N° 771

SÉNAT

2023-2024

Enregistré à la Présidence du Sénat le 24 septembre 2024

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission des finances (1) sur la recentralisation
du
revenu de solidarité active,

Par MM. Arnaud BAZIN et Éric BOCQUET,

Sénateurs

(1) Cette commission est composée de : M. Claude Raynal, président ; M. Jean-François Husson, rapporteur général ; MM. Bruno Belin, Christian Bilhac, Jean-Baptiste Blanc, Emmanuel Capus, Thierry Cozic, Bernard Delcros, Thomas Dossus, Albéric de Montgolfier, Didier Rambaud, Stéphane Sautarel, Pascal Savoldelli, vice-présidents ; M. Michel Canévet, Mmes Marie-Claire Carrère-Gée, Frédérique Espagnac, M. Marc Laménie, secrétaires ; MM. Arnaud Bazin, Grégory Blanc, Mme Florence Blatrix Contat, M. Éric Bocquet, Mme Isabelle Briquet, M. Vincent Capo-Canellas, Mme Marie-Carole Ciuntu, MM. Raphaël Daubet, Vincent Delahaye, Vincent Éblé, Rémi Féraud, Mme Nathalie Goulet, MM. Jean-Raymond Hugonet, Éric Jeansannetas, Christian Klinger, Mme Christine Lavarde, MM. Antoine Lefèvre, Dominique de Legge, Victorin Lurel, Hervé Maurey, Jean-Marie Mizzon, Claude Nougein, Olivier Paccaud, Mme Vanina Paoli-Gagin, MM. Georges Patient, Jean-François Rapin, Teva Rohfritsch, Mme Ghislaine Senée, MM. Laurent Somon, Christopher Szczurek, Mme Sylvie Vermeillet, M. Jean Pierre Vogel.

L'ESSENTIEL

Le revenu de solidarité active (RSA), principal minimum social en France avec plus de 11 milliards d'euros de dépenses en 2021, est en principe financé par les départements. Compte-tenu des difficultés financières que cette gestion induit, il a toutefois été recentralisé dans certains départements d'Outre-mer et, à titre expérimental, dans trois départements métropolitains. MM. Arnaud Bazin et Éric Bocquet, rapporteurs spéciaux des crédits de la mission « Solidarité, insertion et égalité des chances », ont présenté à la commission des finances, le 24 septembre 2024, les conclusions de leur rapport de contrôle sur cette expérimentation inédite et singulière.

I. UN TRANSFERT DE COMPÉTENCES ASCENDANT INÉDIT, DONT LE SUCCÈS A ÉTÉ LIMITÉ PAR CERTAINES CONDITIONS DE MISE EN oeUVRE

Les difficultés financières des départements vis-à-vis du financement du RSA prennent leur source dans l'insuffisance des ressources qui leur ont été allouées en compensation. Ainsi, les départements subissent un « reste à charge » (RAC) au titre du RSA qui correspond à la différence entre les dépenses de RSA qu'ils exposent et les ressources compensatrices qu'ils perçoivent.

Pour participer à l'expérimentation de la recentralisation du RSA, un département devait satisfaire trois critères : 1) présenter un RAC au titre du RSA et 2) une proportion de bénéficiaires du RSA (BRSA) significativement supérieurs à la moyenne des départements, ainsi que 3) un revenu par habitant significativement inférieur à la moyenne des départements.

Une fois retenu, les départements qui transféraient leurs dépenses de RSA à l'État devaient, en vertu de la « réciproque » du principe de compensation, leur verser des ressources équivalentes. Le droit à compensation de l'État a ainsi été calculé, pour une entrée dans l'expérimentation en 2022, sur une période de référence favorable aux départements (2018-2020).

Évolution du nombre de bénéficiaires du RSA selon la période de référence

(base 100 en janvier 2018)

Source : commission des finances du Sénat d'après les données de la Drees

Toutefois, deux paramètres ont pu limiter le « succès » de l'expérimentation auprès des départements. D'une part, pour une entrée dans l'expérimentation en 2023, la période de référence allait de 2019 à 2021, ce qui aboutissait à un droit à compensation de l'État plus important. D'autre part, le choix des ressources recentralisées, qui incluaient les droits de mutation à titre onéreux (DMTO), ont fait hésiter plusieurs départements : en raison de la reprise économique, cette ressource était très dynamique et les départements ont préféré ne pas s'en priver.

