II. LA RECENTRALISATION : UN TRANSFERT DE COMPÉTENCES « ASCENDANT » ASSEZ INÉDIT, SOURCE DE CONTROVERSES

A. LE TORTUEUX CHEMIN VERS LA RECENTRALISATION

1. La majorité des départements s'est montrée réticente face à une recentralisation à multiples inconnues

L'idée d'une recentralisation du financement du RSA n'est pas nouvelle. Elle a même été en passe d'être appliquée après que l'Assemblée des départements de France (ADF) l'a demandée à l'unanimité lors de son Congrès de Troyes en octobre 201521(*).

Toutefois, à la suite d'âpres négociations avec le Gouvernement, l'assemblée générale de l'ADF a formellement refusé, le 22 juin 2016, les propositions du gouvernement sur la recentralisation du revenu de solidarité active (RSA). Si une division des départements par tendance politique pouvait être observée - les 60 départements de droite et du centre ayant voté contre la recentralisation proposée par le Gouvernement socialiste, la majorité des départements de gauche s'étant abstenu - le rejet de la proposition du Gouvernement était massif, seul un département ayant voté en faveur de la recentralisation.

Sur le fond, quatre difficultés ont compliqué les négociations entre l'ADF et le Gouvernement. Outre la portée donnée au principe de péréquation (l'État proposait un nouveau fonds que refusait l'ADF), la création d'une « clause de retour à meilleure fortune » permettant de minorer la compensation versée à l'État en cas de diminution des dépenses de RSA (option refusée par le Gouvernement) et la question du contrôle accru de l'État sur l'insertion des bénéficiaires (dans lequel certains départements voyaient une recentralisation rampante), le principal écueil concernait le calcul du « droit à compensation » de l'État.

En effet, en cas de recentralisation, les départements devaient dans ce projet transférer à l'État les ressources correspondant aux dépenses exposées par les départements au titre du financement du RSA. Or, pour calculer ce montant transféré, l'État souhaitait se référer à l'année 2016, qui constituait le pic de dépenses et aurait eu pour effet de majorer la compensation versée par les départements, tandis que l'ADF tenait à ce que ce soit l'année 2014, ce qui aurait abouti à une compensation moindre22(*).

Faute d'avoir trouvé un accord sur ces points, le chantier d'une éventuelle recentralisation du RSA a été reporté sine die par les départements et l'État.

2. Une recentralisation jugée indispensable par certains départements, obtenue sous la forme d'une expérimentation
a) Une recentralisation voulue par les départements les plus en difficultés

La situation des départements du point de vue de la problématique du financement RSA est très hétérogène. La direction de la recherche, des évaluations et des études statistiques (Drees) a notamment mis en évidence la forte corrélation entre RSA et taux de chômage : « Sur le territoire métropolitain, le taux d'allocataires du RSA est supérieur à 4,8 % lorsque le taux de chômage dépasse 10 %. C'est le cas dans certains départements du pourtour méditerranéen (Gard, Pyrénées-Orientales, Aude, Hérault, Vaucluse), dans l'Aisne et en Seine-Saint-Denis. »23(*)

Part d'allocataire du RSA pour 1 000 habitants (15-64 ans) en 2021

Source : Observatoire des territoires

La proportion de bénéficiaires du RSA est plus importante dans les départements ultramarins : la DREES note ainsi que, « fin 2021, dans les DROM, un peu plus d'une personne de 15 ans ou plus sur cinq (21,0 %) est allocataire d'un minimum social, soit une part trois fois plus élevée qu'en France métropolitaine (7,3 %). »

En France métropolitaine, la DREES souligne des tendances géographiques locales fortes : « la proportion d'allocataires est particulièrement élevée dans les départements du pourtour méditerranéen. Le cas de la Corse est spécifique du fait de sa pyramide des âges : un tiers de ses allocataires relèvent ainsi du minimum vieillesse. Les départements du nord de la France et la Seine-Saint-Denis concentrent aussi de fortes proportions d'allocataires, principalement d'âge actif. À l'inverse, les départements situés le long d'un croissant allant de la Bretagne aux Pays de la Loire et à l'Île-de-France (hormis la Seine-Saint-Denis), ainsi que les départements du nord des Alpes ont les taux d'allocataires les plus faibles (moins de 6,3 %). »

La Seine-Saint-Denis illustre les disparités entre territoires en matière de chômage et de pauvreté : il s'agit de l'un des départements dans lesquels la tension financière liée au financement du RSA est la plus importante.

Le RSA en Seine-Saint-Denis à la veille de la recentralisation

La dépense au titre du RSA est passée de 358 millions d'euros à 521 millions d'euros en 2019 en Seine-Saint-Denis, soit une hausse de 45 %. Sur la même période, la hausse de la dépense de RSA au niveau national était de de 28 %. Le département de la Seine-Saint-Denis indique en outre avoir subi une croissance de son reste à charge de 120 %. Ainsi, le financement du RSA, qui représentait 20,3 % du budget de cette collectivité en 2010, en représentait 27,2 % en 2020.

En 2019, la part de bénéficiaires de RSA en Seine-Saint-Denis s'élevait à 80,2 pour 1 000 personnes de 15 à 64 ans, contre 45,4 en moyenne nationale. Avant 101 161 habitants bénéficiaires, il s'agit du troisième département français en nombre d'allocataires du RSA après le Nord et La Réunion.

Source : rapport général n° 163 (2021-2022) fait par M. Jean-François Husson, au nom de la commission des finances du Sénat, sur le projet de loi de finances pour 2022, tome II (article 12)

Dans ses réponses aux questions des rapporteurs spéciaux, le président du conseil départemental de Seine-Saint-Denis a indiqué que le reste à charge cumulé après compensation de l'État, de 1,6 milliard d'euros sur la période 2008-2021, représentait exactement le montant de la dette du département.

