E. DES LEVIERS SOUMIS EN PRATIQUE À DES DYNAMIQUES CONTRADICTOIRES

Malgré la diversité de ces outils de financement, de régulation, d'incitation, de soutien et d'informations, l'État peut difficilement fixer des objectifs de décarbonation contraignant directement l'action des entreprises privées.

1. La prise en compte des enjeux environnementaux et sociaux par les entreprises demeure difficile à imposer par l'État

En vertu de l'article L. 225-35 du code de commerce, les orientations de l'activité d'une entreprise sont définies exclusivement par son conseil d'administration.

L'article 169 de la loi dite « Pacte »217(*) a précisé que ces orientations sont mises en oeuvre conformément à l'intérêt social de la société, « en considérant les enjeux sociaux et environnementaux de son activité ». Cette évolution est issue d'une recommandation du rapport rendu par Nicole Notat et Jean-Dominique Sénard en 2018218(*) qui précisait à cet égard : « Aucune société, même une société civile immobilière, ne peut faire complètement abstraction des enjeux sociaux et environnementaux de son activité. Cette écriture consacre un mouvement enclenché par les entreprises elles-mêmes. »

Le même rapport a aussi été à l'origine de la raison d'être de l'entreprise, définie aujourd'hui par l'article 1835 du code civil. Cette raison d'être, lorsqu'elle est inscrite dans les statuts, est également prise en compte par le conseil d'administration. Les auteurs du rapport soulignaient que « Le rôle premier de l'entreprise n'est pas la poursuite de l'intérêt général, mais des attentes croissantes à l'égard des entreprises sont régulièrement exprimées, avec l'essor des défis environnementaux et sociaux. » et que « Chaque entreprise a donc une raison d'être non réductible au profit. »

Plus de la moitié des sociétés du CAC 40 auraient défini une raison d'être fin 2021, sans pour autant l'inscrire dans leur statut219(*) et donc la rendre contraignante à l'égard des dirigeants et des associés.

Concernant l'intérêt poursuivi par les sociétés pétrolières et gazières, le chercheur Philippe Copinschi a opéré une synthèse devant la commission d'enquête : « Toutes les grandes compagnies sont privées. Leur but est - elles ne s'en cachent pas - de faire du bénéfice et de distribuer des dividendes à leurs actionnaires. Il faut donc faire en sorte qu'un dollar investi dans le pétrole rapporte moins qu'un dollar investi dans d'autres solutions, et cela passe par la fiscalité et les normes. »220(*)

2. L'application aux entreprises privées des normes internationales et nationales en matière climatique fait débat

Si les objectifs de politiques publiques en matière climatique fixés par l'État peuvent lui être opposés, il n'en va pas nécessairement de même en ce qui concerne les entreprises privées.

Les trois décisions « Grande Synthe » du Conseil d'État en 2020, 2021 et 2023 ont mis en évidence que le Gouvernement était tenu de prendre des mesures en matière de politiques publiques de manière à assurer le respect des objectifs fixés par la loi, le juge assurant un contrôle concret de l'efficacité de ces mesures.

Les décisions du Conseil d'État
dites « Grande Synthe I », « Grande Synthe II », « Grande Synthe III »

Le 19 novembre 2020, saisi d'une demande de la commune de Grande Synthe, le Conseil d'État a demandé à l'État de justifier sous trois mois que son refus de prendre des mesures complémentaires pour respecter l'Accord de Paris était compatible avec le respect de la trajectoire de réduction choisie pour atteindre les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de 40 % en 2030 par rapport à 1990. Le Conseil d'État s'est notamment fondé sur des éléments de faits, relevant que la France « a, au cours des dernières années, régulièrement dépassé les plafonds d'émissions qu'elle s'était fixés et que le décret du 21 avril 2020 a reporté l'essentiel des efforts de réduction après 2020 »221(*).