En conséquence, seuls trois départements se sont portés candidats, ce qui ne dénote pas un grand enthousiasme.

Le cas de la Guadeloupe est toutefois particulier : alors que le conseil départemental était éligible et volontaire, sa candidature n'a pas été retenue du fait d'un défaut de fiabilité des comptes de la caisse d'allocations familiales (CAF) locale. Les rapporteurs spéciaux recommandent de poursuivre les travaux de fiabilisation des comptes de la CAF pour permettre au département, s'il le souhaite toujours, de bénéficier de la recentralisation avec un régime plus favorable, sur le fondement de l'article 73 de la Constitution.

II. À MI-PARCOURS, UN BILAN GLOBALEMENT POSITIF

A. DES OBJECTIFS QUI SEMBLENT GLOBALEMENT ATTEINTS À CE STADE

Le gain net de la Seine-Saint-Denis est de

Celui des Pyrénées-Orientales est de

Et celui de l'Ariège est de

 
 
 

en 2023

en 2023

en 2023

Pour l'État, le coût de la recentralisation peut paraître important au regard des crédits inscrits en dépenses sur la mission « Solidarité, insertion et égalité des chances » : 690,2 millions d'euros en 2022 et 746,8 millions d'euros en 2023. Toutefois, en tenant compte des reprises de recettes réalisée en vertu du droit à compensation, le coût net pour l'État de la recentralisation apparaît très maîtrisé : 35 millions d'euros en 2022 et 68 millions d'euros en 2023.

Coût financier théorique de l'État au titre de la recentralisation

 

2022

2023

Dépenses

690 195 218 €

746 800 000 €

Ariège

-

40 900 000 €

Pyrénées-Orientales

150 099 447 €

158 500 000 €

Seine-Saint-Denis

540 095 771 €

547 400 000 €

Recettes

655 174 904 €

678 615 921 €

Ariège

-

38 113 828 €

Pyrénées-Orientales

136 934 363 €

136 856 744 €

Seine-Saint-Denis

518 240 541 €

503 645 349 €

Gain (+) ou perte (-) théorique pour l'État

- 35 020 314 €

- 68 184 079 €

Source : commission des finances du Sénat, d'après les données transmises par la DGCL

Surtout, la recentralisation permet de protéger efficacement les départements expérimentateurs contre « l'effet ciseau » qu'implique à la fois les dépenses de RSA en continue augmentation et la volatilité des recettes de DMTO.

D'une part, la recentralisation a permis de protéger les finances départementales contre la progression du reste à charge des départements expérimentateurs, compte tenu de l'augmentation des dépenses de RSA (due notamment aux revalorisations du montant forfaitaire de l'allocataire face à l'inflation). En outre, selon les dernières données disponibles, le nombre de bénéficiaires du RSA serait toujours plus élevé dans les trois départements qu'avant la recentralisation.

Mais l'expérimentation a également permis de protéger les départements contre l'aléa lié à la volatilité des recettes de DMTO.

Les deux premières années de l'expérimentation, ont ainsi été enregistrées des baisses très substantielles du produit des DMTO (en 2023, il a diminué de 38,6 % en Ariège, de 2,2 % dans les Pyrénées-Orientales et de 27,4 % en Seine-Saint-Denis).

Évolution des recettes et dépenses de l'État liées au RSA recentralisé

(en euros)

Source : commission des finances du Sénat, d'après les données de la DGCL

Le choix de retenir une part dynamique de DMTO a permis de diminuer l'impact de cette baisse sur les finances des départements dans la mesure où elle est partiellement supportée par l'État.

En effet, entre 2022 et 2023, les recettes de l'État liées à la recentralisation ont diminué de 2,2 % à périmètre constant, alors que ses dépenses d'allocation augmentaient de 2,3 %.

En d'autres termes, l'État subit désormais une partie de « l'effet ciseau », au profit des départements.

