LES MEMBRES DU GOUVERNEMENT
Mme Elisabeth GUIGOU
Garde des Sceaux, Ministre de la
Justice
M. le PRÉSIDENT
- Madame le Garde des Sceaux, au
nom de la commission des Lois, je vous souhaite une très cordiale
bienvenue. En substance, je vous explique brièvement ce que nous avons
fait ce matin.
Nous apportons une très grande attention au texte que vous nous avez
proposé au nom du Gouvernement. Avant de vous entendre, nous avons
souhaité procéder à des auditions qui nous ont
apporté beaucoup. Nous avons eu la chance d'avoir, cette fois, des avis
contradictoires qui nous permettent d'échapper à tout reproche de
monolithisme, tout au moins entre nous.
Nous avons entendu successivement des psychiatres, des représentants du
parquet, le procureur de la République, M. Hameau, des
spécialistes de l'intervention en milieu carcéral, M. Pascal
Faucher et le Dr Balier. Nous avons également entendu des membres du
corps enseignant, parce que nous considérons que l'action de l'Education
nationale peut être extrêmement importante : Mme Leroy-Hyest,
médecin-conseiller dans la Seine-Saint-Denis, M. Devis, proviseur du
lycée Pothier à Orléans, puis M. Boulay au nom des parents
de victimes. Ensuite, nous avons entendu des magistrats spécialement
chargés de la jeunesse : Mme Vignaud, juge des enfants à
Bordeaux, et Mme Berkani, juge d'instruction à Paris pour les mineurs.
Nous vous avons ainsi brossé un tableau aussi complet que possible de
nos travaux jusqu'à votre arrivée parmi nous pour
compléter notre information.
La parole est à Mme le Garde des Sceaux.
Mme Elisabeth GUIGOU, Garde des Sceaux, ministre de la Justice
-Monsieur
le président, je vois avec intérêt que nous avons
consulté à peu près les mêmes personnes, ce qui - je
l'espère - sera un gage de cohérence de nos débats. Je ne
serai pas très longue dans ce propos introductif, d'abord parce que ce
texte a déjà été présenté au
Parlement, et qu'il vaut sans doute mieux essayer d'en approcher les points
susceptibles de faire l'objet de discussions.
A l'évidence, nous sommes devant un sujet extrêmement grave. C'est
bien parce qu'il y a une attente forte dans notre pays que le Gouvernement
auquel j'appartiens a décidé de proposer à nouveau, et
sans tarder, au Parlement la discussion d'un projet de loi sur les atteintes
sexuelles. Ce projet avait déjà été
déposé par mon prédécesseur, M. Toubon, et celui
que je présente reprend l'architecture générale du projet
de mon prédécesseur.
Néanmoins, j'ai tenu à prendre en compte le débat
parlementaire et le débat public qu'a inspiré le projet
déposé par mon prédécesseur. J'ai également
souhaité ajouter certaines dispositions qui me paraissaient devoir
compléter le précédent projet.
Les modifications concernent essentiellement le suivi des délinquants
sexuels ; les ajouts concernent la protection des mineurs victimes ;
et l'élargissement des infractions concernent les délits de
nature sexuelle et le bizutage. Je reviendrai sur ces questions pour expliciter
mon raisonnement et mon point de vue sur ces sujets qui ont déjà
fait l'objet de débats approfondis.
Sur le contrôle et le suivi des délinquants sexuels, le but est
bien entendu de limiter la récidive, sachant que tous les experts que
j'ai consultés m'ont confirmé que l'on ne peut jamais être
sûr à cent pour cent que la récidive n'interviendra pas.
A ce propos, je voudrais faire une remarque préalable, dont je me suis
d'ailleurs entretenue avec votre rapporteur il y a quelque temps, et que
m'inspirent les débats qui on eu lieu à l'Assemblée
nationale. Ces crimes sont d'autant plus horribles qu'ils touchent des victimes
particulièrement fragiles : les enfants. Devant de tels crimes, on peut
être tenté de prendre toutes dispositions pour que, jamais plus
cela ne puisse se reproduire. Il faut avoir l'honnêteté
intellectuelle et morale de dire que si l'on pousse trop loin ce raisonnement -
certains députés à l'Assemblée nationale l'ont fait
- on suggère à nouveau le recours à la peine de mort ou
à la généralisation de peines incompressibles. Il faut
être extrêmement attentifs à ce type de dérive.
Je le signale en préalable, parce que cela m'a frappée lors du
débat à l'Assemblée nationale. Le Gouvernement auquel
j'appartiens ne se situe pas dans cette perspective. La question qui est donc
posée - que d'ailleurs la grande majorité des élus qui
sont intervenus à l'Assemblée nationale se pose, quels que soient
leurs groupes politiques - est donc de savoir comment on peut limiter la
récidive et comment on peut être aussi efficace que possible,
s'agissant de personnes vis-à-vis desquelles les experts, en particulier
les médecins, ont des analyses qui sont loin d'être simples ?
A cet égard, il nous a semblé que le projet
précédent comportait un défaut : il confondait la
peine et la thérapie. Ce défaut a été abondamment
souligné par les milieux médicaux qui avaient fait savoir, en
particulier les psychiatres, qu'ils ne voyaient pas comment, à rendre ce
type de thérapie obligatoire, on pouvait la rendre efficace sans un
minimum d'adhésion et de volonté de la personne concernée.
Plus prosaïquement, comment instituer une obligation dont l'application
dépend de la volonté du corps médical ? Si le corps
médical se refuse à appliquer une disposition, des injonctions ou
des obligations de thérapie, je ne vois pas comment on remplit le but
qui doit être le nôtre, à savoir la recherche d'une solution
qui fonctionne.
Face à ce blocage, j'ai, moi aussi, consulté de nombreux
spécialistes cet été, et nous avons recherché une
forme de suivi qui soit à la fois médical, mais aussi social et
judiciaire. En effet, de nombreux experts et médecins m'avaient
signalé que, quelquefois, certaines personnes ne sont pas accessibles
à un traitement médical.
