B. LES CONSÉQUENCES SUR LES CONDITIONS D'EXERCICE DES PROFESSIONNELS DE SANTÉ ET DE PRISE EN CHARGE DES PATIENTS
1. Un risque avéré de perte d'indépendance des professionnels
a) La gouvernance de structures de soins financiarisées et le principe déontologique d'indépendance
(1) Le principe déontologique d'indépendance
· Le principe d'indépendance professionnelle est protégé par les codes de déontologie de nombreuses professions de santé.
Ainsi, le code de déontologie médicale dispose que « Le médecine ne peut aliéner son indépendance professionnelle sous quelque forme que ce soit »189(*). Le code de déontologie pharmaceutique dispose, non moins solennellement, que les pharmaciens, « qu'ils soient titulaires, gérants, assistants ou remplaçants (...), ne doivent, en aucun cas, conclure de convention tendant à l'aliénation, même partielle, de leur indépendance technique dans l'exercice de leur profession. »190(*) De la même manière, les codes de déontologie des chirurgiens-dentistes191(*), des sages-femmes192(*), des masseurs-kinésithérapeutes193(*), des pédicures-podologues194(*), et des infirmiers195(*) prévoient tous que les professionnels ne peuvent aliéner leur indépendance professionnelle « sous quelque forme que ce soit. »
Les commentaires du code de déontologie médicale, ainsi, précisent que l'« indépendance est acquise quand chacun [des] actes professionnels [du médecin] est déterminé seulement par le jugement de sa conscience et les références à ses connaissances scientifiques, avec, comme seul objectif, l'intérêt du patient. »196(*)
Le code de la santé publique prévoit l'application de ces dispositions aux biologistes médicaux. Il dispose, ainsi, que chaque LBM est dirigé par un biologiste médical, dénommé biologiste-responsable, bénéficiant des règles d'indépendance professionnelle reconnues au médecin ou au pharmacien dans le code de déontologie applicable. Le biologiste-responsable doit exercer la direction du laboratoire dans le respect de ces règles197(*).
· Le code de déontologie médicale fait plusieurs applications de ce principe.
Un médecin, d'abord, ne peut exercer une autre activité que si un tel cumul est compatible avec l'indépendance et la dignité professionnelles198(*). Les médecins sont, par ailleurs, tenus de respecter l'indépendance professionnelle des autres professionnels de santé et le libre choix du patient199(*).
L'exercice habituel de la médecine au sein d'une entreprise, d'une collectivité ou d'une institution de droit privé doit, dans tous les cas, faire l'objet d'un contrat écrit communiqué au conseil départemental de l'ordre. Le médecin ne peut accepter un tel contrat lorsque celui-ci comporte une clause portant atteinte à son indépendance professionnelle ou à la qualité des soins200(*). Le médecin doit toujours agir, en priorité, dans l'intérêt de la santé publique et dans l'intérêt des personnes et de leur sécurité dans les entreprises ou collectivités au sein desquelles il exerce201(*).
L'exercice conjoint de la médecine est également encadré. Toute association ou société entre médecins en vue de l'exercice de la profession doit, également, faire l'objet d'un contrat écrit respectant l'indépendance professionnelle de chacun d'entre eux202(*). Par ailleurs, le code de déontologie dispose que, dans les cabinets regroupant plusieurs praticiens, l'exercice de la médecine doit rester personnel et chaque praticien doit garder son indépendance professionnelle203(*).
Enfin, le code de déontologie médicale encadre le salariat. Ainsi, un médecin salarié ne peut, en aucun cas, accepter une rémunération fondée sur des normes de productivité, de rendement horaire ou toute autre disposition qui auraient pour conséquence une limitation ou un abandon de son indépendance ou une atteinte à la qualité des soins204(*).
· Le rôle des ordres dans le contrôle du respect du principe d'indépendance est, enfin, directement protégé par la loi.
Celle-ci prévoit que les pharmaciens exerçant en société doivent communiquer au conseil de l'ordre dont ils relèvent, outre les statuts de cette société et leurs avenants, les conventions et avenants relatifs à son fonctionnement, ou aux rapports entre associés et, lorsqu'ils existent, entre associés et intervenants concourant au financement de l'officine ou du LBM. Les dispositions contractuelles incompatibles avec les règles de la profession ou susceptibles de priver les cocontractants de leur indépendance professionnelle les rendent passibles des sanctions disciplinaires205(*).