À la suite de la transmission par le Gouvernement de nouveaux éléments, une instruction contradictoire a été ouverte et une audience publique s'est tenue le 11 juin au Conseil d'État. Le 1er juillet 2021, le Conseil d'État a fait droit à la demande des requérants d'annuler le refus de l'État de prendre des mesures complémentaires et a donc enjoint le Gouvernement à prendre toutes les mesures utiles pour atteindre l'objectif issu de l'Accord de Paris avant le 31 mars 2022, observant notamment que le « Gouvernement admet que les mesures actuellement en vigueur ne permettent pas d'atteindre l'objectif de diminution de 40 % des émissions de gaz à effet de serre fixé pour 2030, puisqu'il compte sur les mesures prévues par le projet de loi « Climat et résilience » pour atteindre cet objectif. »222(*)

Un an après avoir reçu des éléments du Gouvernement permettant de justifier les mesures prises, le Conseil d'État a examiné si sa décision du 1er juillet 2021 a été bien exécutée. Après avoir notamment entendu le Haut conseil pour le climat (HCC) et mobilisé les données publiées par le centre interprofessionnel technique d'études de la pollution atmosphérique (Citepa), le Conseil d'État relève que malgré les mesures prises depuis le 1er juillet 2021, « le Haut Conseil pour le Climat (HCC) dans son rapport 2022, estime qu'il existe un risque avéré que l'objectif de réduction pour 2030 ne soit pas tenu ». Le Conseil d'État n'a donc pas considéré sa précédente décision comme exécutée et a adressé une nouvelle injonction au Gouvernement, en lui demandant de « prendre, d'ici au 30 juin 2024 toutes les mesures nécessaires pour atteindre l'objectif de réduction des émissions de - 40 % en 2030 et de transmettre d'ici le 31 décembre 2023 dans un premier temps, puis au plus tard le 31 juin 2024 tous les éléments justifiant à la fois qu'il a pris ces mesures et qu'elles sont de nature à permettre de respecter cet objectif. »223(*)

En revanche, l'application des objectifs climatiques que fixent les États au niveau national ou international aux entreprises privées fait aujourd'hui débat, de surcroît lorsqu'il s'agit de normes non contraignantes, à l'instar des objectifs issus de l'Accord de Paris.

Dans une décision rendue le 26 mai 2021, le tribunal de première instance de La Haye a ordonné à Royal Dutch Shell de réduire les émissions du groupe Shell, de ses fournisseurs et de ses clients de 45 % nets par rapport aux niveaux de 2019, d'ici à la fin de 2030, par le biais de la politique d'entreprise du groupe Shell224(*).

Il s'agit de la première décision d'un tribunal conduisant à condamner une entreprise à réduire ses émissions conformément aux objectifs que les États se sont engagés à atteindre dans le cadre de l'Accord de Paris sur le climat de 2015225(*).

Fondements de la décision du 26 mai 2021 du tribunal de La Haye

Le tribunal de La Haye fonde sa décision sur la « norme de diligence non écrite » prévue à l'article 162, livre 6, du code civil néerlandais226(*), ayant trait à la responsabilité délictuelle, tout en se référant à des textes de droit international non contraignants relatifs aux droits de l'homme. Le juge énonce que : « l'obligation de réduction de RDS découle de la norme de diligence non écrite énoncée dans le livre 6, article 162 du code civil néerlandais, selon laquelle il est illégal d'agir à l'encontre de ce qui est généralement accepté dans la société en vertu du droit non écrit. Il découle de cette norme de diligence que, lorsqu'elle détermine la politique d'entreprise du groupe Shell, RDS doit respecter la diligence raisonnable exercée dans la société ».

Après avoir cité l'affaire Urgenda227(*) pour illustrer le fait que les droits de l'homme peuvent protéger contre les effets du changement climatique, le juge mentionne une série de textes internationaux qui, bien que juridiquement non contraignants, sont largement acceptés, et qui peuvent, selon lui, servir de « guides » pour mettre en oeuvre la norme de diligence non écrite. Il cite notamment les principes directeurs des Nations unies, le Pacte mondial des Nations unies, ainsi que les principes directeurs de l'OCDE concernant les entreprises multinationales228(*).

Le juge néerlandais se réfère également aux objectifs de réduction de l'Accord de Paris pour interpréter la norme de diligence non écrite : « Les objectifs de l'Accord de Paris reflètent les meilleures découvertes disponibles dans le domaine de la science du climat. Il existe donc un large consensus international sur ce point. Les objectifs non contraignants de l'Accord de Paris reflètent donc une norme universellement soutenue et acceptée, qui protège les intérêts publics contre un changement climatique dangereux. En interprétant la norme de diligence non écrite, le tribunal suit la même voie. Il part du principe qu'il est universellement admis que le réchauffement climatique doit être limité à bien moins de 2° C en 2100 et que l'objectif doit être de limiter l'augmentation à 1,5° C [...]. Le tribunal note que cela ne constitue pas une norme juridiquement contraignante [...]. Le tribunal tient compte de ce large consensus sur ce qui est nécessaire pour prévenir un changement climatique dangereux pour répondre à la question de savoir si RDS a l'obligation de réduire les émissions de CO2 du groupe Shell ».