Par conséquent, que se passe-t-il lorsque le traitement médical
n'est pas possible ? Dans le projet précédent, lorsque le
traitement médical n'était pas possible, il ne se passait plus
rien à la sortie de prison. Compte tenu de toutes ces
considérations, nous avons décidé que le suivi devait
être à la fois médical, social et judiciaire, commencer
à s'effectuer en prison - le débat parlementaire
précédent l'avait déjà prévu - qu'il puisse
continuer après, et que l'on marie injonction et incitation. Il ne
s'agit pas de laisser le choix à la volonté du condamné.
Ce sont des personnalités complexes que je ne veux pas qualifier,
n'étant pas médecin. Cela dit, on voit bien que l'incitation,
voire la pression, même s'il n'y a pas obligation, peut être
répétée.
Voilà donc le dispositif : tous les six mois, le juge d'application des
peines, pendant le séjour en prison, propose un suivi médical. On
ne peut l'imposer mais il est proposé de façon
répétitive. Il est intégré dans
l'appréciation qui sera portée par le juge d'application des
peines sur le comportement du condamné, avec d'autres
éléments d'ailleurs : indemnisation des victimes, comportement en
prison. A la sortie, ce suivi peut être poursuivi. Même s'il n'a
pas été prononcé au départ, ce suivi médical
peut être prononcé. Ensuite, il peut y avoir un suivi social, un
suivi judiciaire qui peut aller jusqu'à interdire à certaines
personnes d'être en contact avec des enfants ou de pratiquer des
professions qui les mettent en contact avec des enfants.
Il nous a semblé que c'était une façon de garantir - sans
assurance absolue - que la récidive n'interviendrait pas, de donner le
maximum de chances au traitement médical, de favoriser la meilleure
coopération possible entre médecin traitant, psychiatre et
magistrat dans la mise en application de ce suivi.
Deuxième grande disposition de ce projet : la protection des victimes.
Nous avons ressenti le besoin de nous pencher sur un statut des mineurs
victimes. Il est en effet paradoxal que notre Code pénal prévoie
un statut des mineurs délinquants et non pas des mineurs victimes. C'est
après un travail approfondi avec les associations
spécialisées dans la prise en charge des mineurs victimes que
nous avons décidé de proposer un certain nombre de dispositions.
Certaines figuraient déjà dans le projet de loi
précédent, comme la prescription. On les a affinées.
D'autres n'y figuraient pas.
Quelles sont ces dispositions principales ? Tout d'abord la prescription
dont le point de départ est différé jusqu'à la
majorité des victimes. Cette disposition était déjà
prévue. Nous avons rajouté que, pour les délits les plus
graves, la durée de la prescription soit portée à dix ans
et non plus seulement à trois ans comme c'est le cas pour les
délits.
Cela veut dire que sur la durée de prescription, les personnes pourront
continuer à dénoncer les violences, les infractions dont elles
ont fait l'objet pendant leur minorité jusqu'à l'âge de 28
ans lorsqu'il s'agit de crime ou de délit grave.
Autres dispositions : l'obligation que les victimes fassent l'objet d'une
expertise médico-psychologique pour pouvoir mieux apprécier la
nature et l'importance du préjudice ;
- que les soins prodigués aux mineurs de 15 ans soient remboursés
à cent pour cent ;
-que les mineurs victimes puissent être représentés par un
administrateur ad hoc lorsque leur tuteur ou leur représentant
légal ne peut pas exercer ce rôle. Quand on sait que 80 pour
cent des violences sexuelles ont lieu dans les familles, c'est effectivement
une question importante. Souvent, les parents, voire même la famille
élargie, ne peuvent, ou ne veulent pas assumer ce rôle de
protection ou d'expression des intérêts de l'enfant ;
- que les auditions ou les confrontations des mineurs soient limitées
strictement afin de ne pas aggraver le traumatisme. On sait qu'en cette
matière, lorsque l'on redit, souvent l'on revit ce que l'on a
vécu ;
- que lors des auditions, le mineur puisse être accompagné par une
personnalité qualifiée, qu'il s'agisse d'un éducateur,
d'un psychologue ou d'un proche ;
- que les auditions puissent faire l'objet d'un enregistrement audio ou
vidéo. Je dis bien l'un ou l'autre : cette partie du texte a
été modifiée à l'Assemblée nationale. A cet
égard, je présenterai un amendement du Gouvernement à
l'Assemblée nationale pour modifier le texte. Je crois qu'il faut
laisser la possibilité de n'avoir que des enregistrements sonores, parce
que certains enfants refuseront d'être filmés. Parfois aussi,
parce que l'on ne disposera pas forcément du matériel audiovisuel
sous la main.
Le texte aggrave la répression de certains infractions, comme la
corruption de mineurs, en cas d'utilisation d'un réseau de
téléinformatique, Minitel ou Internet.
Dernière catégorie de dispositions - je ne ferai que les
mentionner puisqu'elles ont déjà été abondamment
commentées : la possibilité de réprimer le
harcèlement sexuel. Cela figurait déjà dans le Code du
travail. On a une définition extensible, mais ce n'était pas le
cas dans toutes les situations que l'on peut rencontrer.
Le bizutage a donné lieu à de nombreux débats, et
nous-mêmes au ministère de la Justice, nous nous sommes
interrogés. Au-delà de ce qui existe déjà dans le
Code pénal, faut-il introduire de nouvelles dispositions ? Nous
avons fait l'analyse, après un travail très approfondi, que les
violences les plus graves intervenant au cours de bizutages, les violences
sexuelles caractérisées, pouvaient être
réprimées sur la base des dispositions existantes du Code
pénal. Néanmoins, certains types de violences - par exemple des
pressions collectives - n'étaient pas et ne pouvaient pas être
réprimés sur la base du Code pénal actuel.
Si vous le souhaitez, nous pouvons approfondir ce point dans la discussion.
Pour ma part, je me suis fait communiquer des exemples précis pour
pouvoir me déterminer.
Voilà, monsieur le Président, ce que je peux dire en introduction
sur ce texte.
M. le PRÉSIDENT
- Madame le Garde des Sceaux, nous vous
remercions de la présentation de ce texte. Il n'est pas besoin de dire
que nous avons prêté une extrême attention à ce que
vous avez dit.
Madame le Garde des Sceaux, j'adhère totalement à votre propos.
