B. LA RECENTRALISATION, VÉRITABLE ASSURANCE DÉPARTEMENTALE CONTRE « L'EFFET CISEAU »

1. L'évolution des dépenses de RSA, risque systémique pour les finances des départements fragiles, est prise en charge par l'État
a) Les dépenses de RSA sont particulièrement dynamiques dans les départements expérimentateurs

Les départements expérimentateurs sont naturellement plus touchés par la dynamique des dépenses de RSA.

Au niveau national, on observe ainsi depuis 2020 que les dépenses versées au titre du RSA dans les départements recentralisés augmentent plus vite qu'au niveau national. Ainsi les dépenses progressent de 1,8 % entre 2022 et 2023 à l'échelle nationale, contre 2,3 % pour les trois départements expérimentateurs. Le département des Pyrénées-Orientales en particulier connait une hausse plus dynamique de ses dépenses (+ 6,0 %), alors qu'en Seine-Saint-Denis l'augmentation des dépenses est plus modérée qu'au niveau national (+ 1,3 %).

Concernant les Pyrénées-Orientales, les services de l'État ont signalé aux rapporteurs spéciaux une augmentation du nombre de bénéficiaires liée aux « pratiques restrictives du conseil départemental concernant le droit au RSA pour les travailleurs indépendants, auxquelles la recentralisation a mis fin.48(*) » Il apparaît toutefois peu probable que cette hausse du nombre de travailleurs indépendants percevant le RSA explique à elle seule l'évolution très rapide du nombre de bénéficiaires du RSA dans ce département.

L'évolution des dépenses de RSA est, en l'absence de mesures réglementaires ou législatives, déterminée principalement par la conjonction de deux effets. D'abord un « effet volume » : les dépenses de RSA sont d'autant plus importantes que le nombre de personnes éligibles - en particulier les demandeurs d'emploi - est élevé. Ainsi, la situation de l'emploi est l'un des principaux facteurs de cette évolution différenciée entre les trois départements expérimentateurs et le reste de la France.

Évolution du nombre de bénéficiaires du RSA en France
et dans les départements expérimentateurs entre janvier 2018 et avril 2023

(base 100 en janvier 2018)

Source : commission des finances du Sénat, d'après les données de la DREES

Entre 2019 et la fin de l'année 2020 marquée par la crise sanitaire, on observe une augmentation très importante du nombre de bénéficiaires du RSA, au niveau national comme à l'échelle départementale. Après l'augmentation liée à la pandémie, on assiste toutefois à une baisse du nombre de bénéficiaires du RSA.

Cette baisse est plus importante au niveau national, où le nombre de bénéficiaires du RSA constaté en 2023 est passé sous son niveau de 2018, que dans les départements expérimentateurs. On constate notamment que, alors qu'en Seine-Saint-Denis, le nombre de bénéficiaires du RSA constaté en 2023 se rapproche de son niveau d'avant crise, ce n'est pas le cas dans le Pyrénées-Orientales - résultat qui explique la dynamique différente des dépenses de RSA observée dans ces deux départements.

Les dépenses de RSA continuent néanmoins de progresser jusqu'en 2024, malgré la diminution du nombre de bénéficiaires constatée au niveau national et jusqu'en Seine-Saint-Denis. C'est que leur évolution dépend également d'un second effet : « l'effet valeur ». Ainsi, lorsque le montant du RSA augmente, avec un nombre de bénéficiaires inchangé, les dépenses de RSA progressent. Compte-tenu des revalorisations - annuelles et exceptionnelles - décidées par le législateur pour soutenir les bénéficiaires des minima sociaux face à l'inflation, l'effet valeur a ainsi été plus important que l'effet volume, contribuant à faire progresser, bien que plus lentement que pendant la crise, les dépenses de RSA.

b) Le « gel » du reste à charge RSA : une véritable police d'assurance contre la dynamique haussière de la prestation

