II. UN DÉFI À RELEVER : LA RÉFORME DU CONTENTIEUX DE L'ASILE DOIT ÊTRE MISE EN oeUVRE SANS DÉSTABILISER LES ÉQUILIBRES ATTEINTS CES DERNIÈRES ANNÉES ET DANS LE CADRE D'UN BUDGET CONTRAINT

A. UNE RÉFORME STRUCTURELLE DE LA CNDA DANS LA LOI DU 26 JANVIER 2024, AUX OBJECTIFS AMBITIEUX

1. Une territorialisation progressive afin de rapprocher le juge du demandeur d'asile

La réforme du contentieux de l'asile résulte principalement de la volonté de rapprocher le juge de l'asile du demandeur, pour améliorer l'accueil du justiciable tout en respectant l'exigence du délai raisonnable de jugement. Pour ce faire, l'article 70 de la loi n° 2024-42 du 26 janvier 2024 pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration modifie l'article L. 131-3 du CESEDA, qui prévoit désormais que la « Cour peut comprendre, en dehors de son siège, des chambres territoriales. Le siège et le ressort des chambres sont fixés par décret en Conseil d'État ». Il s'agit donc d'une possibilité offerte par le législateur de territorialiser la Cour, qui peut procéder à un aménagement de son organisation territoriale55(*).

L'ouverture de chambres territoriales permet en théorie de résoudre les problèmes d'accès à la CNDA pour tous les demandeurs d'asile. Ils ne sont en effet pas tous logés dans des centres d'hébergement en région parisienne, et donc peuvent supporter des coûts de déplacement, souvent pris en charge d'ailleurs par les associations d'aide aux demandeurs d'asile. Cette distance géographique de Montreuil est une contrainte de plus que la CNDA doit gérer. Elle s'organise en principe pour mettre au début du rôle de l'audience les dossiers des requérants logeant le plus loin. La territorialisation répond par conséquent à un objectif d'égalité de traitement entre les requérants, quel que soit leur lieu de résidence sur le territoire français.

La territorialisation de la CNDA trouve aussi une cohérence avec la mise en oeuvre parallèle, depuis janvier 2021, de l'orientation directive des demandeurs d'asile56(*), qui bénéficie d'un bilan favorable : « Deux ans après son engagement, l'orientation directive des demandeurs d'asile répond donc à son objet principal relatif au rééquilibrage de la répartition territoriale des primo-demandeurs d'asile. En deux ans, la proportion des primo-demandeurs d'asile résidant en Île-de-France a ainsi été abaissée d'une dizaine de points »57(*).

Par ailleurs, la mise en place de chambres territoriales pourrait permettre de limiter le phénomène de la concentration des avocats franciliens intervenant à la CNDA, qui constitue d'après la juridiction un frein important à l'enrôlement des dossiers, et par suite, à sa performance. Selon les données communiquées par la CNDA, s'agissant des procédures normales, cinq avocats concentrent 60 % des affaires en attente d'audiencement, et, s'agissant des procédures accélérées, six avocats concentrent 50 % des affaires en attente d'audiencement.

Le rapporteur spécial a pu observer cette concentration lors de son déplacement au siège de la CNDA lors d'une présentation faite par le SCE : 600 dossiers d'une même nationalité étaient détenus par un seul et même avocat. Dans la mesure où il existe une jauge de sept dossiers d'un même avocat par jour, et que la faiblesse du stock rend difficile de compenser avec les dossiers du stock, cette concentration est belle et bien un ralentissement à l'audiencement des affaires.

2. La compétence de principe du juge unique, destinée à réduire les délais de jugement

Dans la rédaction antérieure du CESEDA, il résultait des dispositions de ce code que la Cour statuait en principe en formation collégiale, sauf dans les cas limitativement énumérés. La loi pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration procède à une généralisation du recours au juge unique, qui devient de principe. L'article L. 131-7 du CESEDA dispose que « À moins que, de sa propre initiative ou à la demande du requérant, le président de la Cour nationale du droit d'asile ou le président de formation de jugement désigné à cette fin décide, à tout moment de la procédure, d'inscrire l'affaire devant une formation collégiale ou de la lui renvoyer s'il estime qu'elle pose une question qui le justifie, les décisions de la Cour nationale du droit d'asile sont rendues par le président de la formation de jugement statuant seul ».

Dans le projet de loi initial, il était prévu que le renvoi en formation collégiale n'était possible que si l'affaire « présente des difficultés sérieuses ». Estimant cette condition trop restrictive, le Conseil d'État58(*) a suggéré au Gouvernement de modifier cette formulation afin de laisser à la Cour la plus grande latitude dans la décision d'inscrire l'affaire au rôle d'une formation collégiale. C'est ainsi que la formulation de « question qui le justifie », proposée par le Conseil d'État, a été retenue dans le texte finalement déposé et adopté.

