L'ACTION DU PARQUET
____
M. Philippe JEANNIN
Procureur de la République
à Meaux
M. JEANNIN
.- Permettez-moi tout d'abord de me
présenter. Je suis Philippe Jeannin, procureur de la République
près le tribunal de grande instance de Meaux, qui est une juridiction de
taille moyenne comprenant sept magistrats du parquet et qui a un ressort
comprenant 500 000 habitants environ.
M. le PRESIDENT
.- Vous êtes donc quelque peu surchargés...
M. JEANNIN
.- Le projet de loi, évidemment, nous interpelle
à plusieurs niveaux. Il s'agit de situer d'abord l'action du parquet
dans le cadre de cette répression des violences sexuelles et de voir,
ensuite, l'adéquation des nouvelles dispositions par rapport aux
problèmes que nous pouvons rencontrer quotidiennement dans la mise en
oeuvre de l'action publique.
Tout d'abord, par rapport à ces types d'infraction, il faut bien voir
que l'action du parquet, en réalité, doit se situer, à mon
sens, à trois niveaux :
- premièrement, assurer la meilleure coordination possible et la
fiabilité des signalements en matière d'infraction sexuelle,
notamment lorsqu'il s'agit de victimes mineures ;
- deuxièmement, assurer une prise en charge des victimes ;
- troisièmement, apporter une réponse judiciaire adéquate
vis-à-vis de l'auteur de ces infractions.
Effectivement, le projet de loi s'intéresse, pour l'essentiel, à
deux aspects. Le premier est la prévention du risque de récidive
des auteurs, dont nous avons déjà beaucoup parlé ce
matin ; le deuxième touche à certaines dispositions qui
intéressent la victime. Je vais essayer de les resituer dans le cadre de
l'action du parquet.
Tout d'abord, il faut savoir qu'un parquet consacre beaucoup de son temps en
amont de ses problèmes. Actuellement, le signalement de ces infractions
n'est plus du tout, dans sa qualité et dans sa précision, ce que
nous connaissions il y a un certain nombre d'années.
Tout cela résulte d'une action qui a été menée
essentiellement suite à la loi de 1989 sur la protection des mineurs et
qui a permis une coordination des signalements, notamment par les actions qui
ont été entreprises avec les conseils généraux,
c'est-à-dire les services spécialisés dépendant des
départements, et l'Education nationale.
Dans ce cadre, bien évidemment, ces signalements arrivent maintenant
directement aux parquets, et il est donc intéressant d'en noter le
pourcentage d'origine. Il faut savoir qu'actuellement, environ 80 % nous
viennent directement soit des services de l'Education nationale, soit des
services du département, et que seulement 20 % nous viennent par
les autres sources, dont les plaintes déposées directement par
les services de police.
Au niveau local, les parquets ont été mobilisés par
rapport à la création des réseaux associatifs de prise en
charge des intérêts des victimes qui, lorsqu'ils sont mis en
place, facilitent grandement le traitement de ce type de situation.
J'en viens à ce que l'on peut dire sur la prise en charge directe de ces
affaires par les parquets.
Tout d'abord, le projet de loi pose à nouveau le problème de la
prescription de l'action publique. Dans ce domaine, la nouveauté est de
généraliser le début du cours de la prescription de
l'action publique à compter de la majorité des victimes,
lorsqu'elles sont mineures, sans faire de distinction par rapport à
l'auteur de l'infraction, qu'il s'agisse ou non d'une personne ayant
autorité.
Je dois dire que ce texte, qui a déjà été
pratiqué dans sa mouture ancienne, ne donne pas de grandes
difficultés sur le plan des crimes. En effet, finalement, par rapport
à ce qui a été dit tout à l'heure, on constate que
l'utilisation de ce texte est très fréquente pour des agissements
qui ont commencé dans la petite enfance et qui sont
révélés, finalement, peu de temps après la
majorité ou peu de temps après que le mineur,
libéré de la contrainte familiale, lorsque ces faits ont lieu
dans ce domaine, a pu se soustraire à l'emprise de son violeur ou de son
agresseur. Dans ce cas, on retrouve, sur le plan de la preuve, un nombre
suffisant d'éléments, dans le cadre de l'enquête, pour
pouvoir facilement déboucher.
En ce qui concerne les délits, bien évidemment, la
généralisation à tout auteur de crime sur mineur, dans la
limite de ceux qui ont été visés par le texte, me
paraît également justifiée, sans distinguer s'il s'agit ou
non de personnes qui ont autorité.