Vous avez indiqué qu'il s'agissait d'un problème grave auquel le
législateur devait apporter des solutions, que c'était un texte
fort. Nous le considérons comme tel. Vous nous avez dit aussi que c'est
un texte du Gouvernement, j'en suis bien persuadé. Mais enfin, je
suppose que, puisqu'il s'agit d'un texte du Gouvernement, tous les membres du
Gouvernement, quels qu'ils soient, adhèrent maintenant aux propositions
qui sont faites.
Mme Elisabeth GUIGOU, Garde des Sceaux, ministre de la Justice
- Bien
entendu.
M. JOLIBOIS -
Madame le Garde des Sceaux : une remarque
générale et une remarque plus ciblée. Concernant la
remarque générale, avez-vous actuellement des études
relativement affinées du nombre de magistrats que représenterait
(qu'impliquerait?) l'application normale de ce texte : le nombre de magistrats,
le coût; s'il y aurait dans toutes les juridictions le personnel
spécialisé d'assistance ? Vous savez que la commission des
Lois est légitimement préoccupée par le problème
des moyens de la Justice depuis un certain temps déjà ;
question que nous avions déjà abordée ensemble lorsque
j'ai eu le plaisir de vous rencontrer à propos de ce texte.
Deuxième question, plus ciblée : concernant l'article 50 nouveau,
je me préoccupe du problème que pose la création du
Fichier national destiné à centraliser les
prélèvements de traces et empreintes génétiques
etc. Cet article, à ma connaissance, a été introduit par
un amendement de l'Assemblée nationale, et le Gouvernement ne s'y
était pas opposé. Je crois que vous aviez indiqué que vous
vous renseigneriez, que vous prendriez contact avec la cnil pour savoir comment
cet article pouvait être compatible avec une jurisprudence
générale de la cnil, et surtout comment et jusqu'à quel
point ce fichier, pourrait être utilisé.
Troisième question ciblée : avez-vous pu approfondir la
question posée par l'application de ces textes pour les infractions qui
seraient commises à travers le réseau Internet ? Nous nous
sommes déjà entretenus de la difficulté du point
d'application pénale de ces délits très fugitifs commis au
travers d'un réseau Internet qui, par définition, est à la
fois international et quasi-secret dans certains cas.
M. DREYFUS-SCHMIDT
- C'est un point qui peut paraître de
détail mais je suis quelque peu choqué de la confusion entre
crime et délit. Il y en a déjà eu : on a vu des
délits qui sont devenus des crimes, on voit des crimes qui sont
correctionnalisés. Mais c'est la première fois que j'entends
parler de l'hypothèse d'une prescription criminelle pour un
délit. Encore une fois, c'est une détail, mais ou il y a
délit ou il y a crime, sinon plus personne ne s'y reconnaîtra si
l'on porte atteinte à des règles aussi simples et sacro-saintes
que celles-là.
Je voulais donc connaître le fondement de la chose. Tout de même,
en la matière, tout le monde accepte déjà que la
prescription ne parte que de la majorité - c'est déjà
quelque chose d'extraordinaire - mais si en plus on ajoute dix ans pour un
délit, cela fait vraiment beaucoup !
M. le PRÉSIDENT
- Je suis tout à fait d'accord avec vous,
mais on peut comprendre malgré tout que, dans ce domaine, après
la majorité - 18 - 21 ans - il y a un problème. Je reconnais
qu'il faut peut-être le trancher. Nous en reparlerons entre nous en
commission suivant les principes qui sont ceux que vous avez dits ou suivant
cette considération particulière qui se fonde sur des
données extrêmement psychologiques et difficiles : à 18
ans, on est majeur. On a trois ans pour se rappeler de ce qui s'est
passé à l'âge de 5 ou 6 ans.
M. DREYFUS-SCHMIDT
- Pour un délit en tout cas.
M. le PRÉSIDENT
- Pour un délit, bien sûr. Mais on
ne sait pas si c'est un crime.
M. BONNET
- Madame la ministre, pouvez-vous nous dire ce que vous pensez
de l'irruption de la vidéo dans un tel domaine ? Que pensez-vous de
l'introduction de la vidéo dans une instance judiciaire devant tout un
public qui pourra reprendre cela dans les médias, et plus
singulièrement dans certaines publications qui font appel aux instincts
les moins évocateurs de sentiments nobles ? C'est une chose qui,
pour ma part, m'épouvante, surtout dans un tel domaine.
M. HYEST
- Monsieur le président, il y a une tendance
générale à la multiplication des délits qui fait
que le Code pénal devient très compliqué. Vous nous avez
dit, madame le Garde des Sceaux, que vous vous étiez interrogée
sur le nouveau délit de " bizutage ". Vous nous avez dit que
c'est en fonction de situations qui ne sont pas couvertes par les dispositions
générales du Code pénal - qui sont effectivement des
violences de tous ordres - que vous avez été amenée
à retenir cette nouvelle incrimination.
J'aimerais connaître ces situations. On trouve une traduction de ces
situations dans un texte : atteinte à la dignité de la personne.
Quand on insulte une personne, on insulte sa dignité. Jusqu'où
va-t-on ? Le délit est précis et correspond à une
situation réelle. Ou alors ne risque-t-on pas d'avoir un texte qui ne
soit pas applicable, les attitudes en plus.
M. le PRÉSIDENT
- Quelqu'un souhaite-t-il encore prendre la
parole ?
M. BADINTER
- Monsieur le président, à propos des
problèmes juridiques très complexes, à mon sens, que pose
l'utilisation de tout enregistrement audiovisuel au regard des principes de
moralité des débats et au regard des droits de la défense,
ce n'est pas un question simple. Il faut y regarder de très près.
M. Bonnet a évoqué l'aspect émotionnel, le risque
d'impression, hors de la cour d'Assises elle-même ou du tribunal, pour un
mineur, de l'effet produit par une projection. Pour ce qui me concerne, c'est
tout à fait autre chose. Cela se situe au regard des exigences de la
procédure pénale, que ce soit la procédure criminelle ou
la procédure correctionnelle, s'agissant d'adultes, auteurs
d'infractions.
M. le PRÉSIDENT
- Oui, nous avons évoqué ce
problème tout à l'heure, madame. Nous nous sommes mis dans la
situation de défenseurs éventuels qui seraient face à une
déclaration mensongère enregistrée. Ce n'est pas
très fréquent, mais c'est possible.