Comme le président du conseil départemental de Seine-Saint-Denis l'a souligné devant les rapporteurs spéciaux, la recentralisation n'a pas abouti à supprimer le « reste à charge RSA » des départements expérimentateurs : en effet, les ressources reprises par l'État dans le cadre de la rétro-compensation du transfert du RSA « dépassent très largement les recettes historiquement affectées au financement de l'allocation. » Les départements expérimentateurs continuent donc de supporter un reste à charge important, de 87,3, 119,4 et 153,4 euros par habitant pour l'Ariège, les Pyrénées-Orientales et la Seine-Saint-Denis respectivement, contre 65,8 euros par habitant pour la moyenne des départements.

La recentralisation ne réduit donc pas les inégalités des départements face au RSA, mais « continue, indirectement, à faire peser ce reste à charge RSA sur les finances du département via la perte des recettes associées à la reprise de cette dépense. » L'intérêt de l'expérimentation tient plutôt à un pari sur l'avenir. En acceptant la recentralisation du RSA, les départements expérimentateurs procèdent à un « gel » de leur reste à charge le temps de l'expérimentation, dans la mesure où l'évolution de la dépense de RSA pèse désormais sur l'État.

Les départements expérimentateurs ont des raisons objectives de craindre une hausse des dépenses de RSA : comme on l'a établi supra, celles-ci ont continué à progresser durant les deux premières années de l'expérimentation - et plus rapidement dans les trois départements participant que dans le reste de la France. L'expérimentation a donc jusqu'ici permis aux départements qui y participaient de se prémunir contre la première lame de « l'effet ciseau » tant dénoncé par les départements depuis des années : la hausse des dépenses sociales, engendrée par les fragilités économiques et sociales de notre pays.

Il est probable que l'expérimentation continue de jouer ce rôle jusqu'à son terme : en effet, les projections de la CNAF quant à l'évolution future des dépenses de RSA font apparaître, pour les trois départements concernés, un niveau de dépenses supérieur en 2026 à ce qu'il était en 2022. Il n'est toutefois pas garanti que l'évolution des dépenses de RSA soit uniforme dans les trois départements concernés, ce qui pourrait aboutir à un bénéfice différencié de l'expérimentation.

Prévision d'évolution des dépenses de RSA dans les départements expérimentateurs et dans la France entière entre 2022 et 2026

(en millions d'euros et en pourcentage)

 

France entière

09-66-93

 

Dépenses

Évolution

Dépenses

Évolution

2022

11 770,0

 

729,8

 

2023

11 981,9

+ 1,8 %

746,8

+ 2,3 %

2024

11 957,9

- 0,2 %

751,3

+ 0,6 %

2025

11 754,6

- 1,7 %

740,0

- 1,5 %

2026

11 695,8

- 0,5 %

738,5

- 0,2 %

Source : commission des finances, d'après les données transmises par la DGCS, la CNAF et la CCMSA

La réussite de l'expérimentation, conçue comme une sorte de police d'assurance contre la hausse des dépenses de RSA, dépend donc en grande partie de l'évolution de ces dépenses durant les trois prochaines années.

2. L'État supporte désormais une partie de l'aléa lié aux recettes de DMTO

Les départements alertent depuis longtemps l'État quant à la structure de leurs recettes. Celles-ci sont en effet largement soumises à la conjoncture. Les DMTO en particulier dépendent de la situation du marché immobilier, qui peut être très volatil.

La situation a été aggravée par la réforme de la fiscalité locale : les départements ne percevant plus la taxe foncière sur les propriétés bâties (TFPB), ils ont perdu l'essentiel de leurs pouvoirs de taux et d'assiette, remplacée par une fraction de TVA qui, outre qu'elle ne permet l'exercice d'un quelconque pouvoir de taux ou d'assiette, est une recette dépendante de la conjoncture. Au moment où se préparait la recentralisation, notre rapporteur général notait ainsi que « la fiscalité liée à la conjoncture économique représenterait ainsi 55 % des dépenses de fonctionnement et 78 % des recettes fiscales des départements en 2021. » Cette sensibilité des recettes à la conjoncture constitue la seconde lame de « l'effet ciseau ».