En revanche, nous avons pu voir que deux délits, les agressions
sexuelles ainsi que les atteintes sexuelles, étaient visés comme
pouvant finalement se voir attribuer, pour la prescription de l'action
publique, un délai de dix ans. Je crois tout d'abord que mettre, pour de
tels délits, la prescription au niveau de ce qu'elle est en
matière criminelle est un peu illogique. Ensuite, je dirai que, pour les
délits, qui sont quand même très divers (il est vrai que,
dans l'agression sexuelle, comme on vous l'a dit tout à l'heure, il y a
une gradation), le fait de reporter trop loin le délai de prescription
semble assez difficile à pratiquer et risque de s'appliquer à des
affaires qui, apparaissant trop tardivement, seront très difficiles
à faire émerger.
Par conséquent, je crois finalement qu'il serait raisonnable (et je
pense que ce point est très positif) de retenir effectivement les
infractions criminelles avec une prescription de dix ans à compter de la
majorité et de retenir les infractions de nature correctionnelle avec
une prescription de trois années courant, évidemment lorsqu'ils
sont commis sur des victimes mineures, à compter de la majorité.
Le deuxième point qui conditionne la possibilité de poursuivre
les infractions, c'est le problème des infractions commises par les
Français à l'étranger. Là aussi, il n'y a pas
beaucoup d'observations à faire, si ce n'est qu'il convient de poser le
problème (qui a déjà été soulevé) de
la notion de résident.
Pour le reste, j'ai l'expérience concrète du cas que l'on pouvait
juger un peu scandaleux d'un enseignant exerçant à
l'étranger dont nous avions appris, dans le cadre d'une enquête
sur un réseau pédophile opérant en France, qu'il avait
commis des abus sur des mineurs à l'étranger et à
l'encontre duquel nous n'avons pas pu engager des poursuites en France, compte
tenu du fait que, d'une part, dans le pays où s'étaient
déroulés les faits, nous avions fort peu de chances d'obtenir une
dénonciation officielle et que, d'autre part, les victimes étant
restées à l'étranger et étant souvent des mineurs
recrutés dans des milieux où on les livrait quasiment à la
prostitution, nous ne pouvions pas non plus attendre la moindre plainte de leur
part.
Je crois donc que, dans ces hypothèses, on se trouve un peu dans la
même situation que pour le tourisme sexuel. Je crois que, là
aussi, la gravité attachée à certaines de ces infractions
justifie cette disposition dérogatoire.
J'en viens aux enquêtes liées aux affaires s'inscrivant dans le
cadre familial. A cet égard, je souhaite également évoquer
un point qui est souvent très traumatisant pour les mineurs qui sont
placés dans ces situations : les mesures de placement d'urgence qui
doivent être prises, notamment au moment du déclenchement de ces
enquêtes. Bien évidemment, toutes ces mesures sont mises en oeuvre
avec le concours des services éducatifs près des tribunaux,
c'est-à-dire les services de la protection judiciaire de la jeunesse.
Donc je dirai que, sur ce point, la loi viendra, pour l'essentiel, confirmer
des pratiques qui existent déjà.
Ensuite, j'évoquerai une disposition qui me paraît
également très importante mais sur laquelle je me demande s'il ne
faudrait pas la détacher purement et simplement de la constitution de
partie civile : le tutorat
ad hoc
.
En effet, le rôle du tuteur
ad hoc
est toujours conçu dans
le projet comme un accompagnateur qui est lié à la constitution
de partie civile et qui vient se substituer au mineur afin de l'aider dans ses
démarches et le suivi de cette procédure, alors que les
conditions de la commission de l'infraction ou sa situation familiale
née de l'infraction ne lui permettent plus de trouver ce soutien
indispensable dans le cadre de la procédure.
Je crois pour ma part que l'on pourrait concevoir une version plus
appropriée du tuteur
ad hoc
, qui demanderait effectivement des
moyens supérieurs. Je me demande en effet si ce tuteur
ad hoc
ne
pourrait pas, parfois, être désigné dès le
début de l'enquête, même provisoirement, par les services du
parquet.
Je vous rappelle que l'une des phases les plus douloureuses de ces
procédures, pour les victimes, qu'elles soient majeures ou mineures,
c'est cette phase de l'enquête durant laquelle, nonobstant les
précautions que l'on essaie de prendre, on ne peut éviter les
multiples auditions, les multiples examens médicaux et les passages
devant le psychologue. Certes, ces mesures sont nécessaires et elles
existent souvent, mais je crois que, pour le mineur, c'est une phase qui est
particulièrement difficile.