L'auteur des propos est peut-être encore présent ; il nous a
été dit que c'était une situation que l'on pouvait dominer
techniquement, parce qu'il existait peut-être sur le marché
à venir des psychologues qui, à partir de 19 critères,
étaient tout à fait capables de détecter si ce qui
était dit était mensonger ou vrai.
On a eu un réflexe de retrait, les 19 critères nous ont quelque
peu surpris.
M. BONNET
- Dix neuf tests de crédibilité.
M. le PRÉSIDENT
- Par ailleurs, puisque le problème des
moyens a été évoqué - nous savons combien vous y
êtes sensible - il est certain que les moyens sont prévus pour ce
qui relève de la Justice, mais dans la limite de ce que permet le
budget. Il y a aussi les dépenses éventuelles du ministère
de la Santé qui ne me semblent pas avoir été bien prises
en compte, tout au moins dans l'évaluation.
La parole est à M. Pierre Fauchon.
M. FAUCHON
- Monsieur le président, pour répondre à
votre provocation, je voulais rejoindre ce qui a été dit par
d'autres sur le bizutage. Je suis de ceux qui sont très contents que
l'on s'inquiète enfin de ce qui se passe, qui est si contraire à
la dignité humaine et qui, chose extraordinaire, se déroule dans
les milieux de l'enseignement où on pouvait espérer trouve une
plus grande délicatesse de manières.
Cela étant dit, faut-il vraiment un texte nouveau ? Je suis
convaincu qu'il y a des actions à conduire, mais faut-il vraiment un
texte nouveau ? Je suis toujours réticent à créer de
nouveaux textes parce que c'est quelquefois la seule chose qu'on puisse faire.
C'est une vieille habitude chez nous : on est en présence d'un
problème grave et on en prend conscience tout soudainement, comme s'il
était nouveau. On rédige donc un texte, alors que quelquefois le
texte existe et que si on voulait le prendre un peu plus au sérieux et
l'appliquer dans ces cas-là, on obtiendrait des résultats
peut-être équivalents !
Mme Elisabeth GUIGOU, Garde des Sceaux, ministre de la Justice
-
Monsieur le président, pour répondre à votre rapporteur,
M. Jolibois, les moyens sont pour moi une question fondamentale à
laquelle je suis particulièrement sensible. J'ai d'ailleurs
décidé de ne plus annoncer de projets de loi qui ne seraient pas
suivis de moyens destinés à garantir leur application. Je me suis
donc évidemment posé cette question dès le départ.
L'une des raisons, parmi d'autres, de la crise de confiance dans le
système judiciaire vient souvent du fait que l'on a fait des effets
d'annonce sans s'assurer que cela serait suivi d'une application. J'en ai
tiré des conclusions très concrètes dans mon projet de
budget pour 1998 que j'aurai l'honneur de présenter devant vous
bientôt.
D'abord, cela a été un élément important pour
justifier l'augmentation du nombre de magistrats. Je signale que mon projet de
budget prévoit, pour 1998, 70 postes de magistrats. Les postes sont
disponibles mais ils ne seront évidemment pas tout de suite
attribués, sachant qu'il faut le temps de recruter les personnes et de
les former. C'est la plus forte création de postes de magistrats depuis
dix ans. J'ai décidé d'affecter ces postes de magistrats, si
toutefois mon budget est voté par le Parlement, en priorité aux
juges des enfants, aux juges des affaires familiales, et aux juges
d'application des peines. C'est déjà un premier
élément.
J'ai ensuite décidé, sur les 762 postes créés -
effectifs nouveaux qui comprennent des magistrats et des fonctionnaires, dont
les 70 dont je viens de parler - d'en affecter 100 à la protection
judiciaire de la Jeunesse, c'est-à-dire justement à ces
éducateurs dont certains prendront en charge le suivi social, en partie
en tout cas, et dans certains cas le suivi judiciaire.
Un effort a donc été fait pour tenir compte en particulier de
l'existence de cette loi. Cela dit, vous avons raison de poser la question :
qu'en est-il des responsabilités des autres ministères ? Je
ne peux évidemment pas prendre d'engagement à la place de mes
collègues du Gouvernement. Lorsque j'ai élaboré ce projet
de loi, j'ai travaillé avec mes collègues du Gouvernement qui
sont principalement concernés, c'est-à-dire le ministre de
l'Intérieur, le ministre de la Santé et la ministre
déléguée à l'enseignement scolaire.
Peu avant la présentation du projet devant l'Assemblée nationale,
j'ai réuni ces mêmes ministres à la Chancellerie -
procédure assez exceptionnelle que je n'ai jamais connue sous les
gouvernements précédents auxquels j'ai participés - pour
que nous examinions la façon dont nous allions pouvoir assurer
l'application des dispositions du projet de loi, et en partie sur la
façon dont les enfants allaient être effectivement accueillis.
En dehors des moyens matériels, qui auditionnerait en premier les
enfants ? Après avoir consulté des associations, notamment
de protection des victimes - certaines d'entre elles étaient
conviées à cette réunion - nous avons décidé
d'étudier, à titre expérimental d'abord, mais avec
vocation à être généralisée, la
création de deux ou trois lieux dans les hôpitaux où se
déplaceraient les magistrats et les policiers pour écouter les
enfants, et où on garantirait que la première personne à
écouter l'enfant victime serait un pédopsychiatre, justement
parce que ces experts médicaux ont l'expérience de
l'écoute des enfants. Ils savent détecter, non seulement ce qu'il
y a derrière les paroles, mais aussi derrière les silences. On
voit bien qu'une première audition qui serait assez
systématiquement opérée par des praticiens, des
médecins, aurait pratiquement moins de risque de fermer les choses.
D'autre part, de la même façon que lors d'un accident grave de la
route, l'on doit être interrogé, et que les juges et les
médecins se déplacent à l'hôpital, je ne vois pas
pourquoi on ne ferait pas ce même effort pour les enfants. En tout cas,
je suis très favorable à ce genre de choses. Naturellement, cela
doit être entouré de précautions : chacun a des
responsabilités propres, chacun doit rester dans ses fonctions, que ce
soient les médecins, les policiers ou les magistrats. Il n'est pas
question de tout mélanger..
En tout cas, le souci du Gouvernement est de ne pas se limiter à faire
voter une loi - vous évoquiez ce point, monsieur le sénateur -
mais aussi de la faire appliquer. Voilà ce que je peux dire sur la
question des moyens.