B. UNE RECENTRALISATION DE LA GESTION AU PROFIT DE LA SPHÈRE SOCIALE

La compétence de gestion du RSA (instruction et attribution de la prestation, lutte contre la fraude, gestion des indus, de sanction des manquements des bénéficiaires, etc.) a également été recentralisé par l'État. Toutefois, celui-ci ne l'exerce pas lui-même : comme dans le droit commun, où les départements délèguent souvent cette responsabilité, l'État l'a entièrement confiée aux caisses de protection sociale (CAF et caisse de mutualité sociale agricole - MSA). La recentralisation de la gestion du RSA se fait donc au profit de la sphère sociale, dans un cadre uniformisé.

Les rapporteurs spéciaux estiment que cette délégation est efficace, et qu'elle constitue une clarification des rôles bienvenue entre l'État, les départements et la sécurité sociale. Elle a notamment été mise au service de la stabilité et de l'uniformité dans la gestion, notamment en matière de sanction de la fraude - là où, dans le droit commun, les pratiques peuvent varier selon les départements. Ils suggèrent d'étudier, si ce mode d'organisation continue de faire ses preuves, l'opportunité de généraliser cette organisation à l'avenir.

C. UNE POLITIQUE D'INSERTION « RADICALEMENT NOUVELLE » QUI DOIT ENCORE SE CONCRÉTISER

Les départements expérimentateurs ont porté une attention accrue à l'orientation des bénéficiaires du RSA. Cette étape est en effet cruciale puisqu'elle conditionne la suite de l'accompagnement. Les résultats sont encourageants, les délais d'orientation ont diminué, permettant une entrée plus fluide dans l'accompagnement, et les réorientations (qui démontrent un souci accru des parcours et de la pertinence de l'orientation), ont également connu une hausse.

En Seine-Saint-Denis, la part des réorientations a été multipliée par

Entre 2018 et 2023, le délai d'orientation a diminué de

En Ariège,

 
 
 

entre 2018 et 2023

jours dans les Pyrénées-Orientales

des orientations ont lieu en moins d'un mois

Les marges de manoeuvre financières dégagées par la recentralisation sont également réinvesties dans les politiques d'insertion. Ainsi, la Seine-Saint-Denis a pris l'engagement, tenu dans son budget primitif pour 2024, de doubler les crédits départementaux d'insertion et les effectifs de référents insertion, tandis que les Pyrénées-Orientales sont en passe de faire passer leurs crédits d'insertion de 8 à 13 millions d'euros et de tripler leurs effectifs de conseillers d'insertion.

Les partenariats territoriaux avec Pôle emploi, devenu « France Travail », ont également été renforcés, favorisant la montée en puissance d'un « accompagnement global » conduit conjointement par le département et le service public de l'emploi. Dans les Pyrénées-Orientales, la montée en charge de ce mode d'accompagnement est particulièrement ambitieuse, puisque le nombre de BRSA concerné doit passer de 700 à 2 100 personnes par an au terme de l'expérimentation.

Les solutions d'accompagnement ont également été développées, avec des stratégies variables selon les territoires. Là où l'Ariège a un écosystème de solutions d'accompagnement très varié, les Pyrénées-Orientales misent sur l'accompagnement global développé avec Pôle emploi ainsi que sur l'accompagnement vers et dans l'emploi. Quant au département de Seine-Saint-Denis, il est en passe de mettre en oeuvre une politique locale d'insertion intégrée, grâce à de nouvelles structures dédiées dénommées Agences locales d'insertion (ALI), avec pour vocation de constituer « une offre socio-professionnelle largement appuyée sur les structures d'insertion par l'activité économique » (SIAE). Cette nouvelle offre d'accompagnement, unanimement jugée prometteuse, doit encore concrétiser les attentes placées en elle.

Répartition des modalités d'accompagnement des bénéficiaires du RSA

(en pourcentage)

Source : commission des finances du Sénat, d'après les données transmises par les départements expérimentateurs

Les départements expérimentateurs mènent également des actions de lutte contre le non recours : le département de Seine-Saint-Denis par exemple, outre le recrutement d'agents administratifs spécialisés dans l'accès aux droits, s'est engagé dans l'expérimentation « Territoires zéro non-recours ».

Enfin, la recentralisation n'a pas, à ce stade, apporté de profond changement en matière de sanctions. Toutefois, l'entrée en vigueur de la loi pour le plein emploi, qui a réformé l'échelle des sanctions ainsi que certaines modalités d'accompagnement des bénéficiaires, risque d'avoir un impact qu'il est difficile de prévoir sur les politiques départementales d'insertion des BRSA.

