B. DES MESURES DESTINÉES À ACCROÎTRE L'EFFICACITÉ DE LA COUR MAIS QUI S'INSCRIVENT DANS UN CADRE BUDGÉTAIRE CONTRAINT

1. Des effets sur les délais non évalués de la généralisation du recours au juge unique
a) Une étude d'impact silencieuse sur les prévisions de réduction des délais de jugement

L'étude d'impact du projet de loi pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration énonce que la généralisation du recours au juge unique devrait permettre de réduire les délais de jugement à la CNDA, et plus particulièrement ceux des dossiers en procédure accélérée. Dans ses réponses au questionnaire du rapporteur spécial, la direction générale des étrangers en France (DGEF) mentionne une évaluation réalisée par la CNDA pour l'étude d'impact du projet de loi : 18 % des dossiers relevant du juge unique étaient renvoyés devant une formation collégiale, dans la plupart des cas, en raison d'une erreur lors de la phase administrative de la demande d'asile.

Pour autant, les incidences concrètes en termes de délais de jugement n'ont pas été évaluées, et l'étude d'impact ne contient aucune prévision. Le rapporteur spécial souscrit aux critiques générales du Conseil d'État dans son avis du 26 janvier 2023, qui a regretté l'absence « d'éléments permettant de prendre l'exact mesure des défis à relever dans les prochaines années » et rappelé à cet égard « la nécessité de disposer d'un appareil statistique complet pour éclairer tant le débat démocratique que la définition des choix structurants de la politique publique en matière d'immigration et d'asile ».

b) Un paradoxe à prendre en compte : des délais de jugement en 2023 plus longs pour les audiences à juge unique que celles en formation collégiale

Il apparaît que les délais sont nécessairement plus longs lorsqu'une audience publique est tenue, et ce, qu'il s'agisse d'un dossier relevant de la procédure normale examiné par une formation collégiale ou bien d'un dossier relevant de la procédure accélérée étudié par un juge unique. Dans les deux cas, l'organisation d'une audience publique implique des délais incompressibles, avec une coordination plus forte des différentes parties prenantes. Le délai moyen constaté de jugement en métropole en 2023 est de 7 mois et 3 jours pour une formation collégiale, tandis qu'il est de 8 mois et 25 jours pour un juge unique en cas d'audience. Ce sont les ordonnances qui font drastiquement baisser les délais des procédures accélérées et qui leur permettent d'avoir, au niveau agrégé, un délai de jugement moyen inférieure aux procédures normales. En effet, les ordonnances sont rendues en moyenne en 4 mois et 5 jours pour les procédures normales, et en 2 mois et 10 jours pour les procédures accélérées.

Si les marges de progression en termes de réduction des délais de jugements rendus par une audience à juge unique sont élevées, celui-ci ne saurait constituer la solution miracle. Couplé à la territorialisation, qui limitera de facto la concentration des avocats, la généralisation du juge unique ne pourra avoir des effets qu'à moyen terme voire long terme, le temps de mettre pleinement en oeuvre les chambres territoriales.

De surcroît, en l'état, dans la mesure où les délais de jugement sont plus longs en procédure accélérée avec audience à juge unique qu'en procédure normale avec une audience à formation collégiale, le rapporteur spécial redoute même un rallongement du délai moyen constaté global à court et moyen termes.

2. Une mise en place graduelle de la régionalisation de la Cour à raison de nombreuses contraintes logistiques et budgétaires
a) Un calendrier prudent mais ramassé

À titre liminaire, il convient de relever que la loi crée une simple possibilité de territorialisation de la Cour. Plusieurs décrets d'application devront décider de l'ouverture de ces chambres, ainsi que déterminer le critère de compétence territoriale66(*), qui sera a priori le lieu de résidence du demandeur d'asile à la date de la décision de l'OFPRA, avec la possibilité pour le président de la Cour d'affecter une affaire au niveau central à Montreuil. Afin de préparer sa nouvelle organisation territoriale qui devrait débuter à l'automne 2024, la CNDA a tenu quatre groupes de travail à compter de février 2024.

