II. LA PRÉVENTION DES DÉRIVES PASSE PAR LA RÉAFFIRMATION DES MISSIONS FONDAMENTALES DE L'UNIVERSITÉ
Face à cette résurgence, dans un contexte de polarisation idéologique aiguë, d'un antisémitisme culturel enraciné, la prévention des dérives par la déconstruction des stéréotypes et des positionnements idéologiques constitue le deuxième axe indispensable des actions à mettre en oeuvre dans les établissements.
La sensibilisation et la formation de l'ensemble de la communauté universitaire à la lutte contre la haine antisémite sont à ce titre cruciales pour mettre fin à la banalisation des paroles et des actes antisémites, pour encourager les victimes et les témoins à briser le silence, et enfin pour diffuser une culture de responsabilité dans l'ensemble de la communauté universitaire.
Cet axe de prévention passe également par la recréation d'un cadre de débat et d'échanges respectueux des principes républicains, qui doit se trouver au fondement de la vie intellectuelle dans le supérieur.
À l'image du travail accompli au cours des dernières années dans le champ des VSS, il s'agit en un mot de développer une acculturation de l'ensemble de la communauté universitaire sur ces sujets, ou, aux termes de la CPED, de construire une « toile de vigilances » contre la prolifération de la haine antisémite.
A. LA SENSIBILISATION À LA LUTTE CONTRE L'ANTISÉMITISME EST UNE PROBLÉMATIQUE ÉMERGENTE DANS LES ÉTABLISSEMENTS
Si les actions de lutte contre les discriminations, les violences et les haines se sont progressivement diffusées dans les établissements depuis une quinzaine d'années et la création des missions Égalité, puis la mise en place des référents racisme et antisémitisme, le rôle de l'enseignement supérieur dans la poursuite de la formation morale et civique des jeunes, qui relève traditionnellement de l'enseignement primaire et secondaire, ne va pas de soi et constitue une mutation récente de ses missions dont il faut prendre toute la mesure. À ce titre, certains éléments fondamentaux de l'organisation de la lutte contre l'antisémitisme sont encore sujets à débat, notamment en ce qui concerne la place à lui réserver au sein des combats contre les autres formes de violence et de discrimination.
1. Une extension des missions universitaires rendue nécessaire par les nouvelles caractéristiques de la population étudiante
Plusieurs personnes entendues par la mission d'information se sont interrogées sur la légitimité de l'adjonction de la lutte contre les discriminations aux fonctions universitaires, soulignant que la mission essentielle de l'Université et de l'enseignement supérieur au sens large résidait dans la construction et la transmission des savoirs - la lutte contre les actes racistes et antisémites devant plutôt être assumée par les acteurs politiques et les autorités publiques.
Si les rapporteurs ne peuvent que souscrire à ce rappel des missions essentielles des établissements d'enseignement supérieur, force est de constater que ceux-ci n'ont, dans les faits, d'autre choix que de développer une réponse à des phénomènes encore largement inédits il y a peu - du moins sous cette forme et à cette échelle.
Deux éléments contribuent par ailleurs à la nécessité pour les établissements de développer des actions de sensibilisation au respect des principes républicains. En premier lieu, il apparaît que nombre d'élèves n'ont pas acquis les principes de l'enseignement moral et civique lorsqu'ils parviennent à la fin du cycle d'enseignement secondaire. En second lieu, sous l'effet de l'augmentation du taux d'obtention du baccalauréat, les établissements accueillent une population élargie, parmi laquelle la part des étudiants n'ayant pas acquis ces fondamentaux de l'éducation civique est mécaniquement plus importante. Alors que l'Université n'avait traditionnellement pas de rôle direct à jouer en matière d'ouverture laïque et civique des étudiants, cet état de fait les y contraint désormais. Or, si l'enseignement supérieur peut constituer un lieu-clé pour assurer la diffusion de la lutte contre l'antisémitisme chez une large partie des jeunes citoyens, la formation aux principes républicains d'une masse de trois millions d'étudiants, pour la plupart majeurs et suivant des cursus très hétérogènes dont les contenus sont élaborés conformément au principe fondamental d'indépendance des enseignants-chercheurs, représente un véritable défi.
Certains des présidents d'université entendus par les rapporteurs ont par ailleurs souligné les effets des changements démographiques dans les bassins de population de certains établissements, dans lesquels les étudiants juifs peuvent en conséquence devenir très minoritaires - ce qui peut contribuer au sentiment de menace ressenti par certains d'entre eux. Ces mutations populationnelles peuvent également avoir un effet sur la pérennité de certains champs d'enseignement : à Paris 8, faute de public étudiant, le département d'études juives et hébraïques a ainsi disparu.
2. Quelle place pour l'antisémitisme au sein du cadre général de la lutte contre les discriminations ?
Une large partie des auditions conduites par les rapporteurs ont donné lieu à des débats sur la manière dont la lutte contre l'antisémitisme devrait être traitée dans le champ plus global de la lutte contre les discriminations : certains des interlocuteurs de la mission estiment, et même militent pour que l'antisémitisme fasse l'objet d'un traitement différencié ; d'autres au contraire estiment plus conforme aux principes républicains, et in fine, plus efficace d'en faire une composante de la lutte générale contre le racisme, voire contre toutes les discriminations.