III. VERS 2026 ET AU-DELÀ : QUELLE ISSUE POUR L'EXPÉRIMENTATION DU RSA RECENTRALISÉ ?

A. ÉVITER L'ÉCUEIL DE LA « FAUSSE EXPÉRIMENTATION »

Dans son étude de 2019 consacrée aux expérimentations, le Conseil d'État relevait qu'« il existe aussi de fausses expérimentations. Elles consistent à édicter un dispositif temporaire, facialement présenté comme une expérimentation, mais qui n'est pas accompagné d'un minimum de méthode ». Si les rapporteurs spéciaux ne considèrent pas que la recentralisation du RSA doive être qualifiée de « fausse expérimentation », ils relèvent tout de même que :

- d'une part, le passage par une expérimentation de l'article 37-1 de la Constitution constituait le seul moyen pour réaliser une recentralisation « à la carte » du RSA. Dès lors, il n'est pas interdit de penser que l'expérimentation constituait alors un artifice juridique expédient plutôt que l'instrument d'une démarche scientifique.

- d'autre part, la méthodologie de l'expérimentation présente plusieurs fragilités. L'existence même d'un rapport d'évaluation n'aurait pas été assurée si le Conseil d'État n'avait insisté. Aucun critère de réussite n'a été fixé en amont, aucun évaluateur indépendant n'a été désigné. Cela signifie qu'il existe un risque que l'évaluation soit réalisée par l'administration qui l'a mise en oeuvre, selon des modalités qu'il lui reviendrait de déterminer, et selon des critères de réussite qui pourraient être fixés en fonction du résultat souhaité. À l'évidence, l'expérimentation ne présente guère les garanties de « scientificité » que l'on peut légitimement attendre.

Les rapporteurs spéciaux recommandent donc que l'expérimentation soit rigoureusement évaluée, à la fois dans le cadre du suivi continu réalisé par les administrations et lors de la remise du rapport qui doit être rendu au terme de l'expérimentation, par un évaluateur indépendant. Dans ce dernier cadre, une comparaison des données du retour à l'emploi des départements expérimentateurs et du reste du pays devrait être menée.

B. À L'HORIZON 2026, LES CONDITIONS D'UNE SORTIE PAR LE HAUT DE L'EXPÉRIMENTATION

Enfin, sans préjuger des enseignements qui pourront être tirés de l'expérimentation, il convient de s'interroger sur les options qui s'offriront à l'État et aux départements à l'issue de la période courant de 2022 à 2026.

Il est fort probable qu'une pérennisation de la recentralisation pour les seuls départements expérimentateurs serait impossible.

Ainsi, selon les rapporteurs spéciaux, trois voies pourront être suivie à l'issue de l'expérimentation. Pour chacune, ils ont souhaité définir trois principes cardinaux qu'il conviendra de respecter quel que soit le scénario retenu :

· En cas de prolongation de l'expérimentation, il conviendra de s'assurer que cette reconduction est justifiée du point de vue de la démarche expérimentale, afin d'éviter la tendance naturelle de tout dispositif temporaire de s'installer dans la durée. En ce cas, il pourrait être envisagé d'ouvrir l'expérimentation à de nouvelles candidatures de départements éligibles ;

· Le scénario d'une recentralisation généralisée du RSA serait une option possible si l'expérimentation donnait des résultats très concluants. Cette mesure de grande ampleur conduirait toutefois à un recul de la décentralisation et devrait nécessairement être concertée avec l'ensemble des départements, pour en définir les conditions acceptables par tous ;

· Enfin, l'option d'une « re-décentralisation », tout à fait inédite, pourrait aboutir à une situation dans laquelle les départements expérimentateurs ne disposeraient plus des marges de manoeuvre ayant permis d'investir dans les politiques d'insertion des bénéficiaires du RSA. Ce scénario pourrait conduire à ce que le droit à compensation des départements en 2026 serait moindre que le droit à compensation de l'État en 2022/2023, ce qu'il convient d'éviter.

Au vu de la situation très dégradée des finances publiques, les rapporteurs spéciaux recommandent de mener dès à présent une réflexion quant à la potentielle mobilisation de dispositifs de péréquation - notamment le Fonds de mobilisation départementale pour l'insertion (FMDI) - afin d'en renforcer l'efficacité péréquatrice à coût constants pour l'État.

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