DEUXIÈME PARTIE - LES PROBLÉMATIQUES LOCALES : DES TERRITOIRES FRAGILISÉS, LES EMPLOIS NON QUALIFIÉS MENACÉS

Depuis trente ans, les mutations du tissu industriel présentent trois visages : celui des pertes d'emplois résultant de l'automatisation, celui de restructurations tardives issues d'erreurs de gestion et celui des faillites d'entreprises industrielles dues soit aux plus grandes capacités d'innovation de leurs concurrentes, soit à des flux d'importations à meilleur marché.

Les pertes d'emplois industriels soulèvent diverses problématiques locales : le marché local de l'emploi est bouleversé en raison d'une augmentation de l'offre de travail souvent non qualifié ; en se repliant, l'industrie laisse des stigmates visibles en matière d'urbanisme, d'immobilier, de logement et de transports, qu'elle avait façonnés au fil des décennies ; la diminution des salaires et des consommations intermédiaires dans l'économie locale provoque une déstabilisation en chaîne des revenus, de l'épargne, de la consommation, de l'investissement, de la fiscalité des collectivités territoriales et de la démographie ; les fiertés individuelle et collective sont atteintes tandis que les conflits sociaux engendrés par des fermetures de sites industriels et leur médiatisation ne sont pas sans conséquences sur leurs acteurs ni sur les territoires.

Dès la fin des années soixante-dix, l'Etat a mis en place une politique volontariste de reconversion dont le besoin s'est manifesté pour de grands secteurs en crise, concentrés géographiquement. Les chocs locaux ont été amortis et la réindustrialisation a souvent été le fruit de l'effort collectif : implantation de projets manufacturiers mobiles, attractivité de mesures fiscales ou sociales décidées au plan national, aides compétitives des sociétés de conversion. Les collectivités locales, avec la décentralisation, ont ensuite pris le relais en menant des actions concrètes utiles à la pérennité du tissu industriel et à sa mutation.

Même si elles résultent de paramètres particuliers, les délocalisations n'ont pas, au plan local, de conséquences significativement différentes de celles entraînées par les difficultés économiques rencontrées par les entreprises . Certes, les cas de délocalisation de lignes de production au sein ou en dehors de l'Union européenne par des entreprises profitables marquent davantage les esprits, puisque les licenciements qui en sont la conséquence apparaissent à bien des égards comme injustifiés, voire injustes. Reste que, tout comme les autres mutations industrielles, elle posent les questions de leurs conséquences pour l'emploi dans les bassins concernés et de la nécessaire adaptation de la main d'oeuvre à la transformation de la structure économique du pays.

Si, de ce point de vue, les délocalisations ne peuvent donc être traitées au plan territorial de manière différente des autres difficultés économiques , la période actuelle se distingue des décennies précédentes par une caractéristique très particulière. Aujourd'hui, la transformation de l'industrie prend un nouveau visage : il ne s'agit plus de quelques tremblements de terre dans un nombre limité de bassins affectés par la fermeture de grandes usines, mais bien de milliers de secousses atteignant des sites de production de plus petites tailles, disséminés dans plusieurs centaines de bassins d'emplois et relevant d'un nombre croissant de secteurs manufacturiers . Or, cette réalité nouvelle n'est pas sans incidences sur les réponses susceptibles d'être apportées par les pouvoirs publics.

En effet, les mesures conçues dans les années quatre-vingt pour la réindustrialisation des grands bassins industriels s'avèrent inopérantes pour beaucoup des territoires. En outre, les projets mobiles sont rares alors même que la multiplication des sites touchés accroît la concurrence, et les aides à la revitalisation sont banalisées. De plus, l'interventionnisme économique des collectivités locales, lorsqu'il est efficient, atteint ses limites pour susciter des activités nouvelles proposant des emplois non qualifiés, les potentialités offertes par la tertiarisation de l'économie n'étant pas toujours adaptées aux caractéristiques des sites. Enfin, les mesures nationales, en cette période de tension budgétaire, sont parfois insuffisantes pour permettre le redémarrage d'un cycle vertueux.