Il ressort de l'étude d'impact du projet de loi59(*) que plusieurs motifs ont présidé à la généralisation du juge unique. Tout d'abord, celle-ci est une des conséquences de la territorialisation de la Cour, et du fait qu'il pourrait être difficile d'organiser des audiences en formations collégiales dans les chambres territorialisées à raison d'un vivier d'assesseurs peu important en régions, et ne présentant pas les mêmes garanties que le vivier en Ile-de-France. L'étude d'impact précise qu'en « s'appuyant sur les données des affaires audiencées en 2021, il serait nécessaire d'organiser plus de 500 audiences collégiales à Marseille. Ceci nécessiterait de disposer, en théorie, d'une vingtaine d'assesseurs du HCR et d'une vingtaine d'assesseurs nommés par le vice-président du Conseil d'État. Et ce nombre devrait être plus élevé pour disposer d'une réserve de vacataires plus importante en cas d'absence ». De plus, le recours au juge unique de principe permet d'éviter les renvois en formation collégiale pour des raisons de procédure suivie devant l'OFPRA, ce qui permettra en théorie de faire diminuer dans le même temps le nombre de renvois et les délais de jugement, en limitant les cas d'absence de membres de la formation de jugement, et les renvois dits pour « heure tardive »60(*).

Mesure contestée de la réforme de la CNDA par les différents professionnels du droit intervenant dans le contentieux de l'asile et les associations, comme remettant en cause la collégialité « à la française » du contentieux de l'asile, cette disposition a été validée par le Conseil constitutionnel61(*). Il a en effet considéré que le fait que la CNDA statue à juge unique ne porte pas, par lui-même, atteinte aux droits de la défense et qu'en laissant au président de la Cour le soin d'apprécier si une affaire requiert un examen devant une formation collégiale, le législateur n'a pas instauré de discrimination injustifiée entre les demandeurs d'asile.

3. D'autres réformes plus marginales ayant toutefois une incidence en termes d'efficacité de la Cour et de périmètre budgétaire
a) La réaffirmation d'une possible spécialisation géographique des chambres, étendue à une spécialisation linguistique

La spécialisation des chambres relève des pouvoirs du président de la Cour. L'article R. 131-1 du CESEDA dispose que son président, en tant que responsable de l'organisation et du fonctionnement de la juridiction, affecte les membres des formations de jugement et les personnels et « répartit les affaires entre chacune d'elles ».

Dès 2019, la Cour s'est engagée dans la voie d'une spécialisation géographique, avec une expérimentation pour quatre chambres de la deuxième section. En janvier 2021, cette spécialisation a été étendue à toutes les chambres volontaires. Actuellement, 31 pays sont spécialisés sur les 23 chambres de la Cour, à raison de deux à cinq pays de spécialisation par chambre. Plusieurs chambres peuvent ainsi être spécialisées sur un même pays. À titre d'exemple, compte tenu du volume qu'il représente, l'Afghanistan est réparti sur 11 chambres de la Cour. Les pays non spécialisés sont, quant à eux, répartis entre toutes les chambres de la Cour, ce qui signifie que toutes les formations de jugement d'une chambre jugent aussi de recours de demandeurs d'autres pays, même en cas de spécialisation d'une chambre.

La loi du 26 janvier 2024 pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration confirme cette possible spécialisation géographique des chambres, en instaurant également une spécialisation linguistique. L'article L. 131-3 du CESEDA, tel que modifié par l'article 70 de la loi du 26 janvier 204, prévoit que le président de la Cour « peut en outre spécialiser les chambres en fonction du pays d'origine et des langues utilisées ».

Il ressort de l'entretien du rapporteur spécial avec le président Herondart qu'il n'y aura pas de chambres territoriales spécialisées géographiquement, toutes les chambres spécialisées resteront à Montreuil. En effet, dans la mesure où cette territorialisation a été envisagée pour rapprocher le justiciable du juge de l'asile, « on ne saurait demander à un demandeur en Bretagne d'aller à Marseille pour être jugé »62(*) précise le président de la Cour. La territorialisation de la CNDA risque d'avoir des effets sur la spécialisation des chambres en ce que certaines chambres à Montreuil vont se « déspécialiser » pour donner un effet utile à la territorialisation. À titre d'exemple, l'Afghanistan est une spécialisation dans 11 chambres de la Cour, mais celle-ci risque d'évoluer avec les chambres territoriales dans la mesure où beaucoup de dossiers afghans sont concentrés à Marseille.

En revanche, le Conseil d'État n'exclut pas une spécialisation linguistique des chambres en région, qui pourrait être utile dans le cas où il serait compliqué de trouver des interprètes dans une langue rare en région63(*).