De la même manière, le code de la santé publique fait obligation aux médecins, chirurgiens-dentistes et sages-femmes en exercice qui demandent leur inscription au tableau de communiquer au conseil de l'ordre dont ils relèvent les contrats et avenants ayant, notamment, pour objet l'exercice de leur profession, ainsi que les statuts, avenants et conventions relatifs, le cas échéant, au fonctionnement de la société ou aux rapports entre associés206(*). Le conseil de l'ordre peut refuser d'inscrire au tableau des candidats qui ont contracté des engagements incompatibles avec les règles de la profession ou susceptibles de priver le praticien de l'indépendance professionnelle nécessaire207(*).
(2) La gouvernance des structures de soins financiarisées
· Lors de leurs auditions, les ordres professionnels ont fait état d'inquiétudes importantes sur le respect du principe d'indépendance professionnel par certaines sociétés au sein desquelles des acteurs privés, non professionnels de santé, sont entrés en capital.
Selon le Cnom, « il a été constaté progressivement que, dans les actes juridiques transmis (statuts notamment) par les sociétés nécessitant d'importants investissements techniques (laboratoires de biologie, centres d'imagerie...), un nouveau mode de gouvernance s'est développé, empruntant un schéma commun aux sociétés marchandes, et échappant ainsi au professionnel exerçant. »208(*)
Logiquement, le Cnop souligne les mêmes difficultés : « Nous constatons de plus en plus dans le cadre de restructurations des laboratoires de biologie médicale que les associés professionnels extérieurs, [du fait de] montages financiers, contrôlent ces sociétés. Les conditions de travail sont également affectées par les exigences financières. »209(*)
· Les ordres décrivent plusieurs modalités d'intervention et d'influence des acteurs financiers.
Ces derniers peuvent, d'abord, utiliser des actions dites « de préférence », permettant de distinguer le pourcentage de capital détenu, les droits de vote et les droits financiers conférés à leurs propriétaires. Ces actions permettent aux associés non professionnels de détenir la majorité, voire l'essentiel, des droits financiers tout en ne détenant qu'une minorité du capital social et des droits de vote, en application des dispositions légales et réglementaires encadrant la propriété des SEL.
Certaines clauses statutaires et certains pactes d'associés prévoient, par ailleurs, l'établissement d'un comité stratégique à la main de l'investisseur privé, un droit de préemption en cas de cession, ou des modalités de prise de décision telles qu'elles privent les associés exerçants de leur pouvoir décision.
Extraits de clauses ayant conduit l'ordre des
médecins à s'interroger
sur le respect du principe
d'indépendance professionnelle210(*)
« Le Président est désigné, renouvelé ou remplacé par décision des associés (...), sur proposition des titulaires d'actions ordinaires », les actions ordinaires étant détenues intégralement par le tiers investisseur.
« Il est institué un comité stratégique composé de trois membres », dont un désigné par les associés professionnels exerçants en leur sein après accord des associés non exerçants, et deux désignés par les associés non exerçants, assurant une majorité à ces derniers. Les statuts peuvent prévoir, dans ce cadre, que les décisions stratégiques ne pourront être prises sans l'autorisation préalable du comité.
« Les décisions collectives sont adoptées à la majorité des quatre cinquièmes (4/5èmes) des voix des associés présents ou représentés... », empêchant les associés exerçant de contrôler la société.
« Nonobstant toute autre stipulation contraire, chaque année, un dividende représentant 100 % du bénéfice distribuable, après prélèvements nécessaires à la constitution des réserves obligatoires, sera distribué aux associés (...), sauf décision contraire du ou des Associé(s) Non-Exerçant(s) », empêchant les associés exerçants de décider d'une mise en réserve des bénéfices.