Ces chambres territoriales seront dans l'enceinte des cours administratives d'appel, sauf celles d'Ile-de-France (Paris et Versailles) ainsi que celle de Douai. Leur proximité géographique avec le siège de la CNDA à Montreuil rend en effet l'intérêt d'une déconcentration moindre. Les cours administratives d'appel ont été privilégiées par rapport aux tribunaux administratifs, à raison de la plus grande disponibilité de leurs locaux, et en particulier des salles d'audience, en se calant au plus près des régions métropolitaines. En revanche, le service du bureau de l'aide juridictionnelle restera à Montreuil, de même que l'enrôlement des dossiers. Ce sont uniquement les audiences et les formations de jugement qui se tiendront dans les chambres territoriales, permettant ainsi une mutualisation des fonctions support avec celles des cours administratives d'appel. Il n'y aura donc pas de dispersion des services généraux de la CNDA.

Ces chambres territoriales prendront en charge environ 30 % du contentieux de l'asile, dans la mesure où 70 % des recours relèveront toujours de la compétence territoriale de Montreuil, qui a vocation à rester le centre névralgique du traitement du contentieux de l'asile. Par suite, sept chambres territoriales seront suffisantes pour absorber le contentieux en régions. Leur déploiement sera séquencé sur un an et en deux temps67(*) :

- à l'automne 2024, il est prévu d'ouvrir cinq chambres territoriales, dont trois dans les cours administratives d'appel de Lyon et de Nancy, avec deux chambres à Lyon, où la Cour tient d'ores et déjà des vidéo-audiences depuis 2018 et des audiences foraines depuis 2021. Deux autres seront ouvertes à Toulouse et Bordeaux ;

- en septembre 2025, deux chambres territoriales ouvriront à Marseille et Nantes.

Pour l'année 2025, 17 % des dossiers devraient être jugés en région, avec un objectif de territorialiser un tiers des audiences à horizon 2026.

b) Des dépenses a priori relativement limitées

Aux côtés des nombreux défis logistiques qui attendent la CNDA, le chiffrage des coûts de la territorialisation demeure l'un des plus grands impensés de la réforme, d'autant que le programme 165 « Conseil d'État et autres juridictions administratives » n'a pas été épargné par le décret n° 2024-124 du 21 février 2024 portant annulation de crédits. En effet, hors dépenses de personnel, les annulations de crédits ont été de l'ordre de 12,9 millions d'euros68(*).

Le coût budgétaire de cette réforme est une inquiétude majeure, qui avait d'ailleurs déjà été soulevé au Sénat, au moment du vote de la loi pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration. Philippe Bonnecarrère, rapporteur de la commission des lois sur le projet de loi, relevait que, si la territorialisation de la CNDA ne suscitait pas de critiques particulières et que la proximité du juge de l'asile avait un intérêt, elle soulève de nombreuses questions d'ordre matériel « car ces évolutions entraîneront des surcoûts »69(*).

Pour l'heure, en amont du déploiement effectif des chambres territoriales, les surcoûts afférents à la territorialisation prévus par le Conseil d'État apparaissent relativement limités.

En premier lieu, cette réforme est opérée à effectifs constants. Elle n'engendrera a priori pas de créations de postes, mais un redéploiement des effectifs. Il est prévu d'affecter aux chambres territoriales des juges de l'asile qui résident dans le ressort de ces chambres. Pour les présidents vacataires, il pourra s'agir de magistrats administratifs des cours administratives d'appel ou des tribunaux administratifs du ressort, s'ils souhaitent être nommés président vacataire à la Cour nationale du droit d'asile. Tant les présidents vacataires que les assesseurs affectés à la chambre territoriale bénéficieront d'une indemnité pour les séances qu'ils tiendront au sein de la chambre territoriale, conformément à l'arrêté du 12 décembre 2018 fixant le taux des indemnités des personnes apportant leur collaboration à la CNDA. S'agissant des autres personnels déjà en poste à la CNDA, des plans de mutation vont être mis en oeuvre en interne dans les prochains mois. La Cour aura donc son personnel propre dans les chambres territorialisées et il n'est pas prévu qu'elle fasse appel aux personnels des cours administratives d'appel.

