Mme Christiane BERKANI
Juge d'instruction à Paris pour les
mineurs
Mme BERKANI -
Monsieur le président, je suis
juge d'instruction à Paris, exclusivement spécialisée dans
les dossiers de mineurs victimes mais également de mineurs
délinquants. Dans cette double approche de la confrontation entre la
Justice et les mineurs, je suis frappée par le fait que, depuis plus de
cinquante ans, nous sommes persuadés que la procédure
pénale doit être adaptée aux plus jeunes d'entre les
justiciables. Mais cette évidence n'est faite que pour les mineurs
délinquants par le biais de l'Ordonnance du
2 février 1945.
C'est seulement aujourd'hui, pratiquement à l'aube de l'an 2000,
qu'arrive enfin l'émergence du statut de l'enfant victime,
c'est-à-dire l'adaptation des règles de procédure
pénale aux plus jeunes de nos victimes.
Nous le constatons en permanence dans nos cabinets puisque nous recevons des
enfants extrêmement jeunes qui sont en état de grande souffrance
pour devoir raconter et répéter les choses abominables qui leur
sont arrivées.
Il est déjà difficile pour un adulte, de parler de son
intimité, de sa vie sexuelle ; imaginez ce que cela peut être pour
un enfant, quelquefois un enfant qui n'a même pas idée
véritablement de ce qui lui est arrivé. Il n'empêche qu'il
devra le dire, le répéter et le redire encore, avec de plus en
plus de détails. De surcroît, si les mineurs délinquants
ont affaire aux juges, il faut savoir que les plus jeunes des mineurs
délinquants ont affaire au juge des enfants et non pas au juge
d'instruction. Les juges d'instruction n'ont affaire qu'aux plus
âgés de ces mineurs délinquants, alors que les victimes
mineures, aussi jeunes soient-elles, vont se retrouver dans le cabinet d'un
juge d'instruction qui est en recherche de la manifestation de la
vérité, c'est-à-dire une quête qui peut être
extrêmement difficile à vivre pour la victime, quel que soit son
âge.
L'apport véritablement majeur de ce texte dans notre droit positif est
cette considération du statut de l'enfant victime en procédure
pénale. Je rejoins en cela parfaitement les réflexions que
faisait ma collègue juge des enfants à ce niveau.
Cela étant, un véritable statut de l'enfant victime
nécessite une approche globale, et le texte actuel a le mérite
d'être plus complet que le précédent puisqu'il y a
davantage de dispositions qui dessinent les contours de ce statut. Je ne les
énumérerai pas, je voudrais au contraire vous dire ce qui me
paraît manquer dans cette approche.
J'ai noté avec grande satisfaction que l'administrateur ad hoc devient
une obligation quand on constate que les intérêts du mineur ne
sont pas complètement assurés par les parents. C'est une
évidence, il fallait que cela devienne obligatoire pour le juge et que
cela ne soit pas laissé à la discrétion des magistrats. En
tout état de cause, cette avancée est notable, mais il reste un
grand absent dans ce texte : l'avocat de l'enfant, tout simplement.
Je fais ce parallèle parce qu'un mineur délinquant a droit
à un avocat dès la première heure de sa garde à vue
suivant son âge. Un mineur délinquant ne peut pas être
auditionné, interrogé sans un avocat présent, alors qu'un
mineur victime peut être entendu par un juge seul dans son bureau.
Mme Vignaud indiquait qu'il faut absolument la présence du parent si
possible ou au moins d'un tiers. Je ne suis pas d'accord avec l'argumentation
développée par Mme Vignaud sur cette présence. La
logique du juge des enfants n'est pas la même que la logique du juge
d'instruction : la logique du juge des enfants est celle d'une protection
; c'est le but et l'objectif. La logique du juge d'instruction est, certes, de
ne pas malmener les parties en présence, mais c'est aussi une recherche
de la manifestation de la vérité. Or, la parole de l'enfant n'est
pas du tout la même quand son parent est présent, même si
son parent n'est pas l'auteur des faits, bien entendu. Tout simplement parce
que, dès lors que l'on est dans la sphère sexuelle, un enfant va
oser dire, jusqu'au bout de leur horreur, à un policier, à un
juge, à un psychologue, à un avocat ou à un
éducateur les choses qui lui sont arrivées, alors qu'il n'osera
pas les dire devant son père ou sa mère. Un enfant qui a subi une
pénétration sexuelle aura un mal fou à oser dire cela
à son parent ; il essaiera d'en dire le moins possible. Cela, on
l'observe systématiquement.
