II. UNE MULTIPLICITÉ DE CRISES QUI ONT FRAGILISÉ LA SITUATION ÉCONOMIQUE DU SECTEUR
A. CRISE SANITAIRE ET « SCANDALE ORPEA » : PERTE DE CONFIANCE ET CHUTE DU TAUX D'OCCUPATION DES EHPAD
1. Après la crise sanitaire, la détérioration de l'image des Ehpad
a) Des Ehpad historiquement perçus comme des « mouroirs » isolés
(1) De l'hospice à l'Ehpad
Les Ehpad pâtissent d'une image de « mouroir ». Si cette comparaison a été renforcée par la crise sanitaire et le scandale Orpea, elle est surtout le fruit d'une construction historique.
Sous l'influence de la transition démographique et des deux révolutions industrielles, la politique de prise en charge de la vieillesse s'est structurée à partir du XIXe siècle. La loi du 7 août 1851 distingue les hôpitaux à destination des malades et les hospices accueillant un public nécessiteux ou infirme. L'exode rural contribue à diminuer la cohabitation intergénérationnelle au sein d'un même foyer, conduisant à une augmentation des besoins d'hébergement des personnes âgées en perte d'autonomie et n'ayant plus de proches à proximité pour les aider. La loi du 14 juillet 1905 rend l'accueil en hospice des personnes âgées sans ressources et sans famille gratuit à condition de résider depuis cinq ans sur le territoire de la commune.
C'est lors de cette structuration de la prise en charge, par les pouvoirs publics, des personnes âgées indigentes que l'image de mouroir de ces établissements s'est forgée. Si une offre publique se constitue alors, elle ne répond pas aux besoins croissants de la population, conduisant à une dégradation de cette prise en charge. Au cours du XIXe siècle, alors que la population lyonnaise est multipliée par six, le nombre de places en hospice reste stable. À Paris, le nombre de places en hospice passe de 1 pour 106 habitants en 1816 à 1 pour 280 en 189832(*). Les hospices souffrent d'un déficit de financement et le bâti, vétuste, n'est plus adapté à la prise en charge du public.
Les années 1940 sont marquées par une amélioration de la perception des hospices grâce à un investissement dans de nouvelles structures. Après la création des « maisons de retraite »33(*), l'image de l'hébergement collectif de personnes âgées s'est à nouveau dégradée dans les années 1970 faute de rénovation du bâti et de formation du personnel ; il redevient un mouroir aux yeux des Français. Les Ehpad, héritiers des maisons de retraite34(*), ont conservé cette image dans l'imaginaire collectif.
(2) La liberté d'aller et venir : un droit de plus en plus théorique
(a) Le droit des résidents à circuler librement
Sauf décision judiciaire contraire, le résident en Ehpad dispose de l'ensemble de ses droits. La liberté d'aller et venir, consacrée à l'article 13 de la Déclaration des droits de l'Homme et de l'article 2 du protocole n° 4 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme, suppose que tout individu peut se déplacer librement.
L'article L. 311-3 du code de l'action sociale et des familles rappelle que toute personne accueillie en établissement médico-social dispose de sa liberté d'aller et venir. En principe, un résident peut donc se déplacer librement au sein de l'établissement mais aussi en sortir lorsqu'il le souhaite.
(b) Le cadre normatif encadrant la liberté d'aller et venir des résidents
La liberté d'aller et venir des résidents d'Ehpad est restreinte à la fois à l'intérieur et à l'extérieur de l'Ehpad. Les restrictions à cette liberté sont strictement encadrées par l'article L. 311-4-1 et l'annexe 3-9-1 du code de l'action sociale et des familles.
Les établissements peuvent prévoir des mesures restreignant cette liberté en annexe de leur contrat de séjour à trois conditions :
- les mesures ont été « définies après examen du résident et au terme d'une procédure collégiale mise en oeuvre à l'initiative du médecin coordonnateur de l'établissement ou, en cas d'empêchement du médecin coordonnateur, du médecin traitant » ;
- les mesures visent à assurer l'intégrité physique et la sécurité du résident ;
- les mesures définies sont strictement nécessaires et proportionnées aux risques encourus.