Si les avocats auditionnés ont critiqué cette spécialisation, qui peut être source pour eux d'une certaine lassitude de la part des juges, le rapporteur spécial y voit quant à lui une mesure de bonne administration de la justice, qui se pratique d'ailleurs dans la plupart des juridictions en France et qui pourra accroître l'efficacité de la juridiction. Cette spécialisation est aussi l'occasion de renforcer la formation des juges, adaptée et plus poussée en fonction de leurs différentes spécialisations. Enfin, cette spécialisation des chambres n'est pas complète et n'exclut pas une mobilité des magistrats au bout de quelques années afin de varier les spécialisations.

b) La nouvelle procédure de nomination des assesseurs HCR, assurée par le vice-président du Conseil d'État

La loi du 26 janvier 2024 pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration a instauré une nouvelle procédure de nomination des assesseurs HCR : auparavant nommés par le Haut-commissaire des Nations Unies pour les réfugiés sur avis conforme du vice-président du Conseil d'État, ils seront désormais nommés par le vice-président du Conseil d'État, sur proposition du représentant en France du Haut-commissaire des Nations Unies pour les réfugiés.

À la suite d'une demande en ce sens du HCR, le Conseil d'État assurera a priori désormais la gestion financière des assesseurs HCR64(*), en plus des assesseurs CE. Leur rémunération ne sera plus assurée via une dotation versée par le ministère des affaires étrangères au HCR, mais sera directement intégrée au programme 165 « Conseil d'État et autres juridictions administratives ». La gestion des agendas des assesseurs devrait aussi relever du Conseil d'État65(*)

Ce nouveau mode de nomination a donc pour effet d'entraîner un léger changement de périmètre du programme 165 à compter du 1er janvier 2025, avec la prise en charge des indemnités de séance et des frais de déplacement. Sur la base des 4 900 audiences collégiales ayant nécessité le concours d'un assesseur CE en 2023, le Conseil d'État a évalué la hausse du budget du programme 165 à 1,7 million d'euros comprenant 1,25 million d'euros pour les indemnités de séance et 0,46 million d'euros pour les frais de déplacement.

Ce chiffre pourra être amené à évoluer en fonction de la nouvelle répartition opérée entre formation collégiale et formation à juge unique. Les économies réalisées avec la généralisation du juge unique pourraient être annulées par la hausse des frais de déplacement des assesseurs dans les chambres territorialisées en cas de vivier manquant hors Ile-de-France.

De façon plus anecdotique, cette nomination unifiée de tous les assesseurs par le vice-président du Conseil d'État assure une plus grande transparence des nominations dans la mesure où toutes les nominations figureront au Journal Officiel, ce qui n'était pas le cas des assesseurs nommés par le HCR, à raison de son statut d'organisation internationale.

En revanche, le HCR ne se désengagera pas de la formation, tant initiale que continue de ses assesseurs, qui demeure obligatoire. Ainsi, une partie de la dotation versée par le ministère des affaires étrangères au HCR devrait subsister pour assurer et développer ces formations. Par ailleurs, le HCR devrait faire une pré-formation aux assesseurs qu'il proposera au vice-président du Conseil d'État, afin que la proposition soit consistante.


* 54 L'opération de relogement de la Cour est la seule opération d'investissement immobilier ayant été lancée à son bénéfice.

* 55 Dans son avis n° 406543 sur le projet de loi du 26 janvier 2023, le Conseil d'État a considéré que ces dispositions afférentes à la création de chambres territoriales présentaient un caractère réglementaire et n'avaient pas leur place dans un projet de loi.

* 56 La loi du 10 septembre 2018 pour une immigration maîtrisée, un droit d'asile effectif et une intégration réussie a introduit une orientation directive des demandeurs d'asile reposant sur un schéma national d'accueil des demandeurs d'asile et d'intégration des réfugiés (SNADAR), qui détermine la répartition territoriale des demandeurs d'asile. L'Office français de l'immigration et de l'intégration (OFII) est autorisé à refuser ou interrompre, sous certaines conditions, le bénéfice des conditions matérielles d'accueil à un demandeur d'asile en besoin d'hébergement qui refuserait une orientation dans un territoire donné.

* 57 Assemblée nationale, Rapport d'information n° 1265 sur l'orientation des demandeurs d'asile, présenté par Mme Stella Dupont et M. Mathieu Lefèvre, rapporteurs spéciaux.

* 58 CE, avis n° 406543 du 26 janvier 2023 sur le projet de loi pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration.

* 59 Étude d'impact.

* 60 Voir infra : les renvois pour heure tardive sont pratiqués lorsqu'il reste des affaires à audiencer à la fin de la journée.

* 61 Conseil constitutionnel, Décision n° 2023-863 DC du 25 janvier 2024 sur la loi pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration.

* 62 TEITGEN-COLLY Catherine, Le Cour nationale du droit d'asile à l'épreuve de la réforme de l'asile. Entretien avec Mathieu Herondart, président de la Cour, Revue des droits de l'homme n° 25, février 2024.

* 63 D'après les réponses au questionnaire du Conseil d'État.

* 64 Ce point n'est pas encore arrêté et ne découle pas forcément du nouveau mode de nomination.

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