Des surcoûts en termes de frais de déplacement sont toutefois à prévoir si la Cour n'arrive pas à trouver des juges sur place, et notamment des assesseurs pour avoir des formations collégiales complètes. En ce cas, les assesseurs devront se déplacer depuis la région parisienne et bénéficieront, à cette occasion, d'une prise en charge de leurs frais de déplacement70(*).

En deuxième lieu, un surcoût des frais d'interprétariat de près de 1 million d'euros est envisagé par la CNDA pour 2025. En effet, dans le marché actuel, les interprètes qui interviennent en région bénéficient, d'une part, d'une rémunération supérieure de 25% à celle des interprètes qui interviennent à Montreuil, et, d'autre part, du remboursement de leurs frais de déplacement. Ainsi pour l'année 2025, les 17 % prévus de dossiers traités en région correspondent à 9 240 sorties audiencées, qui donneront lieu à 4 700 vacations d'interprétariat. Le coût moyen des dépenses d'interprétariat s'élevant à 148 euros par sortie audience, et en prenant en compte la revalorisation de + 25 % en région, les 9 240 sorties audiencées représentent un surcoût de 342 000 euros. Par ailleurs, le Conseil d'État estime que 60 % des interprètes génèreront des frais de déplacement, avec une évaluation de surcoût de l'ordre de 414 000 euros. À horizon 2026, avec un objectif d'audiencer 33 % des dossiers en région, le surcoût des frais de justice, qui se composent essentiellement des frais d'interprétariat, est estimé annuellement à 1,5 million d'euros.

En troisième lieu, l'organisation d'audiences au sein des cours administratives d'appel va nécessiter des frais de travaux et d'aménagement. La direction de l'équipement du Conseil d'État s'est rendue dans toutes les cours administratives d'appel pour déterminer la disponibilité des salles d'audience et des bureaux pour les formations de jugement, en déterminant, le cas échéant, les aménagements nécessaires.

Il ressort ainsi de ces études de préfaisabilité que les cours administratives de Bordeaux, de Lyon et de Toulouse paraissent adaptées après quelques petits travaux d'aménagement. En revanche, il semble difficile de prévoir une installation dans les locaux de la cour administrative d'appel de Nancy, particulièrement pour aménager une salle d'audience dédiée. Un bâtiment de l'État sera sans doute utilisé à cette fin. Au 1er mai 2024, des études sont toujours en cours pour les cours de Marseille et de Nantes.

En l'état, pour cette partie immobilière, les études de faisabilité sont toujours en cours et le budget prévisionnel provisoire pour ces travaux et divers aménagements est de l'ordre d'un million d'euros. Eu égard aux divers retards éventuels que pourront prendre les travaux et la hausse du prix des matières premières, ces travaux sont potentiellement inflationnistes d'un point de vue budgétaire.

Tous ces travaux représentent des défis logistiques importants pour le Conseil d'État, dans la mesure aussi où le projet de relogement de la CNDA n'est pas encore achevé.

3. Une territorialisation qui intervient alors même que le projet de relocalisation de la Cour à Montreuil n'est pas achevé
a) Un projet de relogement réévalué à plus du double de son budget initial mais qui doit permettre à terme des économies de loyer substantielles

Face à la progression annuelle de + 5 % du nombre de recours, et dans le contexte du plan gouvernemental visant à garantir le droit d'asile et mieux maîtriser les flux migratoires présenté en juillet 2017, une réflexion a été engagée sur l'extension et le relogement de la CNDA, toujours à Montreuil71(*). En septembre 2017, le Premier ministre a privilégié le relogement de la CNDA, ainsi que du tribunal administratif de Montreuil, sur un site à Montreuil précédemment occupé par l'agence nationale pour la formation professionnelle des adultes (AFPA), en lieu et place de l'acquisition d'un logement neuf.