Cette décision a fait l'objet de nombreux commentaires critiques.

Selon l'avocat à la Cour Corinne Lepage, « Il s'agit donc là d'une utilisation extrêmement poussée de la soft law et également du principe de précaution, même si le terme n'est pas utilisé »229(*).

Selon Marie-Anne Frison-Roche230(*), « cette obligation implicite de diligence, qui n'est pas reprise en droit français et dont certains voudraient la reconnaissance, est elle-même très débattue [...]. Si on devait admettre qu'il existe une obligation implicite de diligence, c'est-à-dire une obligation générale et non-écrite de ne pas nuire à la nature, alors la responsabilité civile serait engagée. Mais ce qui vaudrait pour Shell vaudrait pour chacun d'entre nous : la seule perspective d'un dommage suffirait à constituer un « fait générateur ». Or, la responsabilité civile suppose, pour qu'une obligation de réparation soit engagée, la réunion de 3 éléments distincts et cumulés : un fait générateur, un dommage et un lien de causalité entre les deux. On ne peut pas dire qu'« implicitement » il y a une obligation de ne pas nuire, c'est-à-dire un fait générateur automatique. Il faut un fait générateur autonome et distinct du dommage, de la nuisance. »

Le 20 juillet 2021, Shell a officiellement fait appel de la décision du 21 mai 2021 devant la Cour d'appel de La Haye231(*). Le 15 novembre 2021, Shell a invité ses actionnaires à voter sur une résolution spéciale visant à modifier les statuts de Royal Dutch Shell PLC afin d'établir son siège social et sa résidence fiscale au Royaume-Uni. Parmi les raisons de ce changement, figurent l'accélération de la distribution des dividendes aux actionnaires mais aussi la stratégie vers la neutralité carbone de l'entreprise232(*).

Dans la lignée de la décision du tribunal de La Haye, un recours a été introduit par 12 citoyens et deux ONG (Greenpeace Italie et ReCommon) le 9 mai 2021 contre l'entreprise italienne Eni et ses actionnaires majoritaires (le ministère italien de l'économie et des finances et la caisse des dépôts italienne) sur le fondement de la non-conformité de sa trajectoire de décarbonation avec les objectifs inscrits dans l'Accord de Paris.

ENI a déclaré que le recours était dépourvu de fondement juridique, puisqu'il n'existe aucun motif d'illégalité imputable à ENI, ni aucun préjudice indemnisable, ni même de lien de causalité entre le comportement d'ENI et les dommages inexistants dont il est fait grief233(*).

La première audience s'est tenue devant le tribunal civil de Rome, le 16 février 2024.

3. L'action unilatérale d'un État en matière climatique est par nature limitée

Les auditions devant la commission d'enquête ont mis en évidence la difficulté de réguler les activités énergétiques en l'absence d'autorité internationale aux pouvoirs contraignants :

- en l'absence d'autorité internationale, il est particulièrement difficile de réguler des marchés internationaux : l'Agence internationale de l'énergie n'a qu'un rôle de coopération et ses scénarii ne s'imposent ni aux États ni aux acteurs économiques. De la même manière, si la production d'hydrocarbures par fracturation hydraulique est interdite sur le sol français depuis 2011234(*), la France importe pourtant du GNL extrait par fracturation hydraulique. Il en va de même concernant la loi de 2017 mettant fin à l'exploitation des hydrocarbures en France235(*) : le chercheur Philippe Copinschi a souligné qu'« avec une loi comme la loi Hulot, on envoie un message ; mais cela ne change rien ni à la consommation (...) ni à la production et aux prix de marché » ;

- les « coûts à agir seul » peuvent être importants : l'audition du directeur général de Bpifrance a, par exemple, mis en évidence les conséquences de l'interdiction des garanties publiques à l'exportation pour les projets impliquant des hydrocarbures en 2023, induisant une relative perte de compétitivité pour certaines entreprises et notamment des PME. François Lefebevre, directeur général de Bpifrance Assurance Export, a ainsi indiqué à la commission d'enquête que plusieurs entreprises, notamment des PME, ont été impactées par cette interdiction : « Quelque soixante-huit entreprises nous ont dit qu'elles auraient aimé bénéficier, au cours de l'année 2023, d'une couverture que nous n'avons pas pu leur accorder » ;