D'autre part, nous sommes quelquefois confrontés à un autre
problème : la suspicion d'allégation mensongère,
à savoir si l'enfant nous dit ou non la vérité. Si le
parent - qui est certes son protecteur naturel mais qui peut, par exemple dans
le cadre d'un dossier de divorce aigu, être l'adversaire de celui qui est
suspecté - est présent, comment saura-t-on quelle est la parole
libre de l'enfant si cette présence - certes rassurante sur le plan de
la protection et sur le plan psychologique - est imposée en
permanence ?
Sur le plan de la procédure pénale, il me paraît essentiel
que l'enfant soit en permanence protégé lorsque sa parole
s'exprime, mais il ne faut pas qu'il le soit par quelqu'un qui n'est pas neutre
par rapport à cette parole.
Par conséquent, je rejoins l'intervention de M. Boulay quand il
demandait que les juges disent rapidement aux victimes quels sont leurs droits
et leurs possibilités. Voilà le rôle de l'avocat.
Voilà pourquoi il conviendrait d'opérer un parallélisme
des formes dans l'adaptation de la procédure pénale entre le
mineur délinquant et le mineur victime. Il faut que le mineur en
procédure pénale ait toujours un avocat à ses
côtés, qu'il soit victime ou délinquant, mais il faut que
l'avocat soit là. Or, cela, je ne l'ai pas du tout trouvé dans le
texte ! J'aurais peut être souhaité que le projet de loi
prenne en compte cette nécessité de l'avocat de l'enfant.
Un dernier mot pour dire que l'avocat de l'enfant n'est pas l'administrateur ad
hoc, pas plus d'ailleurs qu'il n'est l'accompagnant de l'enfant. Je partage la
réflexion qui a été faite à ce propos.
L'accompagnement de l'enfant au travers de la procédure peut se faire
par le parent, par un administrateur ad hoc, par un éducateur, par un
psychologue. L'avocat, lui, n'est pas un accompagnant ; l'avocat est une
présence juridique permanente auprès de l'enfant.
Il faut savoir que, avec administrateur ad hoc ou pas, l'administrateur ad hoc
ne sera pas présent dans nos cabinets quand nous entendrons l'enfant.
L'enfant peut fort bien avoir un administrateur ad hoc, ce dernier ne sera pas
dans notre cabinet quand nous ferons l'audition. En revanche l'avocat y sera
obligatoirement, d'où l'intérêt de la présence de
l'avocat.
D'autre part, si l'avocat est introduit dès les premiers actes de la
procédure pour les mineurs délinquants, pourquoi un mineur
victime n'aurait-il pas droit à voir un avocat dès qu'il
révèle des faits dont il a été victime ? Cet
avocat permettrait de répondre à la préoccupation des
victimes, c'est-à-dire une préoccupation pédagogique
d'explication des droits, de ce qu'il faut faire et de ce qu'il ne faut pas
faire. Voilà ce que je voulais dire concernant ce grand absent, à
mes yeux, dans ce projet de loi, à savoir l'avocat de l'enfant.
Je voudrais revenir très brièvement sur l'audition vidéo.
Nous, juges d'instruction, sommes préoccupés par la
multiplicité des auditions d'enfants victimes. On estime que l'enfant
est entendu au moins une dizaine de fois sur les faits qu'il a subis ; et
encore, ce chiffre est-il sans doute sous-estimé.