Le cabinet d'avocats Winston & Strawn, auditionné par les rapporteurs, souligne qu'il n'existe aujourd'hui « aucune disposition légale ou réglementaire qui limiterait la liberté des associés dans la composition d'un comité ayant pour seul pouvoir d'autoriser les décisions stratégiques, et nullement médicales, relatives à une SEL de médecins sous forme de société par actions simplifiée, de même qu'il n'existe aucune disposition légale ou réglementaire qui régirait le nombre de membres d'un tel comité par rapport au nombre de ses associés. » De la même manière, le cabinet ne considère pas « que la création d'actions de préférence soit un contournement de la règle imposant que des tiers non professionnels ne puissent détenir plus de 25 % du capital social dans la mesure où chaque associé dispose librement de son patrimoine. » 211(*)
Enfin, dans le cas du secteur officinal, l'ordre décrit des contreparties demandées au pharmacien par les fonds d'investissement, en échange de leurs apports financiers, susceptibles de « s'immiscer dans la gestion de la pharmacie, portant de ce fait atteinte à leur indépendance professionnelle. »212(*)
On ne peut que constater que la complexité des montages juridiques et financiers issus du droit des sociétés commerciales et faisant intervenir des contrats en cascade n'apparaît que peu adaptée aux enjeux de régulation du secteur. Elle ne favorise certainement pas la lisibilité de la gouvernance des SEL. Ainsi que le souligne le cabinet d'avocats Axipiter, « la recherche des avantages inhérents à l'optimisation fiscale et à l'investissement contribue à complexifier toujours davantage les montages capitalistiques, si bien qu'il est difficile de déterminer, en bien des cas, qui possède le contrôle effectif de la société d'exercice libéral. »213(*)
b) Le rapport ambivalent des professionnels de santé aux structures financiarisées : entre attractivité et désintérêt
Les professionnels de santé semblent avoir un rapport ambivalent aux structures de soins financiarisées.
· Celles-ci sont, d'une part, susceptibles de se révéler attractives, particulièrement pour les nouvelles générations de professionnels de santé.
Privilégiant une organisation collective du travail, déchargeant les professionnels de tâches de gestion et d'encadrement chronophages, facilitant, parfois, le travail à distance ou à temps partiel, les structures de soins financiarisées répondent aux aspirations des jeunes professionnels pour une meilleure conciliation de leur vie professionnelle et de leur vie privée.
L'attractivité de l'exercice salarié apparaît, ainsi, particulièrement clair chez les jeunes chirurgiens-dentistes qui privilégient fréquemment les centres de santé. Le Conseil national de l'ordre, auditionné, estime ainsi que « L'attrait du salariat se retrouve principalement chez les primo-inscrits : en 2022, près de 50 % des primo-inscrits à un tableau de l'ordre en France exerçait en qualité de salarié. » L'ordre explique ce choix par plusieurs facteurs d'attractivité :
- les charges administratives et contraintes de gestion importantes caractérisant l'exercice en libéral ;
- les charges salariales importantes, rendant difficile l'embauche d'assistants dentaires en libéral ;
- pour les praticiens venant d'autres pays de l'Union européenne, nombreux dans la profession, la difficulté de prendre connaissance de la réglementation encadrant en France l'exercice de la profession ;
- la recherche d'un meilleur équilibre entre vies privée et professionnelle, dans une période marquée par des difficultés démographiques ;
- la facilité avec laquelle il est possible de changer de lieu d'exercice214(*).
Plus généralement, les professionnels de santé mettent en avant les coûts conséquents d'une installation en libéral, et leur effet désincitatif sur les jeunes professionnels démarrant leur activité professionnelle.
· À l'inverse, certaines structures financiarisées, dans lesquelles les professionnels de santé disposent d'un pouvoir de décision affaibli, semblent souffrir d'un manque d'attractivité chez les professionnels de santé, particulièrement les plus jeunes.
La chute de la biologie médicale dans les choix de spécialité réalisés par les étudiants de médecine offre, en la matière, un exemple spectaculaire de perte d'attractivité d'un secteur désormais largement financiarisé. Alors que la spécialité était choisie par les étudiants les mieux classés jusqu'au milieu des années 2000, elle a progressivement souffert, ces vingt dernières années, d'une désaffection marquée l'ayant conduite, en 2021, à figurer au 43e rang sur 44 spécialités offertes aux étudiants de médecine.