En d'autres termes, sauf impératifs liés à l'état de santé, il n'est pas possible pour un Ehpad de restreindre la liberté d'aller et venir d'un résident.
(c) La restriction pratique de la liberté d'aller et venir des résidents
Pourtant, cette liberté est, dans la pratique, largement restreinte lors d'une entrée dans un Ehpad. Les risques de fugue et d'accidents, ainsi que la crainte d'un mauvais comportement à l'extérieur de l'établissement conduisent à une restriction de la liberté d'aller et venir des résidents35(*). Qualifiée de « syndrome de la cloche de verre »36(*), cette culture sécuritaire est résumée par le cahier des charges de 1999 : « concilier une indispensable sécurité avec une nécessaire liberté »37(*). La sécurité apparaît comme la première obligation de l'établissement, devant la liberté du résident.
Au sein de l'établissement, les résidents sont incités à rester dans leur chambre soit par des obstacles directs (porte avec un digicode), soit des obstacles indirects (trajet pour accéder aux espaces collectifs, absence d'espaces collectifs à l'étage ou dans l'unité). Dans l'Ehpad, ce sont les déplacements collectifs qui sont encouragés pour faciliter le travail des professionnels, trop peu nombreux pour gérer des déplacements individuels imprévus. Certaines mesures portant atteinte à la liberté des résidents sont parfois prises discrétionnairement dans les établissements : interdiction de déjeuner au restaurant avec les résidents de son choix, interdiction de se rendre dans le logement d'un autre résident, etc.38(*)
Des mesures dissuasives ou restrictives sont régulièrement mises en place pour sortir de l'établissement. Le règlement intérieur peut, pour des raisons organisationnelles (horaire des repas ou des soins) ou sécuritaires, soumettre les sorties à un régime d'autorisation préalable, à des horaires d'entrée et sortie, ou bien au port de dispositifs de géolocalisation39(*).
Ces restrictions, si elles apparaissent compréhensibles au regard des difficultés organisationnelles et du manque de personnel dans les établissements, alimentent l'image carcérale des Ehpad et réduisent donc leur attractivité auprès de la population.
(3) L'isolement géographique et le sentiment de solitude en Ehpad
La « mort sociale » ressentie par les résidents est également liée à la situation géographique des Ehpad et à leur invisibilisation dans la cité.
Assurer la mobilité des résidents, c'est aussi leur assurer un accès à des activités ou des lieux recevant du public. Or, seuls 71 % des Ehpad sont à proximité de commerces et de services ou bien de transports en commun40(*). 31 % des Ehpad ont mis en place des transports pour déplacer leurs résidents. Ce relatif éloignement géographique peut être explicable par deux facteurs : la construction historique des hospices et des maisons de retraite en périphérie, et la hausse du coût de l'immobilier, notamment dans les centres-villes, ayant conduit à de nouvelles constructions plus en périphérie. Cet isolement conduit également à un moindre accès aux services publics.
En sens inverse, l'isolement géographique des Ehpad conduit à une invisibilisation de ces établissements par les autres membres de la cité. Les résidents, s'ils restent dans leur établissement, ne voient pas ou peu d'autres individus. L'Ehpad n'est pas intégré dans la cité. Il n'appartient pas à un réseau d'activités, n'est pas incorporé à un parcours, n'offre pas de services qui pourraient conduire les non-résidents à venir dans l'Ehpad et à favoriser une mixité intergénérationnelle.
b) Durant la crise sanitaire, une atteinte disproportionnée aux droits des résidents et de leurs proches
(1) Les fondements juridiques fragiles du droit de visite des résidents
Si la liberté d'aller et venir trouve des fondements juridiques certains, le droit de visite des résidents d'un Ehpad n'avait pas, durant la crise sanitaire, de reconnaissance expresse législative ou supra-législative41(*). L'article L. 311-3 du code de l'action sociale et des familles prévoyant le respect des droits et libertés individuels des résidents, le juge aurait pu, de façon prétorienne, reconnaître un droit de visite découlant du droit à la vie privée et à la vie familiale42(*).
