EXAMEN EN COMMISSION

Réunie le mercredi 15 mai 2024 sous la présidence de M. Claude Raynal, président, la commission a entendu une communication de M. Christian Bilhac, rapporteur spécial, sur la Cour nationale du droit d'asile (CNDA).

M. Christian Bilhac, rapporteur spécial. - « La juridiction du chaos du monde », c'est en ces termes que le président de la Cour nationale du droit d'asile (CNDA), Mathieu Herondart désigne cette juridiction.

La CNDA est une juridiction encore plutôt neuve puisqu'elle a été créée en 2007, mais elle est issue d'un héritage ancien en faisant suite à la Commission de recours des réfugiés, créée par un amendement parlementaire en 1952, dans le même temps que l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra). Elle occupe une place singulière dans le paysage juridictionnel français dans la mesure où il s'agit d'une juridiction administrative nationale chargée, en partie, d'appliquer les stipulations d'une convention internationale, à savoir la Convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés. Sa place est aussi originale au niveau européen en ce qu'il n'existe que très peu de juridictions entièrement dédiées au contentieux de l'asile, si ce n'est en Irlande et au Danemark.

Des diverses auditions que j'ai menées au cours de ces derniers mois, je voudrais partager avec vous quelques brèves remarques. Tout d'abord, il s'agit d'une juridiction plutôt performante. Depuis 2021, la CNDA a été saisie chaque année de plus de 60 000 recours. Par comparaison, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a été saisie en 2022 de 45 000recours. La CNDA a aussi de fortes capacités de jugement puisqu'elle rend plus de 66 000 décisions par an depuis 2021, si bien que son taux de couverture est excédentaire, ce qui veut dire qu'elle juge plus d'affaires que le nombre de recours introduits sur l'année. Aussi, la Cour connaît un niveau historiquement bas de ses stocks d'affaires.

Les délais de jugement se sont quant à eux nettement améliorés : le délai moyen global constaté est actuellement de 6 mois et 3 jours pour 2023, alors qu'il est, par exemple, de l'ordre de 9 mois devant les tribunaux administratifs.

Bien sûr, la situation n'est pas parfaite. En effet, le délai de cinq semaines fixé par le législateur en 2015 pour les procédures accélérées est loin d'être atteint. Pour ma part, je doute qu'il soit réalisable dans les faits, à raison notamment des délais nécessaires au respect du caractère contradictoire de la procédure et au temps requis pour trouver des interprètes et des avocats.

Le délai de cinq mois pour les procédures normales est, quant à lui, quasiment respecté, à un mois près. Ce mois représente toutefois d'importantes masses budgétaires puisque, selon les informations transmises par la direction générale des étrangers en France (DGEF), le coût mensuel moyen de la prise en charge des demandeurs d'asile en attente d'une décision de la CNDA s'élève à 91 millions d'euros, hors dépenses de santé et de scolarisation d'enfants. Réduire les délais, c'est aussi améliorer les dépenses publiques. Il existe donc des marges de progression, mais je tenais toutefois à insister sur ces aspects positifs.

Ensuite, c'est une juridiction dont le budget « courant » a été maintenu au niveau de l'évolution du nombre de recours. Depuis 2010, tandis que le nombre de recours a été multiplié par 2,4, le budget l'a été par 2,8. La hausse du budget s'explique principalement par une augmentation des dépenses de personnel : sur la période 2018-2019, plus de 200 postes ont été créés à la CNDA, qui a ainsi capté la quasi-totalité des créations d'emplois du programme 165 auquel elle est rattachée.

L'évolution du budget est plus conséquente en prenant en compte les dépenses exceptionnelles immobilières liées au relogement de la CNDA avec le tribunal administratif de Montreuil dans un même bâtiment, dépenses qui ont été lissées sur plusieurs années depuis 2018. Le coût global provisoire est estimé aujourd'hui à plus de 130 millions d'euros, mais permettra une économie de loyers de l'ordre de 8 millions d'euros, ce qui signifie que ces travaux seront rentabilisés en une quinzaine d'années. Le montant restant à payer est de 49 millions d'euros, qui seront répartis sur 2025 et 2026.

Enfin, la CNDA a été une nouvelle fois réformée avec la loi du 26 janvier 2024 pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration, qui comprend deux mesures phares et structurelles pour la Cour : d'une part, la généralisation du juge unique ; d'autre part, la déconcentration de la Cour, avec le déploiement de chambres territoriales au sein des cours administratives d'appel. Les objectifs affichés sont le rapprochement des justiciables et la réduction des délais de jugement.