Sur le Fichier national, c'est vrai que l'idée d'un tel fichier n'avait
pas été proposée dans le projet de loi par le
Gouvernement, parce que nous pensions que c'était plutôt du
ressort réglementaire. Mais nous ne contestions pas l'utilité
d'un tel fichier. Les députés ont préféré
mentionner le fichier dans la loi ; un amendement avait été
proposé qui allait très loin dans la détermination de ce
que serait ce fichier. Je l'ai refusé, mais je ne suis pas
opposée au principe de l'existence d'un fichier mentionné dans le
projet de loi, tout en précisant que ce fichier devra être
élaboré après consultation de la Commission nationale
Informatique et Liberté.
Où en sommes nous à ce propos ? D'abord, nous faisons
évidemment un travail approfondi, car qui dit fichier dit aussi
attention à la protection des libertés. On se pose
immédiatement plusieurs questions. Qui mettre dans ce fichier ?
Comment le contrôler et qui peut l'utiliser ? Qui peut
l'utiliser ? Question fondamentale. Je n'ai pas d'a priori et
d'idée arrêtée, mais j'aborde cette question avec beaucoup
de prudence, et je crois que nous devons faire très attention.
Nous avons d'abord engagé un travail interministériel de
consultation des ministères concernés : Intérieur,
Défense et Justice. Quand j'aurai reçu la position de ces
différents ministères, je saisirai alors officiellement la
Commission nationale Informatique et Liberté.
C'est vrai que nous avons déjà réfléchi, en dehors
de ces grandes questions, sur des problèmes très complexes. Par
exemple, pourra-t-on inclure dans ce fichier des empreintes
génétiques de personnes condamnées pour infraction
sexuelle lorsque leur empreinte n'aura pas été établie au
cours de la procédure d'information ? Question importante
évidemment.
Lorsqu'on ne peut pas trouver de trace génétique - puisque c'est
le terme employé dans le texte - sur la victime, comment fait-on ?
C'est un exemple pour signaler le type de problème. En tout cas, ce
seront les empreintes des condamnés qui seront retenues, et
naturellement ce seront les juges qui pourront utiliser ce fichier.
L'idée de ce fichier est destinée à permettre aux
magistrats de pouvoir être plus efficaces dans leurs investigations.
Voilà ce que je peux dire pour l'instant. Nous allons
considérablement approfondir ce sujet, et je ne me déterminerai
pas sans avoir l'avis formel de la Commission nationale Informatique et
Liberté.
Sur Internet, vous avez raison de dire, monsieur le rapporteur, que c'est un
sujet important que nous commençons à peine à aborder. Les
personnes, les serveurs qui abonnent au réseau Internet peuvent,
d'ailleurs à leur insu, se trouver complices d'infractions
pénales en diffusant sans le savoir des images pornographiques à
caractère pédophile etc.
Comment arriver à contrôler ? En principe, selon le Code
pénal, on ne peut pas être poursuivi quand on n'est pas
directement responsable. Sauf qu'on ne peut pas s'en tenir là,
s'agissant d'un réseau mondial.. Moralement, on ne peut pas en rester
à l'idée que nous ne pouvons pas contrôler les infractions
à nos lois qui seraient commises par le biais d'Internet.
Une réflexion est menée actuellement par le Gouvernement, en
liaison avec les professionnels qui eux-mêmes s'inquiètent parce
qu'ils ne veulent pas être complices d'infractions graves. C'est une
question que je préférerais voir réglée à
l'occasion d'un projet de loi spécifique que ma collègue,
ministre de la Communication, devrait principalement présenter et auquel
mon ministère devrait être étroitement associé.
J'en viens à la question de Michel Dreyfus-Schmidt sur les délits
: pourquoi augmenter la durée de prescription ? Pour des
délits très graves - qui ne sont pas des crimes - commis sur des
mineurs de 15 ans par des ascendants : des attouchements sexuels
effectués par un père sur son enfant, ou par un éducateur
d'ailleurs, je pense que 21 ans, c'est court comme délai de
prescription. On sait que les victimes de ces atteintes sexuelles sont
justement dans la position particulière de se sentir coupables, en
particulier lorsque leur agresseur est quelqu'un de leur famille, à plus
forte raison quand c'est un parent : le père ou la mère, mais le
plus souvent le père. C'est ce cas où les victimes se sentent
coupables.
Il y a donc une difficulté particulièrement grande à en
parler. Ce n'est pas nécessairement en repoussant le délai de
prescription que l'on garantit quoi que ce soit. Mais enfin, en laissant le
temps, quand les victimes deviennent adultes, qu'elles commencent à
avoir une vie sexuelle, certaines choses se libèrent. Voilà le
raisonnement. Je reconnais que d'un point de vue d'idéal juridique, ce
n'est pas l'idéal. Mais je me suis déterminée sur la base
du premier ordre de considération.
Monsieur Bonnet ainsi que M. Robert Badinter posent la question de
l'utilisation de la vidéo, notamment à l'audience. Nous avons
introduit cette disposition pour limiter le traumatisme de l'enfant, pour
permettre qu'on en effectue un enregistrement, et qu'ensuite, on utilise cet
enregistrement audio ou audiovisuel pour éviter la multiplication des
auditions. Voilà le raisonnement de base.
En ce qui concerne l'utilisation de cet enregistrement durant le procès,
ce n'est pas une obligation, c'est une faculté qui est ouverte. Je
reconnais que la puissance de l'image est quelque chose à laquelle il
faut faire très attention. A deux points de vue : soit, comme le disait
M. Bonnet, parce qu'il peut y avoir une curiosité malsaine de toutes les
personnes présentes dans un procès vis-à-vis de ce type
d'images terribles. Et puis, il peut y avoir aussi une utilisation excessive.
On peut imaginer les problèmes que peuvent créer pour la
défense la puissance de l'image, l'émotion qu'elle dégage.
C'est vrai mais c'est facultatif. J'ai plutôt tendance à faire
confiance à la sagesse des magistrats, des avocats présents. Je
pense qu'il y aura dialogue pour éviter ce type de mauvaise utilisation
dont je ne nie pas la possibilité au moment du procès. En tout
cas, au cours de l'instruction, l'utilisation de ce type d'instrument me
paraît important.