En ce sens, l'article 8 de la charte des droits et libertés de la personne accueillie43(*), texte de valeur réglementaire et mentionné par l'article L. 311-4 du code de l'action sociale et des familles, prévoit que la prise en charge des résidents doit « favoriser les relations avec la société, les visites dans l'institution, à l'extérieur de celle-ci, sont favorisées ».
(2) La mise en place de mesures restrictives de liberté par les protocoles sanitaires
En raison des circonstances exceptionnelles provoquées par la crise sanitaire liée à la pandémie de covid-19, les pouvoirs publics ont, via le recours à des protocoles émis par le ministère de la santé et relayés par les ARS, suspendu le droit de visite des résidents et réduit le droit d'accès aux défunts. La fragilité des fondements juridiques de ce droit a facilité cette suspension et limité les capacités de recours.
Durant la première phase de la crise sanitaire (mars et avril 2020), le protocole d'interdiction des visites a été strictement respecté par les directeurs d'Ehpad. Alors même que l'acmé de la crise sanitaire était passé, des mesures restrictives de liberté ont été prolongées. L'imprécision des protocoles a conduit à des interprétations hétérogènes des dispositions à prendre, certains directeurs ayant surinterprété les recommandations, créant des fractures territoriales.
(3) Les conséquences de la crise sanitaire sur la relation des Français aux Ehpad
Cet épisode a profondément dégradé la relation des Français aux Ehpad, perçus comme des « mouroirs » liberticides. Comme le relève le rapport de Laurent Frémont, « la souffrance des résidents et de leurs familles n'a pas été entendue »44(*).
Pour les résidents, enfermés dans leur chambre dans un établissement déjà confiné, la crise sanitaire a créé une profonde rupture. Cette expérience de l'abandon, proche de celle de l'univers carcéral, a eu des conséquences sur la santé physique et psychique des résidents (apathie, refus de s'alimenter, dépression, etc.). Selon Laurent Frémont, elle serait à l'origine de syndromes de glissement chez une partie des résidents, c'est-à-dire une accélération du processus de déclin physique et psychique de la personne âgée. Au nom de la sécurité, la liberté a été réduite. La maltraitance systémique a pris la forme d'une bonne intention, celle de protéger la santé du résident, même si cela le conduisait à perdre goût à la vie.
Pour l'entourage des résidents, les protocoles sanitaires ont également conduit à une rupture. Application de protocoles venus d'en haut sans concertation ou explications, modification régulière des mesures, contradiction des dispositions entre elles, hétérogénéité dans l'interprétation des règles par les directeurs d'établissement : la confiance envers le personnel de l'établissement s'est détériorée. La rupture du lien familial et l'impossibilité d'accompagner dans la mort certains résidents ont été à la source de traumatismes pour les proches.
c) La reconnaissance récente de droits du résident, un premier pas pour retisser le lien de confiance entre l'Ehpad, les résidents et leur entourage
En réaction à la crise sanitaire et à la suite de différents rapports45(*), l'article 11 de la loi « bien-vieillir » du 8 avril 202446(*) garantit aux résidents d'Ehpad un droit de visite pour les résidents. Ce droit de visite ne peut être subordonné à l'information préalable de l'établissement. En revanche, ce droit de visite peut être suspendu dans deux situations :
- une menace à l'ordre public au sein ou aux abords de l'établissement ;
- une menace pour la santé du patient.
Une telle décision, qu'elle vienne du directeur de l'Ehpad dans le premier cas ou d'un médecin dans le second, doit être notifiée et motivée auprès de la personne sollicitant la visite et le résident. Cette procédure ouvre alors explicitement le champ du recours juridictionnel contre les mesures de restriction du droit de visite.