L'Académie de médecine relève, par ailleurs, dans un rapport de 2022, qu'environ 15 % des postes offerts à l'internat ne sont, chaque année depuis 2018, pas pourvus. Selon elle, ce manque d'attractivité est dû à la profonde restructuration qu'a connue le secteur : « L'ensemble des regroupements et la financiarisation à outrance conduisent à de gigantesques structures qui ne laissent que peu de place aux biologistes médicaux. Dans la majorité des cas, il est offert aux jeunes biologistes un travail dont l'intérêt est de plus en plus réduit. L'indépendance de leur exercice professionnel dans de telles structures est théorique, et leur poids dans les décisions est pratiquement nul. »
L'Académie met, par ailleurs, en avant les difficultés liées au statut de travailleur non salarié (TNS), fréquent chez les jeunes biologistes intégrant un groupe. Elle met en avant son « extrême précarité car, en l'absence de CDI et de CDD, le code du travail ne s'applique pas. » Pour autant, la taille des groupes et leur structure capitalistique ne donne aucune marge de décision à ces jeunes professionnels au sein des laboratoires215(*).
Le Cnom souligne, de la même manière, que ces jeunes professionnels sont placés dans « la pire des situations », n'ayant « ni les avantages du salariat ni la possibilité de participer à la prise de décisions malgré le statut d'associé ».
Les auditions des syndicats d'étudiants et d'internes ont confirmé le scepticisme de nombreux jeunes professionnels vis-à-vis des structures financiarisées. Le président de l'Union nationale des internes et jeunes radiologues (UNIR) a ainsi souligné que les jeunes radiologues « excluent pour la plupart de leur champ de travail les réseaux financiarisés. »216(*)
2. Les effets mal connus de la financiarisation sur la qualité des soins
a) La financiarisation perçue comme un levier de modernisation de l'offre de soins
Si ses effets sur la qualité des soins sont difficiles à appréhender, la financiarisation constitue toutefois sans ambiguïté un levier puissant de transformation de l'offre.
· Par la consolidation du marché qu'elle induit, d'abord, la financiarisation contribue à faire émerger des acteurs susceptibles d'investir dans la modernisation et la réorganisation des installations de soins.
L'Autorité de la concurrence juge, à cet égard, que la consolidation du marché ne conduit pas toujours à une réduction du degré de concurrence observé : « Sur de nombreux marchés de la santé, les progrès techniques impliquent des investissements massifs et réguliers qui ne pourraient pas être réalisés sans appui financier extérieur aux professions de santé. La financiarisation peut alors constituer un levier de financement de l'innovation et générer, de ce fait, des effets pro-concurrentiels. »217(*)
L'existence de marges d'efficience, d'économies d'échelle, de modernisation ou de restructuration est d'ailleurs classée par la Cnam parmi les principaux facteurs identifiés de financiarisation218(*). Le cabinet Winston & Strawn, auditionné, a également souligné l'intérêt de l'entrée d'acteurs financiers et du phénomène de consolidation qui s'ensuit, en indiquant que ceux-ci permettent « le développement d'une offre de soins plus performante face à une demande accrue ».