Sur la question du bizutage, quelles infractions; quelles violences justifient
cette nouvelle incrimination ? Je suis très attentive à
votre remarque sur le fait de ne pas légiférer à tout va.
Je crois également qu'il y a une prolifération, une tendance
à pénalisation qui n'est pas bonne dans son principe, elle
encombre. Surtout, elle rend difficile une recherche précise de certains
faits.
Ce qui a emporté ma décision, c'est l'exemple qui m'a
été cité des formes de pression collective qu'on ne peut
pas qualifier de viol ou de violence caractérisée. Quand un
groupe force un jeune homme ou une jeune fille à masturber des animaux,
cela n'entre pas nécessairement dans les qualifications actuelles du
Code pénal. Il n'y a pas viol, il n'y a pas violence
caractérisée. Et pourtant, on ne peut pas nier que ce sont des
atteintes très graves à la dignité des personnes.
Voilà le genre de choses qui se produisent quelquefois malheureusement
dans certaine bizutages. Il y en a d'autres que Mme Ségolène
Royal, si elle était là, pourrait vous citer, tant la liste est
longue. Pour ma part, c'est cet exemple-là qui m'a frappée.
M. le président
- Excusez-moi, mais un juge novateur peut
très bien dire que c'est une violence.
M. Pierre Fauchon
- On irait en cour de Cassation.
M. le PRÉSIDENT
- A la suite d'un procès portant sur
l'hypothèse que vous avez évoquée, avec tous les
qualifications qui s'ensuivraient, et si on allait en jugement en cour de
Cassation, on pourrait fort bien dire qu'il s'agit d'une violence.
M. Pierre FAUCHON
- Il faut bien reconnaître qu'avec un texte,
c'est plus court.
M. le PRÉSIDENT
- On ne peut pas faire un texte que pour des
hypothèses de ce genre. Ce n'est pas bien, certes, mais enfin !
Mme Ségolène ROYAL
Ministre
délégué auprès du Ministre de l'Education
nationale, de la Recherche et de la Technologie, chargé de
l'Enseignement scolaire.
M. le PRÉSIDENT
- La séance est reprise.
Madame la ministre, nous avons examiné l'ensemble des problèmes
posés par ce texte. Mme le Garde des Sceaux nous a apportés
certains éclairages et a répondu à certaines de nos
objections. Nous savons le rôle que vous avez joué dans la partie
de ce texte qui concerne ce que l'on appelle aujourd'hui la répression
du bizutage.
Je ne vous cache pas qu'à première vue, et de manière un
peu rapide sans doute, la réaction de la commission a été
de se demander - question que nous approfondirons - si l'ensemble de ce que
comporte le Code pénal nouveau ne permet pas de réprimer ce qu'il
peut y avoir d'abusif dans le maintien et l'exagération de traditions
que nous avons tous subies.
La parole est à Mme la ministre.
Mme Ségolène ROYAL, ministre déléguée
auprès du ministre de l'Education nationale, de la Recherche et de la
Technologie, chargée de l'Enseignement scolaire
- Monsieur le
président, Mme le Garde des Sceaux a du déjà
répondre à cet aspect des choses.
La question que vous posez est tout à fait fondée parce qu'on
observe que les différents sévices subis lors des
opérations de bizutage trouvent, la plupart du temps, une traduction
dans l'actuel Code pénal. Toutefois, la nature même de ces
sévices fait que les victimes ne portent pas plainte parce qu'elles ont
peur des mesures de rétorsion, qu'elles veulent absolument poursuivre
leurs études, et que la première sanction des engagements de
plaintes serait que des victimes se trouveraient ainsi mises au ban des
établissements d'éducation qu'elles fréquentent.
L'actualité récente nous démontre d'ailleurs la grande
utilité de ce texte. J'ai mis en place, au ministère de
l'Education nationale, un numéro SOS Violence sur lequel arrivent tous
les jours une quarantaine d'appels. La plupart de ces appels sont anonymes.
Mais quand nous engageons des enquêtes dans les établissements sur
lesquelles portent ces signalements, nous observons qu'ils sont réels.
Ce sont les parents qui appellent la plupart du temps parce qu'ils sont
inquiets de l'état physique de leurs enfants. Cela a d'ailleurs conduit
à la fermeture de deux centres ensam de Lille, à la suite des
appels de détresse lancés par les parents ou par les proches des
étudiants dans ces établissements.
De même, ce qui s'est passé au lycée Thiers à
Marseille vient directement d'un appel de la famille d'une jeune fille qui
avait subi des violences à connotation sexuelle dans le cadre d'une
classe préparatoire.
Lorsque les interlocuteurs sont au téléphone, on conseille aux
familles de déposer une plainte, ce qui leur faciliterait les choses et
permettrait d'éradiquer définitivement ce type d'affaire. Or,
nous n'avons eu aucun dépôt de plainte.
Le dispositif législatif envisagé permet de poursuivre ces faits,
même lorsqu'il n'y a pas plainte. C'est la raison pour laquelle il est
indispensable, dans le contexte actuel où nous avons beaucoup de mal
à lever la loi du silence, de combattre certaines traditions. D'autant
qu'aucune tradition ne justifie certaines pratiques de brimades dont sont
d'ailleurs, en majorité, victimes les jeunes filles. Par
conséquent, un message de la représentation nationale est
nécessaire pour dire qu'il n'y a plus de comportement de
tolérance à l'égard de ces pratiques.
Les ministres successifs de l'Education ne sont pas restés inertes ;
tous ont rédigé des circulaires sur la base de l'actuel Code
pénal. Ces circulaires sont restées sans effet,
précisément parce qu'il n'y a pas de plainte des victimes.
Par conséquent, le dispositif législatif paraît d'autant
plus important que certains faits ne sont actuellement pas incriminés
dans le Code pénal, par exemple, lorsque les élèves
s'exercent sur eux-mêmes des violences sous la pression psychologique.
Pour vous donner un exemple, je me suis rendue récemment au lycée
Pothier d'Orléans, suite à l'appel d'un proviseur qui a
parfaitement bien réagi. Des élèves de seconde dans une
section sports-études judo avaient été contraints par
leurs camarades de première de se raser les organes sexuels chez eux
avant le retour de leur famille le lundi. Vous imaginez le traumatisme sur ces
enfants en classe de seconde !