Une convention de maîtrise d'ouvrage72(*) a dès lors été signée entre le Conseil d'État et l'agence pour l'immobilier de la justice (APIJ) en juillet 2018, afin de lui confier le soin d'assurer la mission d'études et de travaux de rénovation du site, avec une livraison initialement prévue fin 2024. Par un premier, puis un deuxième avenant à la convention de mandat, le planning prévisionnel a été revu, avec une livraison désormais prévue en juillet 2026, avec une ouverture du nouveau siège de la CNDA au 1er septembre 2026. Ce nouveau site disposera en principe de 34 salles d'audience réunies dans un bâtiment unique, qui sera la propriété de l'État, alors que la CNDA loue actuellement plusieurs locaux, répartis en trois immeubles. Par ailleurs, plusieurs salles d'audience ont été mises à disposition de la CNDA entre le 1er mars 2019 et le 31 janvier 2021 au sein des locaux du Palais de justice de Paris, donnant lieu à un remboursement de la quote-part des charges de fonctionnement prises en charge par le ministère de la justice.

Sur la base des études de faisabilité, le coût prévisionnel des travaux en octobre 2017 était de 60 millions d'euros. Il a ensuite été réévalué en octobre 2020, pour s'établir à 119,6 millions d'euros, puis à 129,8 millions d'euros en mai 2022. Ce doublement du coût des travaux a été causé notamment par une phase de désamiantage non prévue, le basculement du montage de l'opération en marché global de performance, ainsi que le contexte économique inflationniste.

Il s'agit toutefois d'un investissement qui permettra des économies à long terme dans la mesure où les loyers de la CNDA, pour les trois sites occupés, représentent 6 millions d'euros par an73(*). De même, la mutualisation des locaux avec le tribunal administratif de Montreuil permettra également des économies, notamment en ce qui concerne les frais de gardiennage et de sûreté des locaux.

b) Un projet de relogement dimensionné à l'ampleur du contentieux et modulable en fonction de la nouvelle régionalisation de la Cour

La mise en place de la territorialisation en parallèle de ce projet de relogement inachevé, va pouvoir permettre d'adapter à la marge les besoins en termes d'espaces disponibles dans les nouveaux locaux à Montreuil.

Selon les informations transmises par le Conseil d'État, deux étages de moins pourraient être construits à Montreuil dès lors que sept chambres territoriales vont être déployées. Ce redimensionnement du projet permettrait une économie de l'ordre de 2,5 millions d'euros, ce qui représente 1,9 % du montant du budget total provisoire du relogement.

Toutefois, eu égard au montant en jeu, au regard du projet global et du budget de la mission « Conseil et contrôle de l'État », aux nombreuses incertitudes qui entourent le déploiement des chambres territoriales, et à la progression continue du nombre de recours, il apparaît plus opportun au rapporteur spécial de maintenir une Cour suffisamment dimensionnée pour faire face à la croissance exponentielle de ce contentieux de masse. Le cas échéant, les locaux construits non utilisés relevant de la propriété de l'État, ils pourront toujours être loués.


* 65 Dans sa contribution écrite, le HCR mentionne que «la gestion des rémunérations et du planning fera l'objet de discussions avec le Conseil d'État et la CNDA ».

* 66 Ce dernier est en ce moment en préparation par la direction générale des étrangers en France.

* 67 Une autre étape est aussi, pour l'heure, éventuellement envisagée en janvier 2025.

* 68 Ils correspondent, pour 8 millions d'euros en CP, à la mise en réserve initiale de 5,5 % des crédits de la loi de finances initiale, et pour 4,8 millions d'euros en CP à un surgel, qui est absorbé toutefois par le décalage calendaire de certaines opérations immobilières comme le relogement des tribunaux administratifs de Guyane et de Strasbourg, ou la réhabilitation du tribunal administratif de Nîmes.

* 69 Sénat, Compte-rendu de la commission des lois, Projet de loi pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration - Examen du rapport et du texte de la commission, 15 mars 2023.

* 70 S'ils rentrent dans le champ d'application du décret n°2006-781 du 3 juillet 2006 fixant les conditions et les modalités de règlement des frais occasionnés par les déplacements temporaires des personnels civils de l'État.

* 71 L'implantation de la CNDA à Montreuil remonte à 2004, la commission des recours des réfugiés était auparavant installée à Fontenay-sous-Bois, dans le Val-de-Marne.

* 72 Le montage de l'opération a ensuite été modifié avec la passation d'un marché global de performance, portant sur la conception, la réalisation des travaux de construction et de réhabilitation et l'exploitation maintenance sur une durée de cinq ans à compter de la réception des travaux.

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