L'avantage de la vidéo permet sans doute d'éviter la comparution
permanente de cet enfant à toutes les étapes de la
procédure. Un autre avantage à la vidéo réside dans
le fait que, quelquefois, l'enfant, surtout l'enfant très jeune, exprime
les faits, non seulement avec des mots, mais aussi avec des gestes, avec des
mimiques, avec des attitudes. Il est très difficile de retranscrire,
dans un procès-verbal, ces attitudes, ces mimiques, ces gestes,
même si l'on s'efforce de mentionner que l'enfant se met à
pleurer, se prostre sur sa chaise, fait un geste d'étranglement ou un
geste de va-et-vient avec sa main droite.
L'avantage de la vidéo est de montrer l'enfant tel qu'il exprime sa
douleur au moment de sa déposition. Cela étant, je rejoins
parfaitement les inquiétudes exprimées par M. Boulay :
l'image n'est pas neutre. Le choc des images, c'est quelque chose.
L'interprétation des images est très importante, et elles ne
doivent pas être utilisées ni projetées à des gens
qui ne sont pas formés à les recevoir.
L'image permet l'interprétation, et il ne faut pas que cette
interprétation se retourne contre le mineur. Par conséquent, si
l'on veut aider le mineur par la vidéo, il ne faut pas prendre des
mesures qui risquent de se retourner contre lui en fin de compte.
C'est pourquoi je rejoins les point de vue exprimés ce matin par mes
collègues du parquet : la vidéo doit être un outil
réservé aux professionnels. Cela ne doit pas être une
obligation systématique parce que ce n'est pas adapté à
tous nos dossiers ni à tous les cas de figure. Cela ne doit rester
qu'une possibilité pour nous, que l'on adapte parce que ces dossiers
exigent constamment que l'on s'adapte aux faits et aux victimes. Pour pouvoir
s'adapter, il faut donc éviter d'entrer dans un système de
contrainte procédurale.
En revanche, il convient d'élargir cet outil à tous les cas de
maltraitance, et pas seulement aux cas de maltraitance sexuelle. Dans le
domaine de la maltraitance, il y a la maltraitance sexuelle mais il y a aussi
tout le reste. Dans le domaine de la maltraitance physique, nous voyons des
enfants qui sont gravement et durablement traumatisés, au point que leur
parole ne peut pas s'exprimer pendant des années. Pourquoi seraient-ils
exclus de ces dispositions qui concernent leur statut de mineurs en
justice ?
Je rejoins la préoccupation de mes collègues du parquet sur le
fait que les enregistrements vidéo ne doivent en aucune façon
pouvoir circuler dans les palais de justice. L'image est quelque chose de
dangereux, l'image est surconsommée dans notre société
actuelle. A l'évidence, si les images circulent dans les palais, elles
circuleront hors des palais ; si elles circulent hors des palais, on aura alors
atteint un objectif totalement contraire à celui que l'on recherche
aujourd'hui, c'est-à-dire la protection des plus jeunes victimes.
Pour terminer, j'ajouterai que j'ai vu autre chose dans ma pratique, et qui
n'est pas du tout évoqué dans le projet de loi : je veux
parler de la qualification criminelle de viol qui est au centre de ce projet de
loi.
On a beaucoup parlé de viols, d'agressions sexuelles, d'atteintes
sexuelles. Quels sont les éléments constitutifs du viol ?
Les éléments constitutifs du viol, c'est : " l'acte de
pénétration sexuelle de quelque nature qu'il soit, commis sur la
personne d'autrui par menace, contrainte, violence ou surprise. "
Article
202-23 du Code pénal, sauf erreur de ma part.
Cette rédaction datant des années quatre vingt a fait l'objet
d'interprétations restrictives dans les tribunaux en raison de sa
rédaction. C'est " sur la personne d'autrui ", qui pose
problème. Chez certains parquetiers, certaines juridictions, certains
juges d'instruction et certains tribunaux en cour d'Assises, on en a
déduit que la " pénétration sur la personne
d'autrui " implique que ce soit l'agresseur qui pénètre la
victime ; il faut que ce soit l'organe de l'agresseur qui soit
pénétrant.