Ce sont donc des jeunes qui s'exerçaient sur eux-mêmes des
violences. Ces faits ne sont pas incriminés par le Code pénal. Ou
alors, il faut prouver la pression psychologique, mais comme la logique du
bizutage veut que les victimes soient consentantes, volontaires pour s'infliger
à elles-mêmes ce type de sanction, toutes les plaintes
déposées ont été classées sans suite. C'est
ainsi qu'un élève d'une école des Arts et Métiers
qui avait maigri de huit kilos au cours de son bizutage - les faits ont
été constatés par un médecin - a eu le courage de
déposer plainte. Cette plainte a été classée sans
suite, et la société des anciens élèves a
porté plainte à son tour contre lui pour diffamation puisque sa
plainte n'avait pas été suivie de condamnation.
Il convient donc d'éradiquer certaines de ces pratiques dans la mesure
où ce sont toujours les plus faibles qui en sont les victimes. Ceux qui
ont une force psychologique arrivent à résister. Ceux qui sont
timides, trop gros, trop maigres, qui ont des défauts physiques sont
ceux qui sont en général les plus meurtris dans ces
procédures, parce qu'on sait que l'instinct du groupe est
particulièrement féroce et que la transgression des interdits se
fait au nom du groupe, au nom des pseudo traditions, puis au nom d'une certaine
passivité des adultes, malheureusement.
M. JOLIBOIS
- Nous nous sommes déjà exprimés
à ce sujet. L'un des arguments de ceux qui ne seraient pas prêts
à faire du bizutage un délit spécial est que le nouveau
Code pénal incluant le nouveau texte sur la mise en danger, permettrait
d'atteindre toutes les hypothèses. Tout particulièrement,
l'article 222-13 vise les violences qui n'ont entraîné aucune
incapacité de travail. Il précise notamment que quand plusieurs
personnes agissent en qualité d'auteurs ou de complices, et qu'il y a
choc émotif, même quand il n'y a pas d'incapacité de
travail, il y a forcément violence. Toute la jurisprudence de la Cour de
Cassation sur le choc émotif le démontre.
Par conséquent, on peut penser que s'il y avait une volonté des
gens qui détiennent le pouvoir disciplinaire et l'autorité dans
les lieux où cela se passe de prendre leurs responsabilités,
elles utiliseraient cet article à défaut des plaintes des
victimes.
Vous nous dites que les victimes ne porteraient pas plainte. Nous avons entendu
tout à l'heure le proviseur du lycée Pothier d'Orléans qui
a fait parvenir une sorte de plainte au procureur de la République, qui
lui-même, tout à fait sensibilisé par ce que vous dites, a
comme mission de poursuivre dans ces cas-là. La question qui se pose est
de savoir si le choc émotif, le choc psychologique ne seraient pas
suffisants.
A cela s'ajouterait l'action des deux ministres : celui qui rappelle à
l'autorité disciplinaire et celui qui poursuit, avec en même temps
une circulaire, peut-être complétée par rapport à
celle que vous avez faite plus récemment. Cette circulaire que l'on m'a
remise vise un certain nombre de délits mais peut-être pas la
totalité de ceux qui pourraient être visés, en
rappelant : " Vous avez l'autorité disciplinaire, exercez-la
parce que le texte est très difficile à faire. " D'autre
part, c'est un texte " comportemental " ; il y a des
comportements
attentatoires à la dignité des autres et il est difficile de les
traduire exactement et de manière très nuancée dans un
texte pénal pour bien déterminer les faits
répréhensibles par rapport à ceux qui ne le sont pas.
L'autorité disciplinaire ne pourrait-elle pas, si elle suivait avec
beaucoup de fidélité votre circulaire, réprimer ce qu'en
fait vous voulez réprimer ? Telle est la question que nous nous
posons.
M. DREYFUS-SCHMIDT
- Madame la ministre, j'ai quelque peu défendu
le texte tout à l'heure dans la mesure où il peut y avoir, pour
une fois au moins, un effet d'affiche. Cela a également
été défendu par un chef d'établissement que nous
avons entendu. On saura que le bizutage est quelque chose de sérieux qui
ne doit pas dépasser certaines limites. Cela peut se soutenir si l'on
trouvait dans le texte le mot " bizutage " par exemple.
Après
avoir parlé d'élèves ou d'étudiants, on en
était arrivé à l'Assemblée nationale à
parler de personnes, mais on a continué en disant : " lors de
manifestations ou de réunions liées au milieu scolaire,
éducatif, sportif ou associatif ". On doit le reconnaître.
Cela dit, il y a un problème : si ce que vous nous dites est vrai,
à savoir qu'il y a des actes ou des comportements qui portent atteinte
à la dignité de la personne humaine, et qui ne seraient pas
visés par le Code pénal - ce dont je ne suis pas sûr - il
faudrait les punir, même lorsque ce n'est pas lors de manifestations ou
de réunions liées aux milieux scolaires etc. Il n'y a pas de
raison.
M. JOLIBOIS
- C'est toute la question.
M. DREYFUS-SCHMIDT
- Cela pose la difficulté de ce texte. C'est
surmontable, mais tel qu'il est là, il n'y a pas de raison de se limiter
aux réunions ou aux manifestations sportives, scolaires etc.
M. le PRÉSIDENT
- C'est un problème. Nous vous avons
donné quelques informations ; ce sont de premières
réactions. Nous avons le texte, nous allons l'étudier et en
délibérer en commission. Notre état d'esprit est bien de
partager nos sentiments réciproques, à savoir qu'il y a un
problème et qu'il faut faire quelque chose. Mais quoi ?
M. JOLIBOIS
- Il faut faire quelque chose, mais quoi ?
M. le PRÉSIDENT
- A côté du bizutage que j'ai
moi-même vécu et qui n'était pas bien méchant, il y
a des choses vraiment atroces.
M. JOLIBOIS
-..et dangereuses dans certains cas, qui débouchent
sur de véritables accidents, ne l'oublions pas ! Les accidents ne
sont pas fréquents mais il y en a.