Si les objectifs en termes de délais n'ont pas été évalués dans l'étude d'impact, la territorialisation de la Cour permettra sans doute de limiter le phénomène de concentration des avocats, qui ralentit l'enrôlement et l'audiencement des affaires. Lors de mon déplacement à la Cour en mars dernier, j'ai pu constater qu'un même avocat pouvait détenir 600 dossiers de requérants d'une même nationalité. De ce fait, le délai ne peut pas être respecté, les communautés se tournant souvent vers les mêmes avocats : la territorialisation devrait pouvoir remédier à cette tendance à la concentration et réduire les délais à Montreuil.

Toutefois, si les objectifs sont louables, la réforme soulève de nombreux défis logistiques, qui pourront s'avérer coûteux. Pour l'heure, le Conseil d'État prévoit des dépenses limitées, principalement ciblées sur la revalorisation des frais d'interprétariat en région et le coût du réaménagement des locaux pour installer 7 chambres territoriales au sein de 6 cours administratives d'appel. Le besoin d'aménagement des locaux serait seulement de l'ordre de 1 million d'euros, ce qui me semble modeste, pour une ouverture de toutes les chambres en septembre 2025.

Dans ce contexte, je me permets de vous proposer plusieurs recommandations. La première série de recommandations - 1 à 3 - vise à garantir l'effet utile des objectifs de la réforme, tout en maintenant la qualité des décisions juridictionnelles. Je vous propose donc, avec la recommandation n° 1, de veiller à avoir des directives claires et unifiées sur le renvoi en formation collégiale d'affaires qui relèvent par principe du juge unique, car les règles doivent être les mêmes pour tous les justiciables.

Je propose également, au travers de la recommandation n° 2, l'adoption d'un cadre déontologique propre à tous les juges de l'asile, avec des garanties minimales d'indépendance, d'impartialité et de neutralité, ce qui est d'autant plus nécessaire avec la généralisation du juge unique. Il est également proposé, avec la recommandation n° 3, d'assurer une justice de qualité dans les chambres territoriales avec un nombre de personnels de la CNDA suffisants et un accès à un vivier d'avocats et d'interprètes aussi compétents qu'à Montreuil. Les difficultés sont plus grandes pour les interprètes, certains dialectes n'étant parlés que par une poignée d'entre eux.

La deuxième série de recommandations - les recommandations nos 4 à 6 - vise à poursuivre et accroître la juridictionnalisation de la Cour, avec le déploiement d'outils informatiques adaptés, notamment l'utilisation de l'application Télérecours pour tous les avocats - recommandation n° 4 -, ainsi qu'à augmenter le nombre de magistrats permanents affectés à la Cour. Les présidents vacataires représenteraient encore plus de 80 % des effectifs - recommandation n° 5 -, ce qui semble surprenant. Par ailleurs, je propose une formation obligatoire pour tous les juges, en s'appuyant notamment sur les ressources du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) - recommandation n° 6.

Enfin, la troisième série de recommandations porte sur les moyens alloués à la Cour. Ceux-ci se doivent d'être clarifiés, car actuellement l'action n° 7 du programme 165 ne retrace que les dépenses de personnel de la Cour, et il faut se référer au document de politique transversale « politique française de l'immigration et de l'intégration » pour connaître le budget global de la Cour, ce qui ne permet donc pas de connaître le détail des dépenses, notamment en matière de fonctionnement. Dans le cadre de l'augmentation constante et massive du budget de la Cour, qui représente désormais 10 % du budget total de la mission « Conseil et contrôle de l'État », le projet annuel de performances devrait a minima détailler la ventilation des crédits alloués à la Cour - recommandation n° 7.

Les moyens alloués à la Cour doivent aussi être maîtrisés. Ainsi, le déploiement des chambres territoriales n'est qu'une possibilité ouverte par la loi et l'ouverture des 7 chambres territoriales ne doit pas se faire « quoi qu'il en coûte » - recommandation n° 8.

Pour conclure, je salue les efforts réalisés par la Cour et ses personnels, dévoués pour assurer une justice de l'asile de qualité alors qu'ils reçoivent un nombre incalculable de dossiers. Ils devront redoubler d'efforts pour continuer de maîtriser les délais de jugement dans un contexte d'augmentation continue du nombre de recours - le « chaos du monde » n'est pas près de s'arrêter -, et ce de façon unifiée sur tout le territoire à l'horizon 2026.

