéisme ou encore de la hausse du niveau de dépendance des résidents, les soignants ne peuvent exercer leur métier dans de bonnes conditions de travail, conduisant à un taux de renouvellement du personnel élevé mais aussi à un mal être au travail. Les auditions des rapporteures ont confirmé un sentiment de malaise des soignants, certains de leurs représentants considérant que leur travail participe de la « maltraitance » faute de temps et de moyens pour se consacrer aux résidents. Les Français sont conscients des difficultés rencontrées par les soignants : 69 % d'entre eux relèvent les mauvaises conditions de travail dans lesquels ils exercent89(*).
Cette crise atteint également les directeurs d'Ehpad. Selon la Fnadepa, à la rentrée 2023, 50 % des directeurs (contre 43 % en 2022) envisageaient de quitter leur métier à court ou moyen terme, n'arrivant plus à faire face à l'ensemble des difficultés qu'ils doivent gérer.
* 72 Source : DGCS.
* 73 Source : Drees, Enquête EHPA 2019.
* 74 Article D. 312-156 du code de l'action sociale et des familles.
* 75 « Le personnel et les difficultés de recrutement dans les Ehpad », Études et résultats n° 1067, Drees, juin 2018.
* 76 « Les personnes âgées hébergées dans les Ehpad », Cour des comptes, rapport public annuel 2022.
* 77 Grand âge et autonomie. Plan de mobilisation en faveur de l'attractivité des métiers du grand âge 2020-2024, rapport remis à la ministre des solidarités et de la santé par Myriam El Khomri, octobre 2019.
* 78 « Les tensions sur le marché du travail en 2022. En nette hausse avec la levée complète des contraintes sanitaires », Dares Résultats n° 59, novembre 2023.
* 79 « Les enjeux de la maîtrise des risques professionnels dans les établissements et services pour personnes âgées et personnes en situation de handicap », Rapport sur l'application des lois de financement de la sécurité sociale (Ralfss), Cour des comptes, octobre 2022.
* 80 Ibid.
* 81 Source : rapport, transmis par le Gouvernement au Parlement, évaluant les effets sur la loi de financement de la sécurité sociale de l'instauration d'un ratio minimal d'encadrement des résidents par le personnel soignant d'au moins six professionnels pour dix résidents dans les établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes, octobre 2023.
* 82 « La formation continue dans la fonction publique hospitalière », rapport Igas / Inspection générale de l'éducation, du sport et de la recherche (IGÉSR), décembre 2021.
* 83 Source : Lieux de vie et d'accompagnement des personnes âgées en perte d'autonomie - Annexe 7 : « L'accueil et l'accompagnement des personnes âgées en perte d'autonomie en établissement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) », Igas, février 2024.
* 84 Anap, Tableau de bord de la performance dans le secteur médico-social, premiers enseignements, juin 2018.
* 85 Cf. Ralfss 2022.
* 86 Source : réponses de la Fnadepa au questionnaire des rapporteures.
* 87 Loi n° 2023-1268 du 27 décembre 2023 visant à améliorer l'accès aux soins par l'engagement territorial des professionnels - Article 29.
* 88 Décret n° 2024-583 du 24 juin 2024 relatif à la durée minimale d'exercice préalable de certains professionnels avant leur mise à disposition d'un établissement de santé, d'un laboratoire de biologie médicale ou d'un établissement ou service social ou médico-social par une entreprise de travail temporaire.
* 89 Ifop, « Baromètre sur le secteur du grand âge », mai 2022.