- les objectifs de développement de certains pays producteurs d'hydrocarbures peuvent entrer en contradiction avec les objectifs de transition énergétique d'autres pays : comme souligné par Oriane Wegner devant la commission d'enquête236(*), « Le rôle des transferts financiers est absolument central en la matière. Reste la question de savoir si c'est suffisant. Quant à la possibilité de contraindre les États à oeuvrer en ce sens, cette question dépasse le cadre de notre travail, bien qu'elle mérite évidemment une réflexion parallèle. Elle est plutôt du ressort des COP, et singulièrement de la COP 29, prévue cette année, dont le focus est financier. »

Enfin, au niveau de l'État, l'action en faveur de la transition économique peut se trouver freiner par des dynamiques contradictoires. Les objectifs ambitieux de la politique climatique de la France peuvent entrer en contradiction avec des actions de soutien aux grandes entreprises françaises, notamment à l'échelle internationale, qui répondent à d'autres objectifs de politiques publiques en termes de sécurisation de l'approvisionnement énergétique, de souveraineté énergétique, de défense des grandes entreprises et de compétitivité, de même qu'un secteur stratégique pour le ministère de la défense ou de l'économie ne l'est pas dans les mêmes conditions pour le ministère de la transition écologique.


* 217 Loi n° 2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises.

* 218 Rapport « L'entreprise, objet d'intérêt collectif » de Jean-Dominique Sénard et Nicole Notat, 9 mars 2018.

* 219 Rapport Rocher « Repenser la place des entreprises dans la société : bilan et perspectives deux ans après la loi Pacte », remis le 19 octobre 2021.

* 220 Audition du 25 janvier 2024.

* 221 CE, sect., 19 novembre 2020, n° 427 301, Commune de Grande-Synthe (dit Grande-Synthe I).

* 222 CE., sect., 1er juillet 2021, n° 427 301, Commune de Grande-Synthe (dit Grande-Synthe II).

* 223 CE, sect., 10 mai 2023, n° 467 982, Commune de Grande-Synthe (dit Grande-Synthe III).

* 224 https://www.rechtspraak.nl/Organisatie-en-contact/Organisatie/Rechtbanken/Rechtbank-Den-Haag/Nieuws/Paginas/Royal-Dutch-Shell-must-reduce-CO2-emissions.aspx.

* 225 Mr. dr. R. van der Hulle, mr. dr. L.A.J. Spaans en mr. B.M. Winters, De Shell-zaak in internatio-

naal perspectief, Nederlands tijdschrift voor Energierecht nr. 1, juni 2022.

* 226  Burgerlijk Wetboek Boek 6, Artikel 162 : « 1. Celui qui commet à l'égard d'autrui un acte illicite qui peut lui être reproché est tenu de réparer le préjudice subi par autrui de ce fait. 2. La violation d'un droit et l'acte ou l'omission contraire à une obligation légale ou à ce qui est convenable dans les relations sociales selon le droit non écrit sont considérés comme un acte illicite, sous réserve de l'existence d'une justification. 3. Un fait illicite peut être imputé à son auteur s'il est dû à sa faute ou à une cause dont il est responsable en vertu de la loi ou d'une pratique généralement admise. »

* 227 Sur l'historique de l'affaire, voir : https://www.urgenda.nl/en/themas/climate-case/.

* 228 Jugement du 26 mai 2021, n° C/09/571932 / HA ZA 19-379 ECLI :NL:RBDHA:2021:5337, paragraphe 4.4.14.

* 229  APA, Corinne Lepage, Justice climatique en Europe : le rôle croissant des juges, Groupe d'études géopolitiques, décembre 2021

* 230 Réponse au questionnaire écrit de la commission d'enquête.

* 231 Communique de presse de Shell en date du 20 juillet 2021.

* 232 Communique de presse de Shell en date du 15 novembre 2021.

* 233 Position d'Eni dans le cas de Greenpeace et ReCommon.

* 234 Loi n° 2011-835 du 13 juillet 2011 visant à interdire l'exploration et l'exploitation des mines d'hydrocarbures liquides ou gazeux par fracturation hydraulique et à abroger les permis exclusifs de recherches comportant des projets ayant recours à cette technique.

* 235 Loi n° 2017-1839 du 30 décembre 2017 mettant fin à la recherche ainsi qu'à l'exploitation des hydrocarbures et portant diverses dispositions relatives à l'énergie et à l'environnement.

* 236 Audition du jeudi 8 février 2024.

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