Les membres éminents de cette commission ne m'en voudront pas, mais je
vais mettre les deux mains dans la boue pour vous expliquer clairement ce que
cela implique. Cela nous pose un problème pour la fellation. Depuis
longtemps, la fellation est considérée par la chambre criminelle
de la cour de Cassation comme un viol. Mais il s'agit - et toute la
jurisprudence existe en cette matière - de la fellation que se fait
faire l'agresseur. C'est-à-dire que le sexe de l'agresseur rentre dans
la bouche de l'enfant. " Pénétration sur la personne
d'autrui ", pas de problème, c'est le viol, article 222-23. Mais il
faut savoir que dans les agressions commises sur les mineurs - notamment dans
tous les dossiers de pédophilie - c'est le contraire qui est le plus
courant, c'est-à-dire que l'agresseur fait une fellation à
l'enfant, auquel cas, ce qui pénètre, c'est le sexe de l'enfant
dans la bouche de l'agresseur. Moyennant quoi, certains juristes
considèrent, par interprétation restrictive de l'article 222-23,
que ceci ne peut être qualifié de viol mais d'agression sexuelle.
Cette interprétation n'était pas dans l'esprit du
législateur de l'époque. J'ai cherché dans les
débats parlementaires de l'époque selon la bonne vieille
méthode exégétique, et je n'ai pas trouvé une telle
distinction, à savoir que le législateur aurait volontairement
voulu distinguer ce que l'on appelle la fellation active de la fellation
passive.
Je passe sur les détails, mais le problème existe aussi sur la
sodomie que l'agresseur se fait faire par l'enfant. Cela existe.
Le problème est que sur le plan psychique, une fellation faite ou une
fellation subie, que l'enfant prenne le sexe de l'agresseur dans sa bouche ou
que l'agresseur prenne le sexe de l'enfant dans la bouche, les
dégâts sont les mêmes. Cette distinction-là est
vraiment celle de juristes qui, sur le plan psychologique et psychique,
n'existe pas.
D'autre part, sur le plan de l'exégèse du texte, on ne peut que
constater que cette distinction n'a pas été voulue par le
législateur. Il faut savoir que nous n'avons pas de jurisprudence dans
ce domaine. Nous travaillons donc dans l'à peu près. Cela
signifie qu'il y a des variations de politique pénale d'un tribunal
à l'autre : des enfants victimes de fellation se voient
considérés comme victimes de viol dans telle région, et
comme victimes d'agression sexuelle dans telle autre.
Plus grave encore, cela veut dire que les mêmes faits, qualifiés
" viol " ne seront pas prescrits, et qualifiés
" agression sexuelle ", seront considérés comme
prescrits. Nous sommes constamment confrontés à ce
problème.
Cela veut dire que des agresseurs, suivant que l'on considère
l'interprétation restrictive de la loi, vont être poursuivis et
condamnés au criminel pour un fait, alors que, dans un tribunal voisin,
un agresseur qui aura commis le fait identique, se verra, lui,
écarté de l'application de la loi pénale au
bénéfice de la prescription tout simplement.
Cela signifie qu'en termes de politique pénale, cela a des
conséquences redoutables dans notre pratique quotidienne. Il faut savoir
qu'un très grand nombre de pédophiles passent à l'acte par
fellation imposée à l'enfant. Nous sommes constamment dans cette
problématique-là.
Je souhaiterais que votre éminente commission se penche sur cette
question parce qu'il n'y a pas de jurisprudence. Pour indication, un
arrêt du 30 septembre 1997 de la chambre d'accusation de Paris vient de
dire que la fellation imposée à un enfant est un viol. Cet
arrêt du 30.09.1997 fait l'objet d'un double pourvoi : un pourvoi du
parquet général dans l'intérêt de la loi et un
pourvoi de l'agresseur qui préférerait se voir reprocher un fait
correctionnel plutôt qu'un fait criminel.
Il n'empêche que la chambre criminelle de la cour de Cassation n'a jamais
statué sur ce problème auquel nous sommes constamment
confrontés.