· Le secteur de la biologie médicale fournit l'illustration d'une telle capacité de transformation. La financiarisation y a largement contribué à la réorganisation du secteur et à la réalisation d'économies d'échelle, partiellement captées par l'assurance maladie grâce à l'efficacité de la régulation des prix et des volumes mise en place. Selon l'Autorité de la concurrence, la réglementation du secteur a conduit à « maintenir le caractère libéral de la profession de biologiste - en garantissant l'indépendance professionnelle sur tous les aspects médicaux de l'activité - tout en permettant une organisation économique plus “industrielle“ de l'“outil de travail“ que constitue le laboratoire. »219(*)
Les représentants des principaux groupes de biologie médicale mettent également en avant les investissements consentis dans les examens innovants, et l'effet de l'automatisation de certaines activités sur l'efficacité des laboratoires. Lors de leur audition par la commission, M. Gibault, directeur général de Synlab, a ainsi soutenu que « la présence de partenaires financiers permet des investissements importants au service des patients, comme les investissements dans de nouveaux tests, des solutions de cybersécurité, des équipements et des technologies de pointe que l'État ou la puissance publique ne peuvent financer. La consolidation des laboratoires était inévitable au vu des changements majeurs que la biologie médicale a connus sur le plan technique, démographique, économique et de la qualité. »
La réorganisation et la modernisation de l'offre de biologie privée aurait, d'après les groupes auditionnés, favorisé leur implication lors de l'épidémie de covid-19. La crise sanitaire est ainsi citée par M. Le Meur, président de l'Association pour le progrès de la biologie médicale auditionné par la commission, en exemple de réussite : « Grâce à cette consolidation réussie et voulue par l'État, nous nous sommes totalement impliqués lors de la crise du covid-19. Nous avons pu tester tous les Français comme demandé par le Ministre de la santé Monsieur Véran. Nous avons pu nous impliquer en continu pour réaliser les tests PCR, alimenter le système d'information national de dépistage populationnel (SI-DEP) et procéder au séquençage, parce qu'il y avait quatre plateformes de génétique et de séquençage. Nous nous sommes impliqués totalement et sans cette consolidation, sans les investissements que nous avons pu faire avec nos associés et nos professionnels, nous n'aurions pas pu nous impliquer de cette façon sur le covid-19. »
Il soutient qu'il faut, pour l'avenir, « poursuivre cet investissement sur l'oncogénétique, l'endométriose et tous les actes innovants qui seront accessibles à l'ensemble des patients sur le territoire. »
b) Des risques identifiés de sélection des actes et de la patientèle
Cet optimisme à l'égard des effets attendus de la financiarisation sur la qualité des soins proposés n'est toutefois pas unanimement partagé : de nombreux acteurs soulignent, à l'inverse, les risques inhérents à l'entrée d'acteurs financiers pour la qualité, la diversité des soins et, en conséquence, la liberté de choix des patients.
· L'Académie de médecine, ainsi, regrette que, sous l'effet de la concentration du secteur et des activités d'analyse, « la majorité des LBM [soient] devenus de simples centres de prélèvement, sans exécution du moindre examen de biologie médicale, envoyant ceux-ci à des plateaux techniques parfois très éloignés. La conséquence pour le patient est que le service offert s'est considérablement dégradé et que la prestation apportée est de moins en moins médicale, du fait de la quasi-absence de biologistes sur ces sites. »220(*) Le Cnom partage ce point de vue et observe que, dans le secteur de la biologie médicale, « La proximité patient-médecin tend à se réduire et les patients en font quotidiennement le constat »221(*).
Des expériences étrangères tendent à étayer ces craintes. Ainsi, le Cnop souligne que plusieurs pays européens sont revenus sur l'ouverture du capital des officines après en avoir constaté les effets néfastes. En Hongrie, celle-ci aurait conduit à des pratiques promotionnelles encourageant la surconsommation de médicaments, à une baisse sensible de la pénétration des médicaments génériques et à une réduction de la gamme de médicaments immédiatement disponibles dans les pharmacies d'officine, révélées dans un rapport public de 2014222(*).
Enfin, l'intérêt d'une réorganisation de l'offre de soins tendant à en accroître l'efficience apparaît très inégal selon les secteurs.
Concernant les pharmacies d'officine, la FSPF souligne que l'intérêt apparaît limité, les pharmaciens offrant un service de proximité difficilement « industrialisable » : « À la différence de la biologie médicale, il n'y a pas d'industrialisation possible du service en pharmacie d'officine permettant de dégager des économies d'échelle. En effet, les conditions fixées par la réglementation à la dispensation des médicaments imposent la présence, au sein des officines, de professionnels de santé formés (pharmaciens et préparateurs en pharmacie) seuls habilités à dispenser les médicaments. Sauf à rompre avec la pratique du face-à-face avec le patient en digitalisant la relation client ou à développer de façon significative des activités économiques, en principe accessoires, de type parapharmacie, les marges d'économies apparaissent donc réduites. »
· Au-delà, des risques de sélection, concentrant l'activité des structures financiarisées sur les actes les plus rentables, sont identifiés.
Ce risque est mis en avant par le Cnom, qui craint « une sélection des patients pris en charge en fonction de la rentabilité »223(*). Le conseil national de l'ordre des chirurgiens-dentistes, de la même manière, observe que des « organismes peu scrupuleux » ont pu s'introduire « dans la brèche des soins non pris en charge, ou peu pris en charge par l'assurance maladie (implantologie, prothèses dentaires, odontologie de l'adulte...) », rémunérateurs224(*).
