AVANT-PROPOS

Mesdames, Messieurs,

La crise des prix des énergies, provoquée par la reprise consécutive à l'épidémie de Covid-19, et aggravée par l'invasion de l'Ukraine par la Russie, a eu un impact sur les économies européennes. Elle a aussi mis en lumière les vulnérabilités de l'Union européenne dans le secteur énergétique et les limites du fonctionnement actuel du marché de l'électricité dès lors que l'Union européenne se trouve confrontée à une baisse de l'offre disponible. Elle a, en particulier, occasionné pour les consommateurs, ménages, entreprises et collectivités, une très forte volatilité des prix du gaz et de l'électricité. Cette crise a été d'autant plus forte qu'elle s'est conjuguée avec une baisse de la production d'électricité en France, en raison de l'indisponibilité d'une partie du parc nucléaire et de la ressource hydraulique. Les pays européens ont ainsi été contraints d'adopter des mesures d'urgence pour limiter l'effet des hausses de prix sur les consommateurs finaux. Or ces réponses de court terme sont coûteuses et insuffisantes pour renforcer la compétitivité des entreprises européennes et engager l'Union dans la voie de la transition énergétique et climatique. L'Europe doit assurer sa sécurité d'approvisionnement, réduire sa dépendance aux énergies fossiles et disposer de sources d'énergie décarbonée à un coût abordable, conformément aux engagements du Pacte vert pour l'Europe.

La crise énergétique actuelle a ainsi mis au jour le rôle de l'Union européenne dans le domaine de l'énergie et interrogé l'organisation du marché européen de l'électricité. Le Traité de Lisbonne a, en effet, donné une base juridique à la politique énergétique européenne.

La politique européenne de l'énergie est régie par les articles 114 et 194 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE). Celle-ci vise ainsi, « dans un esprit de solidarité entre les États membres », à assurer le fonctionnement du marché de l'énergie et la sécurité de l'approvisionnement énergétique dans l'Union, et à promouvoir l'efficacité énergétique et les économies d'énergie ainsi que le développement des énergies nouvelles et renouvelables et l'interconnexion des réseaux énergétiques. Toutefois, force est de rappeler que de nombreuses prérogatives restent de la compétence des États membres : les conditions d'exploitation de leurs ressources énergétiques, leur choix entre différentes sources d'énergie et la structure générale de leur approvisionnement énergétique. Ainsi chaque État membre dispose de son propre bouquet énergétique, notamment dans le cadre de sa production d'électricité, dont la composition traduit des stratégies énergétiques très différentes.

Le développement d'un marché intégré européen pour l'électricité, à partir des années 1990 - la directive 96/92/CE du 19 décembre 1996 a posé les principes de l'ouverture à la concurrence du secteur électrique européen -, s'est appuyé sur le déploiement des échanges transfrontaliers, sur l'organisation d'un réseau de régulateurs autonomes au sein de chaque État membre, sur la création de bourses des énergies et sur la fin des monopoles d'État. L'ouverture à la concurrence n'a néanmoins pas empêché de conserver des règles nationales en faveur des opérateurs historiques.

La mise en oeuvre d'un marché intérieur de l'énergie avait plusieurs objectifs : la compétitivité de l'offre, la protection des consommateurs et la lutte contre la précarité. En s'appuyant sur le développement des interconnexions entre pays, ce marché a ainsi contribué à une meilleure coordination des capacités de production, à un essor des capacités de stockage et à la fluidité des échanges transfrontaliers. Il a permis d'assurer la sécurité d'approvisionnement énergétique de l'UE. Le conflit ukrainien a néanmoins montré que cette sécurité n'était pas acquise dès lors que l'Europe avait construit en grande partie son modèle énergétique sur la base d'une dépendance au gaz russe. Par ailleurs, cette crise a mis en évidence que le marché n'était pas en capacité de protéger les consommateurs finaux de la forte volatilité des prix des marchés de gros de l'électricité, et, par conséquent, qu'il fallait en revoir les règles du jeu.

Dans sa résolution du 5 avril 2022 sur le paquet « Ajustement à l'objectif 55 »1(*), le Sénat a ainsi souligné la nécessité d'une réforme en profondeur du marché européen de l'électricité dans le cadre des traités et a rappelé que « le marché intérieur de l'Union constitue un atout fondamental dont l'intégrité doit être préservée ».

Dès l'invasion de l'Ukraine par la Russie, la commission des affaires économiques du Sénat a spécifiquement plaidé pour une révision sans délai du principe du coût marginal régissant le marché de l'électricité2(*), principe qui lie dans les faits le prix de l'électricité à celui du gaz, estimant que « la flambée du gaz fossile russe se répercutera inévitablement sur celle de notre électricité nucléaire décarbonée ». Cette réforme avait déjà été demandée, par cette commission, au début de l'année 2022, dans le cadre du rapport sur la sécurité d'approvisionnement électrique3(*).