C'est dire combien, dans ce contexte, les délocalisations d'entreprises peuvent fragiliser encore davantage les territoires et mettre en danger l'emploi , en particulier non qualifié. C'est dire aussi combien il est important de parvenir à susciter la convergence des politiques nationale et locales de revitalisation économique du territoire , en s'attachant de manière attentive à la situation des bassins d'emplois les moins bien armés structurellement pour rebondir .

I. UN DISPOSITIF DE SOUTIEN PUBLIC HÉRITÉ DU PASSÉ

Les restructurations industrielles dans les pays développés ont plusieurs causes principales : l'automatisation, le succès de produits importés, parfois la stagnation de la demande. Quand la concurrence internationale marque des points, l'économie nationale s'ajuste par la recherche de nouvelles activités industrielles et tertiaires à plus forte valeur ajoutée, mais aussi par les évolutions des salaires réels, de la valeur de la monnaie, du niveau de l'investissement productif et de la recherche, des dispositions fiscales ou douanières. L'économie locale tire avantage des restructurations industrielles quand émergent sur son territoire des entreprises plus compétitives ou nouvelles. A défaut, elle connaît le déclin car elle ne dispose pas de possibilités d'ajustement macro-économiques, à l'exception d'une certaine modération salariale, de prix inférieur du foncier et de l'immobilier, ainsi que de mesures d'exception, notamment locales (exemptions fiscales par exemple), qui peuvent lui être consenties pour sa reconversion.

S'agissant de ces dernières, les outils de l'intervention publique mis en place dans le passé ont connu une réelle efficacité. Toutefois, ils semblent être devenus aujourd'hui inadaptés à bien des égards.

A. DANS LES ANNÉES 80, LES MESURES DE RECONVERSION ONT PERMIS LA RÉINDUSTRIALISATION DE BASSINS D'EMPLOIS EN CRISE

Les dernières décennies ont vu la fin des grandes usines. Les robots ont remplacé l'emploi parcellisé. En 1974, une vingtaine d'usines employaient plus de 5 000 personnes : le service des études et des statistiques industrielles (SESSI) du ministère de l'industrie en dénombre quatre aujourd'hui. Tous les pays développés ont vu des villes industrielles confrontées à la fermeture d'usines textiles, sidérurgiques, métallurgiques, automobiles.

La reconversion des industries lourdes dans ces sites connaissant fermetures ou restructurations a représenté un défi de grande ampleur . A titre d'illustration, les restructurations massives en Lorraine ces trente dernières années ont conduit à la suppression de 160 000 emplois dans la sidérurgie, l'extraction charbonnière, les mines de fer et le textile, ainsi que l'a souligné notre collègue M. Jean-Pierre Masseret, Président du Conseil régional de la Lorraine, dans sa réponse au questionnaire adressé aux régions par votre groupe de travail. Sacilor a réduit ses effectifs de 80.000 personnes entre 1985 et 1995, les pertes étant concentrées dans des bassins de vie de taille petite ou moyenne, souvent éloignés des grands axes de communication et vivant en autarcie. L'aciérie de Pompey comptait ainsi avant sa fermeture plus de 5.000 emplois, dans une agglomération d'à peine 30.000 habitants.

Si, avec M. Jean-Pierre Masseret, on peut aujourd'hui considérer que les restructurations en Lorraine sont en voie d'achèvement et que la reconversion de cette région est en grande partie achevée, la création de nouvelles activités dans les grands sites industriels a nécessité la réalisation d'un important travail préalable, la situation sociale et urbaine d'un bassin de vie dont la principale activité est démantelée ne permettant pas un redéploiement sans transition .

En effet :

- les salariés habitués à un travail posté, conditionnés à l'emploi à vie à l'usine la plus proche, ont besoin d'une période de transition les préparant par un appui individualisé à réussir une reconversion professionnelle ;

- la mobilité géographique et l'aide au retour au pays des travailleurs étrangers, très présents dans les grandes usines et les mines, réduisent le besoin de création de nouveaux emplois, mais le départ de populations laisse vide un habitat collectif obsolète qu'il faut démolir ou reconvertir ;

- le bâti industriel délaissé se caractérise par de très grands volumes inadaptés aux besoins des PME ou des services, notamment en centre ville, et il est impossible de laisser à l'abandon ces friches construites qui peuvent atteindre plusieurs centaines de milliers de mètres carrés ;

- toutefois, le réemploi des emprises foncières libérées par les usines nécessite un investissement de dépollution, de reverdissement et de remplacement des réseaux, sans compter que des offres foncières et immobilières rénovées sont à créer de toute pièce avant d'accueillir de nouvelles entreprises ;

- en outre, pour rendre accueillants les centres villes et l'habitat, un processus long et coûteux de réhabilitation urbaine doit être engagé ;

- le fossé culturel, politique ou social séparant les villes industrielles des agglomérations tertiaires proches doit être comblé au nom d'un intérêt général régional ; à cet égard, l'adhésion progressive des élites locales à un processus de transformation est une des conditions de la réussite.