2. À la suite du « scandale Orpea », le constat d'une maltraitance systémique et une perte de confiance généralisée
Sous-effectif, dénutrition, limitation du nombre de toilettes, de repas, d'activités, manque de contrôles des pouvoirs publics, la publication du livre Les Fossoyeurs de Victor Castanet a mis en lumière une maltraitance systémique que subissent les résidents mais aussi les soignants dans les Ehpad.
Si cet ouvrage a amorcé une prise de conscience sur la situation dégradée de la politique du grand âge, il a aussi créé une crise de confiance envers les Ehpad. Selon une enquête de l'Ifop, 84 % des Français considèrent que cette affaire a dégradé l'image des Ehpad et 62 % affirment qu'elle aura une incidence sur les choix qu'ils feront pour eux et leurs proches47(*).
Cette image dégradée a accentué le recul du taux d'occupation des Ehpad et la volonté des Français de vieillir à domicile. Entre 2019 et 2022, la part des Français souhaitant rester à domicile est passée de 75 % à 81 %. L'affaire Orpea a donc créé un amalgame entre les établissements et la systématisation de la maltraitance. Or, pour 41 % des Français, c'est la qualité du soin qui est le principal critère de choix pour installer une personne âgée en Ehpad.
* 32 Sophie Guennery, L'hébergement de la personne âgée dépendante - Modélisation prospective : l'exemple de la région Poitou-Charentes, 2014.
* 33 Ordonnance du 11 novembre 1958 portant réforme de la législation hospitalière, article 1er : « Les hospices pourvoient à l'hébergement des vieillards, infirmes et incurables et leur assurent, le cas échéant, les soins nécessaires. Lorsqu'ils ne reçoivent que des vieillards, ces établissements sont dénommés maisons de retraite ».
* 34 Les unités de soins de longue durée (USLD) correspondent quant à elles aux anciens hospices.
* 35 Jean-Marie Delarue, Rapport à Madame Anne Hidalgo sur les établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes parisiennes et les droits fondamentaux, 2022.
* 36 Luc Broussy, Jérôme Guedj et Anna Kuhn-Lafont, L'Ehpad du futur commence aujourd'hui. Propositions pour un changement radical de modèle, 2021.
* 37 Arrêté du 26 avril 1999 fixant le contenu du cahier des charges de la convention pluriannuelle prévue à l'article 5-1 de la loi n° 75-535 du 30 juin 1975 relative aux institutions sociales et médico-sociales, I.2.1.
* 38 Défenseure des droits, Rapport sur les droits fondamentaux des personnes âgées accueillies en Ehpad, 2021.
* 39 Ibid.
* 40 Drees, Enquête EHPA de 2019, 2023.
* 41 Rapport n° 252 (2023-2024) de M. Jean Sol et Mme Jocelyne Guidez, déposé le 17 janvier 2024, sur la proposition de loi portant mesures pour bâtir la société du bien-vieillir en France.
* 42 Article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme.
* 43 Arrêté du 8 septembre 2003 relatif à la charte des droits et libertés de la personne accueillie, mentionnée à l'article L. 311-4 du code de l'action sociale et des familles.
* 44 Laurent Frémont, Liens entravés, adieux interdits. Droits de recevoir ses proches, droit de visiter les siens, 2023.
* 45 Peuvent être utilement cités : Rapport législatif (n° 18, 2021-2022), déposé le 6 octobre 2021, par Mme Corinne Imbert sur la proposition de loi tendant à créer un droit de visite pour les malades, les personnes âgées et handicapées qui séjournent en établissements ; Défenseure des droits, Les droits fondamentaux des personnes âgées accueillies en Ehpad, 2021 ; Laurent Frémont, Liens entravés, adieux interdits. Droits de recevoir ses proches, droit de visiter les siens, 2023.
* 46 Loi n° 2024-317 du 8 avril 2024 portant mesures pour bâtir la société du bien-vieillir et de l'autonomie.
* 47 Ifop, « Baromètre sur le secteur du grand âge », mai 2022.