Mme Ségolène ROYAL, ministre déléguée
auprès du ministre de l'Education nationale, de la Recherche et de la
Technologie, chargée de l'Enseignement scolaire
- Monsieur le
président, en réponse à ces propos, ce qui m'interpelle,
c'est qu'il y a eu très peu de plaintes et que le peu de plaintes qui
ont été déposées ont été
classées. Même pour ceux qui ont eu le courage de porter plainte,
toutes ces plaintes ont été classées !
M. JOLIBOIS
- La politique pénale est inspirée par Mme le
Garde des Sceaux.
Mme Ségolène ROYAL, ministre déléguée
auprès du ministre de l'Education nationale, de la Recherche et de la
Technologie, chargée de l'Enseignement scolaire
- Oui, mais je
pense que les procureurs se sont appuyés sur un vide juridique pour
justifier cela. Je le précise par rapport à l'interrogation que
vous posez sur la nécessité ou non de compléter la loi, et
en particulier sur la notion de victime consentante.
M. BADINTER
- Monsieur le président, ma préoccupation est
d'un autre ordre. Ce qui me gêne - je suis partisan de la
répression du bizutage et de la fermeté dans ce domaine - et me
préoccupe, c'est que dans le nouveau Code pénal comme dans
l'ancien, nous avons essayé de prendre garde, autant que faire se
pouvait, à une hiérarchie des valeurs dans notre
société.
A notre époque, l'atteinte à la dignité humaine me
paraît relever d'incrimination, non pas mineure mais majeure. Ce qui me
gêne c'est qu'ici, on pense bizutage, cour d'école etc.,
lié - comme l'a évoqué Michel Dreyfus-Schmidt - à
certains cercles. Nous aboutissons à une incrimination qui contient,
dans sa version de l'Assemblée nationale : " (tout).acte ou
comportement portant atteinte à la dignité de la personne humaine
est puni de six mois d'emprisonnement. ", sans autre
précision !
Je demande que l'on s'interroge. Si nous allons vers une incrimination, il faut
examiner bien attentivement au regard de l'équilibre du Code, de l'acte
qui porte en soi atteinte à la dignité humaine. Je ne pense pas
que l'on puisse s'en tenir à ce niveau-là. Vraiment, c'est au
coeur des choses, et je n'ai pas besoin de dire quels partis politiques passent
leur temps à s'attaquer à la dignité humaine.
C'est un problème qui n'est pas simple, et je souhaiterais que nous y
réfléchissions tous. L'atteinte à la dignité
humaine, si l'on regarde le Code pénal aujourd'hui, ce n'est pas
grand-chose.
Mme Ségolène ROYAL, ministre déléguée
auprès du ministre de l'Education nationale, de la Recherche et de la
Technologie, chargée de l'Enseignement scolaire -
C'est vrai que
nous nous sommes posé la question. La réponse que nous avons
trouvée est la suivante : quand les actes sont déjà
qualifiés dans le Code pénal : viol, violences sexuelles,
absorptions de substances dangereuses etc., à ce moment-là, c'est
le code pénal qui s'applique avec les sanctions prévues à
ces actes nommément identifiés.
Mais nous avons observé qu'il y avait dans le bizutage une
dégradation de la personne humaine, des atteintes portées
à la personne humaine, des actes d'humiliation qui ne trouvaient pas de
qualification dans le Code pénal. C'est la raison pour laquelle il nous
a paru essentiel de trouver une nouvelle incrimination qui permette aussi,
à ces actes-là, d'être poursuivis.
Lorsque, par exemple, dans un bizutage récent, on force une jeune fille
à faire des fellations sur un vibromasseur, il n'y a pas de
qualification dans le Code pénal. Néanmoins, je considère
que c'est une atteinte intolérable. Cette jeune fille peut être
marquée à vie par ces actes qui lui sont imposés.
M. BADINTER
- Dans ce cas, il y a qualification.
Mme Ségolène ROYAL, ministre déléguée
auprès du ministre de l'Education nationale, de la Recherche et de la
Technologie, chargée de l'Enseignement scolaire
- Quelle est la
qualification ?
M. JOLIBOIS
- C'est une violence.
M. BADINTER
- C'est une violence sexuelle à l'état pur.
M. le PRÉSIDENT
- C'est une violence. La violence est un acte qui
vous conduit, avec des procédés contestables à accomplir
un certain nombre de choses que, normalement vous n'accompliriez pas. Cette
jeune fille a été placée dans une situation
intolérable ; c'est une violence.
Mme Ségolène ROYAL, ministre déléguée
auprès du ministre de l'Education nationale, de la Recherche et de la
Technologie, chargée de l'Enseignement scolaire
- Dans le cadre
du bizutage, si une plainte était déposée, elle serait
classée ; la jeune fille ne porterait donc pas plainte, et les
bizuteurs diront qu'elle était consentante.
C'est pourquoi on se heurte systématiquement à ce
problème, puisque, si la jeune fille portait plainte dans le cadre d'une
violence qui lui est imposée, alors les choses sont claires. La
difficulté, c'est que dans toutes les opérations de bizutage, la
victime ne porte jamais plainte parce qu'elle veut continuer ses études.
Le ressort même du bizutage est la menace sur la poursuite des
études. Il y a sujétion de jeunes à ces pratiques parce
qu'ils tiennent avant tout à la poursuite de leurs études. Il y a
donc un contexte particulier par rapport à un délit particulier.
M. le PRÉSIDENT
- Croyez-vous que la loi va les forcer à
porter plainte ?
M. BADINTER
- Le texte en tant que tel ne porte pas remède au
problème que vous évoquez. Le problème que vous
évoquez, qui est juste et qui est insupportable, c'est la
complicité de la victime pour des raisons qui sont en
réalité des contraintes - fausse complicité mais
complicité de fait - avec les auteurs de l'infraction pour des raisons
multiples : c'est la loi du silence. Il faut appeler les choses par leur nom.
Cela relève d'autres problèmes, c'est la poursuite
elle-même qui intervient, sans que l'on ait besoin à cet
égard, qu'elle soit déclenchée par la victime etc.
Nous sommes la commission des Lois et il faut donc examiner le texte en tant
que tel. Le texte ne règle pas le problème que vous
évoquez, pas plus celui-là que les autres. Cependant, nous sommes
à un degré d'incrimination concernant l'acte qui porte atteinte
à la dignité de la personne humaine. Le problème est
sérieux et il faut vraiment y réfléchir.