La réponse apportée à cette question emporte des conséquences pratiques importantes pour l'organisation de la lutte contre l'antisémitisme dans les établissements, au premier rang desquelles la possible création de référents dédiés à la lutte contre l'antisémitisme, alors que nombre de référents aujourd'hui installés travaillent à la fois sur le racisme, l'antisémitisme et souvent d'autres types de violences, telles que la lutte anti-LGBT ou les VSS.
• Au terme de leurs auditions, les rapporteurs estiment qu'il n'est pas pertinent de diluer le combat contre l'antisémitisme dans le cadre très large des luttes contre toutes les discriminations et les violences - lesquelles, sauf à perdre en pertinence et en visibilité et en efficacité, appellent des expertises spécifiques et des moyens dédiés.
À court terme, il apparaît notamment indispensable que la lutte contre l'antisémitisme se démarque du traitement des VSS, qui a légitimement pris une ampleur considérable dans les établissements au cours des dernières années et qui a en conséquence acquis une maturité opérationnelle différente - tandis que ses processus se sont largement ancrés et professionnalisés, le traitement de l'antisémitisme se heurte toujours à la question de son repérage.
• Demeure alors la question de traiter ou non le racisme et l'antisémitisme ensemble dans les dispositifs de lutte des établissements.
Les interlocuteurs qui se sont prononcés en faveur d'un traitement distinct ont mis en avant que l'antisémitisme est une forme singulière d'hostilité identitaire qui n'est pas parfaitement comparable aux autres racismes, que ce soit du point de vue de sa construction historique, de ses contenus et de la dynamique actuelle de ses manifestations, et qui appelle en conséquence une vigilance accrue et des solutions spécifiques. Les particularités des représentations qui sous-tendent l'antisémitisme (qui empruntent notamment au complotisme) rendent en effet nécessaire une expertise particulière des intervenants, qui doivent être formés à décrypter certaines de ses manifestations. Ces manifestations présentent par ailleurs le trait paradoxal que si la population juive est, d'après le baromètre CNCDH, l'une des minorités les mieux acceptées au sein de la population française, les actes qui la frappent sont bien plus violents et bien plus nombreux, rapportés à la taille de la population juive, que ceux qui touchent d'autres minorités.
La Licra souligne en ce sens que, si elle constitue une association universaliste qui conduit à ce titre toutes ses actions avec le même engagement et la même intensité, elle tient à conserver une distinction entre la lutte contre le racisme et celle contre l'antisémitisme du fait des « différences idéologiques » existant entre ces deux familles de préjugés et leurs manifestations, dont elle tient compte dans la construction et la conduite de ses actions de sensibilisation.
À l'inverse, plusieurs interlocuteurs ont soutenu la solution d'un traitement commun de l'antisémitisme et du racisme. Plusieurs arguments plaident selon eux en faveur d'une approche évitant de morceler les situations de discriminations :
- d'un point de vue pédagogique, le décloisonnement des luttes contre les discriminations permet de montrer que l'antisémitisme procède des mêmes mécanismes que d'autres discriminations ou haines de minorités, comme par exemple l'islamophobie. Ce décloisonnement, en faisant des ponts entre différentes violences subies, permet par ailleurs de créer une solidarité entre les étudiants victimes de tels agissements. Daniel Verba, ancien référent racisme, antisémitisme et homophobie à l'université Sorbonne Paris Nord, a ainsi jugé particulièrement intéressante l'intervention du Camp des Milles visant à mettre en lumière les mécanismes similaires à l'origine de trois génocides du XXe siècle (la Shoah, le génocide contre les Tutsis et le génocide arménien) ;
- d'un point de vue pragmatique, la fragmentation des luttes aboutit à un saupoudrage des actions conduites, qui complique la tâche des référents et des chargés de mission sans parvenir à capter l'attention de la population étudiante dès lors que les actions de sensibilisation sont multipliées. Ce morcellement n'est par ailleurs tout simplement pas toujours compatible avec les moyens humains des établissements. Enfin, la professionnalisation des processus mis en oeuvre au cours des dernières années pour lutter contre les VSS peut aujourd'hui profiter à la lutte contre l'antisémitisme ;
- la dissociation des deux combats peut enfin être contre-productive, voire dangereuse dans la mesure où elle peut contribuer à nourrir chez d'autres minorités un sentiment de double standard et donc du ressentiment, ce qui aboutit in fine à créer les conditions d'une concurrence victimaire délétère ;
- cette dissociation opérationnelle ne respecterait pas l'esprit du droit français, qui, on l'a vu, retient une définition globale et universelle du racisme ; la CNCDH estime à ce titre qu'une singularisation de la lutte contre l'antisémitisme risque de fragiliser l'approche républicaine universelle et indivisible du combat antiraciste. Les dénominations retenues pour les dispositifs publics mobilisés contre l'antisémitisme renvoient ainsi au cadre général du racisme et de l'antisémitisme (Dilcrah, Prado).
Compte tenu de l'ensemble de ces éléments, il semble que la solution la plus opérationnelle, dans le contexte actuel, réside dans la désignation de référents compétents à la fois en matière de racisme et d'antisémitisme - mais en matière de racisme et d'antisémitisme uniquement -, tout en faisant clairement apparaître la notion d'antisémitisme pour ne pas banaliser ce combat.