Modestement, je propose donc que l'on réfléchisse à la
définition du viol, par le biais de cet article 222-23, en disant que :
" le viol est un acte de pénétration, de quelque nature
qu'il soit, commis par violence, menace, contrainte ou surprise " et
qu'on
enlève " sur la personne d'autrui ". Finalement, que
signifie
" sur la personne d'autrui " ? Que l'on ne peut pas se
violer
soi-même, certes, mais " sur la personne d'autrui " ne doit
pas
vouloir dire ou écarter ce que l'on appelle la fellation passive par
rapport à la fellation active.
M. le PRÉSIDENT
- Je vous remercie, madame.
M. DREYFUS-SCHMIDT
- Monsieur le président, Mme le juge a fait
une démonstration tout à fait brillante et convaincante au moins
d'une chose : peut-être a-t-on eu tort d'étendre, en 1980, la
notion de viol, ce qui fait que l'on ne sait plus de quoi on parle. Une autre
solution serait d'enlever les mots " de quelque nature que ce
soit ",
de manière que l'on sache que le viol est le viol tel qu'on l'entendait
avant, et que les atteintes sexuelles sont les atteintes sexuelles. C'est aussi
une solution.
Mme Berkani
- C'est surtout " sur la personne
d'autrui " qui
est gênant. " Sur " signifie qu'il faut que la
pénétration soit dans le sens agresseur - agressé.
M. DREYFUS-SCHMIDT -
J'ai bien compris, mais on peut penser aussi, vous
le savez comme moi, qu'avant 1980, le viol, c'était la
pénétration par les parties sexuelles et non pas par un crayon ou
un autre objet.
M. BADINTER
- Monsieur le président, à propos de
l'enregistrement audiovisuel, j'ai été très
intéressé par ce qu'a dit Mme Berkani. J'aimerais avoir son
sentiment. Il est évident que l'enregistrement audiovisuel emporte avec
lui une force émotionnelle considérable. J'ai eu l'occasion de le
vérifier, notamment aux Etats-Unis, en voyant l'influence qu'un
enregistrement audiovisuel pouvait exercer sur les jurés.
L'enfant étant victime d'un majeur, par conséquent la
procédure va se dérouler devant la cour d'Assises ordinaire.
J'imaginais dès ce moment-là, l'impression que la projection en
cours d'audience de l'enregistrement audiovisuel produirait sur les
jurés. Elle serait très supérieure d'une certaine
manière, ou risquerait de l'être, à celle que produit la
déposition de l'enfant, qui est déjà considérable
et que l'on essaie d'entourer de toutes les précautions. C'est un
problème qui, à cet instant, me paraissait devoir être
examiné de près.
Peut-on concevoir, peut-on envisager d'admettre, si l'enfant est
présent, la projection aux jurés dans une cour d'Assises de
mineurs d'un enregistrement tel quel ? Ce n'est pas une petite affaire, il
faut y réfléchir de très près.
Mme BERKANI
- Effectivement, je crois qu'il faut y
réfléchir de très près parce que l'impact de
l'image est quelque chose de redoutable et peut laisser la porte ouverte
à n'importe quelle attitude.
A mon sens, il y a du pour et du contre. Nous déplorons quelquefois que
les enfants soient obligés de comparaître à l'audience.
Comparaître à l'audience, surtout quand il s'agit d'une cour
d'Assises, implique d'avoir face à soi douze personnes, douze paires
d'yeux : l'agresseur sur votre droite, éventuellement les avocats de
l'agresseur ; tout ce que va avec la cour d'Assises. C'est effroyable, à
tel point que certaines législations permettent d'entendre l'enfant,
mais en pièce séparée, par rapport à la juridiction
" en fonctionnement ", si je puis dire.
En tout état de cause, la vidéo pourrait éventuellement
permettre d'éviter la présence de l'enfant à l'audience -
c'est un avantage - avec, quand même, l'avantage pour la juridiction de
voir l'enfant...
M. BADINTER
- Pardonnez-moi, cela me paraît impossible, tout
simplement au regard de l'exercice des droits de défense, de la
procédure orale de la cour d'Assises. (assentiment de Mme Berkani)
Comment voudriez-vous, alors que l'essentiel va reposer sur les
déclarations de l'enfant, qu'on lui substitue un enregistrement
audiovisuel que, par définition, on ne peut pas interroger ? C'est
impossible au regard du principe de la procédure elle-même.