Or, contrairement à ce qui aurait pu être attendu, les modalités de rétro-compensation du transfert du RSA à l'État ont permis de compléter la logique « assurantielle » à l'oeuvre dans l'idée même de recentralisation, dans la mesure où l'État est désormais également soumis aux aléas conjoncturels qui déterminent le niveau des recettes de DMTO.

Depuis 2017, le produit des DMTO dans les départements expérimentateurs était en constante augmentation. Si l'année 2020 semblait faire figure d'exception du fait de la crise sanitaire, le produit des DMTO s'est globalement maintenu cette année-là (+ 0,3 % en Ariège, + 1,9 % dans les Pyrénées-Orientales, - 1,6 % en Seine-Saint-Denis). L'année 2021 a à cet égard été exceptionnelle, avec une très forte aussi des recettes de DMTO - ce qui, comme il a été mentionné supra, a pu dissuader certains départements de participer à l'expérimentation. Cette tendance ne s'est toutefois pas maintenue en 2022 et en 2023.

Évolution des recettes de DMTO par rapport à l'année précédente
dans les départements expérimentateurs entre 2018 et 2023

(en pourcentage)

Source : commission des finances du Sénat, d'après les comptes administratifs des départements expérimentateurs

Les deux premières années de l'expérimentation, ont ainsi été enregistrées des baisses très substantielles du produit des DMTO dans l'ensemble des trois départements expérimentateurs : en 2023, il a diminué de - 38,6 % en Ariège, de - 2,2 % dans les Pyrénées-Orientales et de - 27,4 % en Seine-Saint-Denis.

Or, le choix de retenir une part dynamique de DMTO (20 % de leur produit, soit 0,9 point du taux applicable) plutôt qu'un montant fixe a permis de diminuer l'impact de cette baisse sur les finances des départements dans la mesure où elle est partiellement supportée par l'État. Entre 2022 et 2023, les recettes de l'État au titre de la recentralisation du RSA ont ainsi diminué de 2,2 % - à périmètre constant, c'est-à-dire en neutralisant l'entrée de l'Ariège dans le dispositif - du fait de la baisse du produit des DMTO départementaux. Dans le même temps, les dépenses de RSA exposées par l'État ont augmenté à périmètre constant (+ 2,3 %).

Si la reprise avait été réalisée à partir d'un montant fixe, qui plus est déterminé à partir de l'année 2021 - durant laquelle ont été constatées des recettes record de DMTO - les départements aurait subi seuls cette diminution, tandis que les recettes reprises par l'État serait restée stables. Leur perte de recettes aurait ainsi été supérieure, faute d'être répartie entre eux et l'État.

Dépenses exposées et recettes perçues par l'État
au titre de la recentralisation expérimentale du RSA en 2022 et 2023

(en euros)

Source : commission des finances du Sénat, d'après les données transmises par la DGCL

C'est sans doute pour cette raison que les départements expérimentateurs n'ont que très peu émis de critiques quant aux modalités de rétro-compensation du transfert du RSA à l'État. Au contraire, les trois départements semblent avoir un regard plutôt positif sur ce point, le département de l'Ariège ayant même salué un « dispositif [qui] nous semble équilibré objectivement. »

Le succès de l'expérimentation en tant qu'assurance contre l'effet ciseau dépend donc non seulement de l'évolution des dépenses de RSA, mais également des recettes transférées à l'État au titre de sa rétro-compensation. Il conviendra d'observer ces évolutions avec intérêt jusqu'à 2026.


* 48 Réponse de la DGCS au questionnaire des rapporteurs spéciaux.

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