Comme le disait Anicet Le Pors, « dis-moi qui et comment tu accueilles et protèges, je te dirai qui tu es » : pays des droits de l'homme, la France est et doit rester une terre d'asile, mais la CNDA doit également jouer son rôle en écartant ceux qui abusent du droit d'asile.

M. Guy Benarroche, rapporteur pour avis de la commission des lois. - Monsieur le rapporteur spécial, vous avez soulevé des points sur lesquels toutes les inquiétudes n'ont pas été levées.

Le juge unique pose problème. De l'avis de tous les magistrats, la collégialité assurait une garantie pour les juges comme pour les demandeurs. Le juge unique nous prive aussi de certaines expertises. L'inversion de la règle est regrettable. Nous ne connaissons pas les effets de cette mesure, mais il existe un risque de moins bonne justice, sans amélioration des délais - il est encore trop tôt pour pouvoir en juger.

La territorialisation de la CNDA avait été bien perçue. Néanmoins, les cours territorialisées sont une bonne chose à condition qu'elles disposent de moyens, notamment en matière d'interprétariat. Souvent, les interprètes sont en lien très direct avec les demandeurs. Cela induit des pressions sur ces interprètes, qui ne bénéficient d'aucune protection, ni réglementaire, ni administrative, ni policière. Je ne sais pas comment nous pourrons régler le problème, a fortiori dans les cours territorialisées.

Enfin, je souscris à vos propos selon lesquels il faudrait isoler le budget de la CNDA, eu égard à la hausse constante de son budget. Je ferai des demandes en ce sens dans le prochain projet de loi de finances.

M. Marc Laménie. - Quelle est la répartition territoriale de la Cour ? Quels sont les moyens humains dont elle dispose et pour quel budget ?

Mme Christine Lavarde. - Le rapport indique que les interprètes, en région, seraient rémunérés en moyenne 25 % de plus qu'à Montreuil. Pourquoi une telle différence ? Tous les interprètes voudront exercer en province !

M. Christian Bilhac, rapporteur spécial. - En tant que rapporteur spécial de la mission « Conseil et contrôle de l'État », je n'ai pas à me prononcer sur le juge unique dans le cadre de ce contrôle budgétaire. Mes conclusions tendent seulement à retranscrire le fonctionnement de la CNDA dans le cadre législatif qui a été fixé par la loi du 26 janvier 2024.

S'agissant de la répartition territoriale, pour l'heure, le siège unique de la CNDA se situe à Montreuil, et ce depuis 2004. La commission des recours des réfugiés était quant à elle implantée dans le Val-de-Marne, à Fontenay-sous-Bois. La loi du 26 janvier 2024 ouvre la possibilité de déployer des chambres territoriales. Le Conseil d'État entend se saisir de cette possibilité dès l'automne 2024, selon un calendrier assez ambitieux. L'ouverture de cinq chambres territoriales est envisagée dès 2024 au sein des cours administratives d'appel de Lyon, Nancy, Toulouse et Bordeaux, avec deux chambres à Lyon. En septembre 2025, deux chambres devraient ouvrir, à Marseille et Nantes. Pour l'année 2025, 17 % des dossiers devraient être jugés en région, avec un objectif de territorialiser un tiers des audiences à horizon 2026. En ce qui concerne les effectifs, la CNDA est composée au 1er janvier 2024 de 653 agents, qui sont pour quasiment la moitié des personnels contractuels. Les dépenses de personnels s'élèvent à 42,5 millions d'euros pour 2023.

Enfin, la rémunération plus élevée des interprètes en région s'expliquent par la structure des marchés actuellement conclus. Les interprètes qui interviennent en région bénéficient, de fait, d'une rémunération de 25 % de plus que les interprètes à Montreuil. Les sous-jacents de ce différentiel ne m'ont pas vraiment été donnés, mais il apparaît que le marché de l'interprétariat est moins concurrentiel en région, ce qui peut permettre d'expliquer en partie cette rémunération supérieure. À toutes fins utiles, je précise toutefois que le coût moyen des dépenses d'interprétariat est de 148 euros par sortie audiencée, et que toutes les audiences en langue rare resteront à Montreuil. Disons-le clairement, nous naviguons un peu à vue pour ces chambres régionales.

La commission a adopté les recommandations du rapporteur spécial et a autorisé la publication de sa communication sous la forme d'un rapport d'information.

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