Pour faire face à ces crises industrielles de grande ampleur, de nombreux outils, budgétairement coûteux, ont été institués par l'Etat , avec des résultats généralement considérés comme satisfaisants.

1. Le traitement des grandes crises industrielles a mobilisé l'Etat

Le dispositif mis en place dans les années quatre-vingt mobilisait des acteurs aux niveaux central (la DATAR, le ministère de l'économie) et déconcentré (préfectures de région et de département, services des ministères de l'équipement, de l'industrie, du travail, etc.), des entités locales (établissements fonciers, sociétés d'économie mixte) et des sociétés de conversion relevant des entreprises publiques concernées. Des outils spécifiques ont pu en outre être créés localement.

Ainsi, en Lorraine, la nomination de M. Jacques Chérèque, responsable syndical national de la CFDT et issu de la sidérurgie régionale, dans une fonction ad hoc de Préfet délégué au redéploiement industriel de la Lorraine, a illustré le recours par l'Etat à l'administration de mission. Par son autorité, le Préfet délégué a assuré, sur chaque bassin touché et à l'échelle de la région, la réussite des processus de reconversion des hommes, des entreprises et des territoires. De plus, un instrument financier dédié, le Fonds d'industrialisation de la Lorraine, a été créé en 1984 pour coordonner la politique de soutien budgétaire nationale.

Ce dispositif global était adapté aux crises sectorielles (défense, sidérurgie, mines) touchant de très grands établissements publics dans des bassins industriels semblables.

a) Des outils de reconversion nombreux et spécifiques

La mise en oeuvre des reconversions locales s'est appuyée sur des structures locales de l'Etat et des entreprises publiques en restructuration. Le soutien public s'est organisé au moyen de cinq types d'outils chargés chacun de répondre à une problématique particulière soulevée par les restructurations industrielles .

Les outils d'aménagement avaient pour objet le traitement des friches, la requalification des sites et le pré-aménagement de nouvelles zones d'activités. Par exemple, l'établissement public de la Métropole Lorraine a pu acquérir les sites industriels délaissés que des communes isolées n'auraient été en mesure ni d'acheter, ni de dépolluer, ni de réaménager.

Les outils immobiliers que sont les sociétés d'économie mixte régionales ou d'habitat social avaient pour fonction la transformation de l'habitat et la création de locaux d'activité.

Les cellules de reclassement des personnels étaient chargées de solliciter les employeurs locaux et d'aider les projets d'essaimage, avec l'aide des cadres des entreprises en restructuration.

L' appui financier aux projets endogènes et exogènes était assuré par les sociétés de conversion . Celles-ci ont joué un rôle décisif, à la fois par leur capacité à engager, en complément ou à la place du secteur bancaire, des financements dans les entreprises en création, en extension ou en difficulté, et par l'implantation, dans chaque bassin touché, de chargés d'affaires. L'offre de fonds propres sans prise de garantie à des taux faibles s'est avérée être un facteur de localisation de projets pour des entreprises de toutes tailles. Le fonctionnement souple de ces sociétés de conversion a permis de soutenir des projets en amont de la création d'entreprises et présentant des risques élevés (matériaux composites, parcs de loisirs...), contreparties de la recherche de résultats rapides et importants.

Enfin, l'ensemble de ce dispositif était complété par les comités de bassin d'emplois , outils de concertation et de promotion économique intercommunale dont le démarrage était soutenu par l'Etat. Ces comités avaient pour objet d'associer les acteurs économiques locaux aux actions de reconversion et, par l'intermédiaire d'associations locales de développement, d'assurer des services de proximité comme l'accueil de créateurs d'entreprise, la gestion de pépinières et l'évaluation de projets.

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