Les autres départements expérimentateurs ont fait état de difficultés similaires.

Ainsi, la présidente du conseil départemental des Pyrénées-Orientales a indiqué aux rapporteurs spéciaux que « les dépenses de l'allocation RSA ont progressé à un rythme moyen de + 3,6 % entre 2014 et 2021 », représentant le quart (26 %) des dépenses de fonctionnement du département en 2021, et contraignant toujours davantage sa capacité à agir. Il en va de même pour le département de l'Ariège, dont les dépenses d'allocation s'élèvent à environ 40 millions d'euros, pour une compensation « historique » (c'est-à-dire en tentant compte des seuls montants de TICPE et du FMDI) de seulement 17 millions d'euros selon les réponses apportées au questionnaire des rapporteurs spéciaux.

Pour les départements les plus touchés, cette situation résulte des « conséquences inégalitaires de l'acte II de la décentralisation24(*) », et de l'échec de la logique ayant présidé à la décentralisation de la prestation. C'est en tout cas ce que semble indiquer la présidente du conseil départemental de l'Ariège et, plus clairement encore, le président du conseil départemental de la Seine-Saint-Denis : « L'équation initiale, reposant sur le postulat qu'être en charge du financement du RSA inciterait à mieux accompagner ses allocataires, atteint vite ses limites, faute de moyens suffisants pour payer à la fois le RSA et développer des politiques d'insertion suffisamment ambitieuses. »

b) La recentralisation « à la carte » du RSA : compromis entre trois positions incompatibles

Comme le président du conseil départemental de Seine-Saint-Denis l'a indiqué aux rapporteurs spéciaux, « le département [de Seine-Saint-Denis] ne s'est pas exactement porté candidat à l'expérimentation ; il en a proposé le principe au Gouvernement ». C'est en effet de notoriété publique qu'« écrasé par le coût financier du RSA, le 93 avait négocié la recentralisation de l'allocation directement avec l'État sans y associer l'ADF.25(*) »

À la sortie de la crise sanitaire, la voie vers la recentralisation a en effet été ouverte sous la forme d'un compromis, trouvé par les départements « pro-recentralisation », entre les positions de l'ADF et de l'État. D'un côté, la recentralisation avait été refusée par l'assemblée générale des présidents de départements au sein de l'ADF ; de l'autre l'État se refusait à prendre en considération la sous-compensation historique du RSA.

La volonté de l'État de laisser plus de place aux expérimentations locales et les nombreuses alertes des départements sur le sujet du financement du RSA ont, selon le président du conseil département de Seine-Saint-Denis, permis d'aboutir à un engagement par l'État sur une recentralisation « à la carte »26(*) du RSA, pendant cinq ans, sous la forme d'une expérimentation.

Cette recentralisation facultative et ouverte aux départements volontaires présente, malgré les critiques de la Cour des comptes qui y a vu l'affaiblissement du principe « financeur - décideur » et un prélude à l'affaissement de la logique des droits et devoirs, l'avantage de ne franchir de ligne rouge pour aucune des parties :

- pour l'ensemble des départements et l'ADF, cette recentralisation « à la carte » ne remet pas en cause le transfert de la prestation et l'acquis de la décentralisation sociale au profit des départements ;

- pour l'État, l'opération est en théorie « neutre » financièrement et ne conduit pas à remettre en cause la « sous-compensation » du transfert du RSA aux départements concernés, puisqu'elle conduit à recentralisation à la fois les dépenses de RSA, mais aussi des ressources correspondantes - dont le montant est supérieur à celui de la compensation historique ;

- pour les départements « pro-recentralisation » enfin, l'opération présente la garantie d'être protégée de toute évolution future des dépenses de RSA et, corrélativement, du « reste à charge RSA » - un compromis présenté par le président du département de Seine-Saint-Denis comme consistant à « accepter de perdre pour le passé pour garantir un avenir stable et figer le reste à charge »27(*).

Par la suite, le Gouvernement a souhaité que la recentralisation du financement du RSA porte en elle-même des objectifs non seulement financiers mais également de politique publique. Un accord a été trouvé, consistant pour chaque département bénéficiaire de l'expérimentation, à « consacrer une partie des marges qu'il tirerait de cette recentralisation pour doubler les crédits de sa politique d'insertion. »

Outre un objectif de rééquilibrage des finances des départements concerné, la recentralisation négociée entre l'État et le département de Seine-Saint-Denis visait, comme l'indiquait précisément l'exposé des motifs du projet de loi dite « 3DS », à « mettre un terme aux difficultés chroniques de certains départements à assumer cette charge [le financement du RSA] afin qu'ils puissent développer des politiques d'insertion adaptées et ambitieuses ». Cette volonté de « ne pas baisser la garde en matière d'insertion » est en effet partagée par le département de l'Ariège comme celui des Pyrénées-Orientales, qui a indiqué vouloir « redynamiser et intensifier, par la réaffectation de nouveaux moyens, ses politiques d'insertion et sa lutte en faveur des personnes dans la précarité ».


* 21 La Gazette des communes, « Les départements se prononcent contre la recentralisation du RSA », 23 juin 2016.

* 22 Ibid.

* 23 Drees, Minima sociaux et prestations sociales, Édition 2023, septembre 2023.

* 24 Stéphane Troussel, «  RSA : la recentralisation de son financement expérimenté en Seine-Saint-Denis », Fondation Jean Jaurès, décembre 2022.

* 25 La Gazette des communes, « Ces départements qui ne veulent plus du RSA », 11 février 2022.

* 26 Cour des comptes, « Le revenu de solidarité active », janvier 2022.

* 27 Réponse au questionnaire des rapporteurs spéciaux.

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