Lors du débat au Sénat, le 12 octobre 2022, sur la politique énergétique de la France, la Première ministre, Mme Élisabeth Borne, a rappelé la position défendue à Bruxelles par le Gouvernement, depuis le début de la crise énergétique : « cette crise nous invite à réformer rapidement et en profondeur le marché européen de l'électricité. Nous devons trouver des solutions durables pour offrir aux Européens des prix raisonnables et proches des coûts de production, mais ne soyons pas naïfs : les années à venir seront difficiles, notamment en matière d'approvisionnement en gaz ».

Après avoir apporté des réponses fluctuantes à cette demande, qui était appuyée par une majorité d'États membres, la Commission européenne a finalement estimé nécessaire une réforme du marché européen de l'électricité. Ainsi, le 30 août 2022, pour répondre aux inquiétudes des consommateurs européens face à la flambée des prix de l'énergie, la présidente de la Commission européenne, Mme Ursula von der Leyen, a annoncé que l'Union européenne préparait « une intervention d'urgence et une réforme structurelle du marché de l'électricité »4(*). Cet engagement a été confirmé lors de son discours sur l'état de l'Union devant le Parlement européen, le 14 septembre 2022, dans lequel elle a plaidé pour une réforme en profondeur de l'organisation du marché européen de l'électricité : « Mais tout en nous occupant de la crise immédiate, nous devons aussi penser à l'avenir. La conception actuelle du marché de l'électricité, basée sur l'ordre de préséance, ne rend plus justice aux consommateurs. Ils devraient récolter les fruits des énergies renouvelables à bas coût. Il faut donc découpler les prix de l'électricité de l'influence dominante du gaz. C'est pourquoi nous allons entreprendre une réforme complète et en profondeur du marché de l'électricité ».

Après avoir mené une consultation publique, du 23 janvier au 13 février 2023, la Commission européenne a présenté, le 14 mars 2023, ses propositions pour réformer le marché européen de l'électricité.

Cette réforme est d'autant plus urgente et indispensable que le marché intérieur de l'énergie joue un rôle central pour atteindre les objectifs du Pacte vert pour l'Europe.

I. L'UNION EUROPÉENNE FACE À UNE CRISE ÉNERGÉTIQUE D'UNE AMPLEUR INÉDITE

À partir de l'automne 2021, les économies européennes ont été confrontées à une hausse particulièrement forte des prix des énergies fossiles. Les prix de gros du gaz et de l'électricité se sont envolés à des niveaux jamais atteints auparavant. Les conséquences ont été d'autant plus fortes que l'Union européenne était très dépendante des énergies fossiles, et en particulier du gaz russe.

A. UNE CRISE DE L'APPROVISIONNEMENT QUI A SOULIGNÉ LA DEPENDANCE DES ÉCONOMIES EUROPÉENNES AU GAZ RUSSE

L'année 2021, avec la reprise économique très rapide qui a suivi la crise de la Covid-19, a été marquée par de fortes tensions sur l'approvisionnement en ressources énergétiques au niveau mondial. Cette situation a provoqué une hausse inédite et historique des prix des énergies, mettant en avant les enjeux de souveraineté et de sécurité énergétiques. La réduction de la livraison de gaz par la Russie à l'Union européenne, dès les derniers mois de 2021, puis en représailles des sanctions adoptées par l'UE, suite à l'invasion de l'Ukraine en février 2022, a contribué à aggraver la situation et a eu des répercussions directes sur les marchés.

Les économies européennes ont ainsi pris conscience de leur vulnérabilité et de leur dépendance à l'égard des livraisons de gaz russe en particulier. Avant cette crise, neuf États membres de l'UE dépendaient de la Russie pour plus de 75 % de leurs importations de gaz5(*). Dans ce contexte de pénurie et de risque de rupture d'approvisionnement, les pays européens ont aussi accéléré leurs achats de gaz pour constituer des stocks dans la perspective de l'hiver 2022/2023, ce qui a encore accentué les tensions sur l'offre de gaz disponible.

Les importations de gaz russe de l'Union européenne par gazoduc ont ainsi chuté de près de 50 % au cours de l'année 2022 et ne représentent plus aujourd'hui qu'environ 8 % des importations européennes de gaz, contre 40 % en moyenne auparavant. Cette baisse a été compensée par une augmentation des importations de GNL, en particulier en provenance des États-Unis.