À cet égard, la Fédération des syndicats dentaires libéraux indique également avoir constaté que la plupart des centres dentaires associatifs, dirigés par des non professionnels de santé, « se sont implantés dans des métropoles déjà surdotées en chirurgiens-dentistes et ont privilégié les actes à forte rémunération (implantologie, orthodontie et prothèses) au détriment des soins conservateurs de premier recours. »225(*)
Dans un communiqué de juin 2022, l'Académie nationale de médecine a souligné le risque que font peser sur le secteur de la radiologie les montages et contrats dépossédant les professionnels de la maîtrise de la gouvernance et de la gestion des sociétés. Elle indique que « Ces contrats, à multiples étages sur le fond et la forme, induisent une dérèglementation professionnelle avec des risques avérés de perte d'autonomie décisionnelle, et d'orientation de l'activité vers des examens rentables, simples et modélisés aux dépens de l'urgence. »226(*)
Dans le champ officinal, des pratiques de concentration de l'activité sur les produits les plus rémunérateurs pour l'officine ont également été observées. Le fonds d'investissement 123 Investment managers, qui offre aux titulaires de pharmacie des solutions de financement sous forme d'obligations convertibles en actions, demande ainsi aux pharmacies, en contrepartie, d'augmenter la part des produits les plus rémunérateurs dans leur offre, tels que les produits de parapharmacie, dans l'objectif d'augmenter leur marge commerciale227(*).
Enfin, ce phénomène est particulièrement documenté dans le secteur hospitalier privé. La Cour des comptes observait ainsi, dans un rapport de 2023, qu'en médecine, chirurgie et obstétrique, le secteur privé lucratif accueillait 77 % des affections de la bouche et de la pose de prothèses dentaires et 71 % des endoscopies digestives diagnostiques228(*). Ces activités programmées, dont la durée est relativement stable, s'avèrent également particulièrement rémunératrices pour les praticiens, à l'inverse d'activités cliniques telles que la pédiatrie ou la psychiatrie.
Ces craintes font écho à celles qui, dans le secteur médicosocial, ont visé la financiarisation de la prise en charge des personnes âgées. Au sujet des établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), le rapport des sénateurs Bernard Bonne et Michelle Meunier soulignait ainsi, en 2022, qu'« on ne peut valoriser un groupe à plus de quinze fois son bénéfice avant intérêts, impôts et amortissements sans exiger de lui une rentabilité exceptionnelle à très court terme, et par conséquent menacer à plus ou moins brève échéance la qualité de la prise en charge dispensée aux résidents des établissements. »229(*)
· Si ces craintes ont fréquemment été formulées lors des auditions conduites par les rapporteurs, elles demeurent pour l'heure insuffisamment documentées.
La direction générale de l'offre de soins (DGOS) observe ainsi qu'il serait « nécessaire de disposer d'études économétriques et d'analyses en population générale, au-delà des cas individuels qui parcourent l'actualité, pour adopter une conclusion définitive » au sujet de l'effet de la financiarisation sur la qualité des soins.
La direction souligne que des travaux sont en cours au sein du ministère de la santé230(*).
Partageant ce constat, la Cnam a proposé, dans son rapport dit « Charges et produits » pour 2024, la création d'un Observatoire de la financiarisation devant permettre de suivre les opérations financières dans le secteur de la santé, d'analyser leurs conséquences et d'identifier les dérives spéculatives, puis de faire des recommandations pour mieux réguler l'intervention d'acteurs financiers dans les différents secteurs de l'offre de soins. Elle propose également la création d'une Mission permanente de contrôle interministérielle, renforçant la capacité de l'État à faire respecter le cadre juridique s'appliquant aux sociétés de l'offre de soins.
Les rapporteurs partagent pleinement le constat d'une insuffisante information des décideurs sur l'état et les conséquences de la financiarisation de l'offre de soins. Ils observent que plus d'un an après cette recommandation et malgré l'effort récent du ministère de la santé pour affecter certains services à l'étude de la financiarisation, l'Observatoire n'a toujours pas été créé.