Mme BERKANI
- Effectivement, uniquement la vidéo, oui.
Mme VIGNAUD
- Il y a d'autres inconvénients que l'on n'aborde pas
suffisamment. Il y a eu beaucoup de travaux autour de la parole de l'enfant.
Certains pédopsychiatres disent qu'il est très dangereux, pour
l'enfant lui-même, de figer sa parole dans quelque chose : il a
parlé et plus rien ne bouge.
Là aussi, on a à réfléchir et à se poser la
question concernant l'enregistrement vidéo : quel serait son sens, son
utilité ? Son utilité est pour l'enfant - on le pose comme
tel - afin d'éviter qu'il soit réentendu. Mais dans le projet de
loi, tel qu'il est, et dans la pratique de certains tribunaux comme Bordeaux,
on a évité la multiplication des actes, on a évité
des confrontations. Il me semble que cet instrument peut être dangereux,
à terme, pour l'enfant.
M. BADINTER
- Si vous me permettez, monsieur le président, a-t-on
déjà réalisé de tels enregistrements dans la
pratique ?
Mmes VIGNAUD et BERKANI
- Oui.
M. BADINTER
- En a-t-on à Bordeaux ?
Mme VIGNAUD
- A La Réunion.
M. BADINTER
- Pourrait-on en avoir un ? La commission pourrait-elle
le regarder ?
Mme VIGNAUD
-: Oui. A La Réunion, une expérience
appelée " Mélanie " s'inspire du modèle
anglo-saxon. C'est très développé aux Etats-Unis et au
Canada. Je crois que le tribunal de Saint-Denis travaille de cette
façon. La Chancellerie connaît bien cette expérience.
Mme BERKANI
- Sans aller jusqu'à La Réunion, la brigade de
protection des mineurs de Paris a réalisé des enregistrements
vidéo à titre expérimental il y a quelques années,
uniquement pour la maltraitance non sexuelle. A ma connaissance, il y en a
trois ou quatre qui ont été réalisés. A partir de
la mi-novembre, d'autres expérimentations doivent recommencer à
la BPN de Paris.
M. BADINTER
- En matière sexuelle aussi ? (Assentiment de
Mme Berkani) Monsieur le président, cela vaudrait la peine d'en voir
une.
M. le PRÉSIDENT
- C'est une démarche que nous pouvons
faire. Malgré tout, je me pose le problème de
l'intérêt de l'enregistrement pour l'enfant. Pour les droits de la
défense, il y a quand même deux hypothèses : une
hypothèse dans laquelle l'accusation de l'enfant est extrêmement
vraisemblable, et même à la limite, il y a une reconnaissance des
faits par l'accusé. Puis, il y a l'autre hypothèse - elle n'est
pas exclue, nous le savons bien - dans laquelle l'enregistrement vidéo
ne fait que traduire le mensonge de l'enfant...
M. DREYFUS-SCHMIDT
- Comme pour tous les témoins.
M. le PRÉSIDENT
- Nous le savons, c'est rare, mais cela existe.
Nous avons eu l'occasion de le constater : l'enfant ment de A à Z,
poussé par sa mère. Cela existe, vous savez. Pour faire
reconnaître que c'est une affabulation et que cette affabulation est le
résultat d'une machination. ! J'ai un cas très précis
en mémoire du résultat d'une affabulation, donc d'une
machination, avec reconnaissance de non-culpabilité, dans le cadre
même de la procédure. Là, il y a un problème.
Mme BERKANI
- A propos de l'utilisation de la vidéo dans les
systèmes, notamment canadiens, qui ont été
transposés à La Réunion depuis 1992, il faut quand
même savoir que l'enregistrement vidéo n'est qu'une partie de tout
un processus qui concerne la parole de la victime. La vidéo est un outil
qui permet ensuite de faire ce que l'on appelle une expertise de
crédibilité, qui est faite par des experts psychologues
formés à une technique particulière. Cette expertise de
crédibilité repose sur dix neuf critères
" scientifiques " dégagés par la recherche.