Lors de la table ronde, organisée le 2 mars 2023 par la commission des affaires européennes du Sénat, sur l'Europe face à la nouvelle géopolitique de l'énergie, M. Yves Jégourel, professeur titulaire de la chaire Économie des matières premières du Conservatoire national des arts et métiers, a fait observer que « depuis la guerre en Ukraine, il a fallu remplacer au plus vite les 167 milliards de mètres cubes de gaz en provenance de Russie, et l'Europe n'avait pas d'autre choix que de se tourner vers le GNL, et majoritairement le GNL américain »6(*). La France est d'ailleurs devenue le premier importateur de GNL américain. Les pays exportateurs de ce type de gaz ont ainsi renforcé leurs positions à l'égard de l'Europe, tant en termes de volumes que de prix. Force est de remarquer que la Russie continue de livrer du GNL à l'Europe même si ces importations sont en recul après avoir progressé au cours de l'année 2022.

La baisse importante de la disponibilité du parc nucléaire français sur cette même période, avec la mise à l'arrêt de près de la moitié des réacteurs nucléaires pour maintenance ou en raison de problèmes de corrosion, ainsi que la vague de chaleur exceptionnelle qu'a connue l'Europe au cours de l'été 2022 et qui a affecté la production hydroélectrique et nucléaire, ont aussi eu un impact important sur la production électrique française, qui a connu son niveau le plus bas depuis 19927(*) et, par conséquent, sur les prix de gros de l'électricité en France.

Ainsi, depuis novembre 2021, et jusqu'en décembre 2022, à l'exception des mois de février et de mai 2022, la France est devenue importatrice nette d'électricité, principalement en provenance d'Allemagne, de Belgique, du Royaume-Uni et d'Espagne, alors qu'elle était précédemment largement exportatrice, comme le relève RTE dans son rapport mensuel pour les mois de juillet-août 2022 : « habituellement exportatrice sur les mois estivaux, la France est cette année importatrice nette avec des niveaux d'import jamais atteints auparavant en été »8(*). Ses importations ont ainsi été en hausse de 178 % au troisième trimestre 2022. Le manque de moyens de production pilotables et l'absence d'investissements dans le nucléaire qui sont le résultat de dix ans de tergiversations ont contraint la France à importer de l'électricité produite à partir du gaz et du charbon. Le système d'interconnexions entre pays européens a toutefois permis d'assurer la sécurité de l'approvisionnement en électricité de l'ensemble des États membres.

L'agrégation de ces différents facteurs a engendré des fluctuations de marchés et la volatilité des prix de l'énergie. Lors de son audition par les rapporteurs, le syndicat des Entreprises locales d'énergies (ELE) a, d'ailleurs, souligné que « la crise actuelle a des causes bien identifiées, qui ne sont pas en rapport avec le marché concurrentiel européen ».

La situation s'est nettement améliorée au cours de l'année 2023 et plusieurs facteurs sont à nouveau « orientés de manière favorable », comme le fait observer une récente analyse de RTE : « L'année 2023 voit la situation s'améliorer nettement et se rapprocher progressivement de la normale pour l'approvisionnement en électricité ».9(*)

Cette crise de l'offre pourrait toutefois se poursuivre durablement et l'Europe, selon l'Agence internationale de l'énergie (AIE), pourrait être confrontée, à l'été 2024, à un déficit important de gaz fossile, en cas d'arrêt complet des livraisons de gaz russe par gazoduc et de reprise des importations chinoises de gaz naturel liquéfié (GNL)10(*).


* 1 Résolution européenne du Sénat n° 124 (2021-2022) sur le paquet « Ajustement à l'objectif 55 »

* 2 Communiqué de presse de la commission des affaires économiques du Sénat du 28 février 2022

* 3 Rapport d'information du Sénat n° 551 (2021-2022) fait au nom de la commission des affaires économiques sur l'impact de la transition énergétique sur la sécurité d'approvisionnement électrique : « La France est-elle en risque de « black-out » ?, par MM. Daniel Gremillet, Jean-Pierre Moga et Jean-Jacques Michau- 25 février 2022

* 4 Discours d'orientation prononcé au Forum stratégique de Bled, en Slovénie - 30 août 2022

* 5 L'Autriche, la Bulgarie, l'Estonie, la Finlande, la Hongrie, la Lettonie, la Pologne, la Slovaquie, et la Slovénie, selon les données Eurostat.

* 6 Table ronde organisée par la commission des affaires européennes du Sénat, le 2 mars 2023.

* 7 RTE, Bilan électrique 2022 - Un système électrique français résilient face à la crise énergétique - février 2023

* 8 RTE, Rapport mensuel de l'électricité - juillet/août 2022

* 9 RTE, Perspectives pour la sécurité d'approvisionnement en électricité pour l'été, l'automne et l'hiver 2023 - 28 juin 2023

* 10 Agence internationale de l'énergie - Rapport sur l'approvisionnement en gaz en Europe pour 2023-2024

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