L'évolution de l'offre de biologie médicale depuis le début des années 2010 démontre pourtant la difficulté, pour le régulateur, à maîtriser un mouvement de financiarisation parvenu à un stade avancé. C'est pourquoi les rapporteurs appellent le Gouvernement à créer sans attendre un tel outil au niveau interministériel, indispensable à la construction d'un diagnostic partagé et à une régulation efficace de la financiarisation.
* 189 Article R. 4127-5 du code de la santé publique.
* 190 Article R. 5015-19 du code de la santé publique.
* 191 Article R. 4127-209 du code de la santé publique.
* 192 Article R. 4127-307 du code de la santé publique.
* 193 Article R. 4321-56 du code de la santé publique.
* 194 Article R. 4322-34 du code de la santé publique.
* 195 Article R. 4312-6 du code de la santé publique.
* 196 Commentaires de l'article 5 du code de déontologie médicale, juin 2022.
* 197 Article L. 6213-7 du code de la santé publique.
* 198 Article R. 4127-26 du code de la santé publique.
* 199 Article R. 4127-68 du code de la santé publique.
* 200 Article R. 4127-83 du code de la santé publique.
* 201 Article R. 4127-95 du code de la santé publique.
* 202 Article R. 4127-91 du code de la santé publique.
* 203 Article R. 4127-93 du code de la santé publique.
* 204 Article R. 4127-97 du code de la santé publique.
* 205 Article L. 4221-19 du code de la santé publique.
* 206 Article L. 4113-9 du code de la santé publique.
* 207 Article L. 4113-11 du code de la santé publique.
* 208 Réponses écrites du Cnom au questionnaire transmis par les rapporteurs.
* 209 Réponses écrites du Cnop au questionnaire transmis par les rapporteurs.
* 210 Réponses écrites du Cnom au questionnaire transmis par les rapporteurs.
* 211 Réponses écrites du cabinet Winston & Strawn au questionnaire transmis par les rapporteurs.
* 212 Réponses écrites du Cnop au questionnaire transmis par les rapporteurs.
* 213 Réponses écrites du cabinet d'avocats Axipiter au questionnaire transmis par les rapporteurs.
* 214 Réponses écrites du CNOCD au questionnaire transmis par les rapporteurs.
* 215 Académies nationales de médecine et de pharmacie, La biologie médicale en France : évolutions et enjeux, octobre 2022.
* 216 Réponses écrites d'UNIR au questionnaire transmis par les rapporteurs.
* 217 Réponses écrites de l'Autorité de la concurrence au questionnaire transmis par les rapporteurs.
* 218 Cnam, Améliorer la qualité du système de santé et maîtriser les dépenses. Propositions de l'assurance maladie pour 2024, op. cit., p. 197.
* 219 Autorité de la concurrence, avis n° 19-A-08 du 4 avril 2019 précité.
* 220 Académies nationales de médecine et de pharmacie, La biologie médicale en France : évolutions et enjeux, octobre 2022.
* 221 Réponses écrites du Cnom au questionnaire transmis par les rapporteurs.
* 222 Réponses écrites du Cnop au questionnaire transmis par les rapporteurs.
* 223 Réponses écrites du Cnom au questionnaire transmis par les rapporteurs.
* 224 Réponses écrites du CNOCD au questionnaire transmis par les rapporteurs.
* 225 Réponses écrites de la FSDL au questionnaire transmis par les rapporteurs.
* 226 Académie nationale de médecine, « Radiologie : la financiarisation de tous les dangers : prévenir les risques pour les radiologues et les patients », 27 juin 2022.
* 227 Voir supra les développements consacrés aux craintes de financiarisation dans le secteur officinal.
* 228 Cour des comptes, Les établissements de santé publics et privés, entre concurrence et complémentarité, octobre 2023, p. 26.
* 229 Rapport d'information n° 771 (2021-2022) de M. Bernard Bonne et Mme Michelle Meunier, fait au nom de la commission des affaires sociales, déposé le 12 juillet 2022, p. 97.
* 230 Réponses écrites de la direction générale de l'offre de soins au questionnaire transmis par les rapporteurs.