On considère en effet qu'entre un enfant qui ment et un enfant qui ne
ment pas, ou un enfant qui a réellement vécu un fait et un enfant
qui ne l'a pas vécu, il y a des différences qu'on va retrouver
dans le discours et dans l'image. L'enregistrement vidéo de l'enfant
sert ensuite à cet expert qui intervient par après et qui fait
l'expertise de crédibilité, sans réentendre l'enfant dans
tout le détail. Il se sert de la vidéo.
Alors que dans le système tel que nous l'avons en projet en France, nous
n'avons qu'un bout de ce système parce que nous n'avons pas, pour
l'instant, les techniques d'examen de crédibilité tel que les
nord-américains le conçoivent. Nous n'avons pas de psychologues
formés ; les premiers psychologues français à être
formés à ces techniques sont en cours de formation, en cours
d'études en quelque sorte. Nous n'avons pas ces psychologues à
l'image de ceux qui exercent au Canada ou qui ont été
formés à La Réunion par le Canada. Nous n'avons encore
qu'une partie du processus.
Mme VIGNAUD
- Parlant des mineurs victimes d'abus sexuels, je ne
voudrais pas que l'on termine sur ce que l'on appelle l'expertise de
crédibilité.
Dans la réalité judiciaire, on assiste le plus souvent à
des classements sans suite de procédures concernant les auteurs de ces
faits. Dans cette affaire, la difficulté réside dans le fait que
nous sommes confrontés à deux types d'intérêts,
aussi importants l'un que l'autre : la défense et l'agresseur.
Nous ne pouvons pas, juristes que nous sommes, évacuer d'un revers de la
main cette question des garanties procédurales apportées à
un auteur et à ses accusateurs. La question des droits de la
défense est donc fondamentale. Par ailleurs, nous sommes un nouveau
mouvement pour faire émerger la victime, la grande oubliée du
procès pénal...
M. DREYFUS-SCHMIDT
- Il y a quand même la partie civile !
Mme VIGNAUD
- Il faut quand même voir comment sont traitées
les victimes à l'audience correctionnelle. Vous disposez de dix secondes
pour demander des dommages-intérêts etc. Peu importe, ce n'est pas
le débat.
M. DREYFUS-SCHMIDT
- Il y a de très bons avocats de la partie
civile !
Mme VIGNAUD
- C'est vrai, heureusement, mais quand ils n'ont pas
d'avocat, c'est terrible pour eux, cela va très vite.
Pour les mineurs victimes, il s'agit de leur faire un statut et de le
revendiquer. C'est un mineur qui, en même temps, accuse ; ce n'est
pas facile. Il faut aussi donner des garanties à l'auteur des faits.
Mais on s'aperçoit que le mineur victime n'a pas de statut reconnu, en
tout cas aujourd'hui, et qu'il faut l'affirmer.
Sur les expertises de crédibilité, je connais d'éminents
pédopsychiatres, et je demande que l'on fasse attention ! Pour ma
part, je n'ai jamais eux le culte de l'expertise anglo-saxonne, qui me
paraît être quelque chose de l'ordre de la manipulation, où
l'expert-psychologue devient un auxiliaire de justice dans le cadre de
l'enquête de flagrance ou préliminaire. Je ne pense pas que
beaucoup d'experts français souhaiteraient travailler de cette
manière. Ce n'est pas forcément la vocation première d'un
thérapeute d'être là pour expertiser la
vérité de la parole d'un enfant.
Parler de ces affaires est extrêmement difficile. C'est vrai qu'un
contentieux se développe actuellement sur ce que l'on appelle les
allégations d'abus sexuels en matière familiale. Nous, juges et
avocats, faisons attention à ne pas nous laisser manipuler, et c'est
vrai que c'est très difficile. Tout de même, le gros des affaires
- sachons-le - dans notre pays et ailleurs, c'est quand même l'inceste,
l'agression sexuelle. Il est très dur pour une enfant d'accuser son
père. Sachez que les adolescentes de 15 - 16 ans sont très
rarement là pour faire tomber leur père. Parler, c'est
l'effondrement familial. J'en terminerai ici.