Donc je crois que le tuteur
ad hoc
, relayé par exemple, dans le
cadre de ce que l'on voit avec le développement de l'aide aux victimes,
pourrait trouver sa place, finalement, dès l'origine de l'affaire. Je le
dis d'autant plus que l'on voit, d'après les expériences qui sont
actuellement conduites, notamment dans le cadre du développement des
maisons de justice ou des antennes de justice (selon les choix retenus par les
parquets et leurs partenaires), que ces antennes de justice deviennent des
sortes de guichets multiples dans lesquels on fait de la médiation
pénale, de la médiation familiale ou de l'accueil aux victimes et
où, actuellement, dans notre juridiction, nous essayons, avec une
formation adaptée, de développer un tutorat
ad hoc
local
pour ce qui concerne ce type de prise en charge.
Cela offre l'avantage que le tuteur va être proche du jeune qui sera pris
en charge puisqu'il habitera la même commune. Peut-être le
connaîtra-t-il par le rôle qu'il joue dans tel ou tel milieu
associatif.
Je crois que ce serait un élément très intéressant
et plus complet que ce tutorat intervenant au niveau de la constitution de
partie civile.
J'ajoute qu'en tout état de cause, la disposition est nécessaire,
puisque, actuellement, indépendamment des dispositions qui permettent au
juge d'instruction d'agir, lorsque l'affaire concerne une infraction mettant en
cause la personne ayant autorité ou le responsable légal, nous
n'avons d'autre solution que d'utiliser, en tiraillant quelque peu les textes,
l'article 388 du code civil, qui n'est pas adapté spécifiquement
aux enquêtes pénales.
Bien entendu, la défense du mineur en justice me paraît aussi
essentielle, et je dois souligner sur ce point le développement de plus
en plus important d'une défense plus spécialisée et
assurée par les barreaux dans les divers tribunaux, avec une
organisation spécifique en ce qui concerne la prise en charge des
mineurs.
Je passe maintenant à ce qui concerne l'enquête et au moment
crucial, pour la victime, qu'est le passage devant les services de police.
Le premier problème (et la loi s'y attache) est celui de la
multiplicité des confrontations et auditions. A cet égard, je
crois que la proposition de l'enregistrement sur système vidéo
peut être bien évidemment retenue. Je crois que la loi va
l'entourer d'un certain nombre de garanties, parfois d'ailleurs un peu
complexes, sur les problèmes que vont poser la consultation de ces
enregistrements vidéo par la défense en même temps que la
consultation des dossiers et la communication de pièces de
procédure, mais ces difficultés peuvent à mon avis
être résolues matériellement.
Cela dit, il est important de laisser (le texte le fait, tout en le
recommandant) le caractère facultatif de ce type d'enregistrement. En
effet, même s'il existe, nous ne pourrons pas nous dispenser, dans bon
nombre d'hypothèses, malheureusement, d'avoir à effectuer ces
confrontations, soit parce que les faits sont contestés, soit parce que
nous avons deux positions très tranchées dans l'affaire, des
accusations et des dénégations. Dans ces hypothèses, il
est bien évident que nous sommes obligés d'en passer par la
confrontation.
Je vois dans la généralisation du système du tuteur
ad
hoc
, qui est quelqu'un qui peut jouer un rôle passif au cours de ces
confrontations, la possibilité de garantir au mineur la présence,
en toute hypothèse, d'une personne à ses côtés. Il
est vrai que, parfois, certains magistrats refusent la présence du
parent et que tout cela peut se discuter. Cela dit, le législateur peut
trancher et l'imposer.
Il est vrai que l'on rencontre dans certaines affaires, notamment celles
s'inscrivant dans le cadre familial, des positions parfois ambiguës de la
part du parent vis-à-vis de l'auteur des faits, même s'il
mène la constitution de partie civile en sa qualité de
représentant légal.
Par conséquent, je crois que l'enregistrement servira, bien
évidemment, si les auteurs d'agressions sexuelles reconnaissent les
faits, quand on vient les interroger sur des agissements qui ont
été dénoncés, et ne changent pas de position. Dans
ces conditions, on peut penser que l'enregistrement vidéo peut suffire,
ce qui évite de nouvelles auditions devant le magistrat instructeur.
De même, en ce qui concerne les enquêtes, le problème qui
reste à résoudre dans ce domaine (tout comme cela a
été souligné au sujet de la prise en charge du suivi des
auteurs d'infractions sexuelles) est celui de l'implantation de services qui
ont un niveau de compétence suffisant et qui peuvent prendre en charge
les examens de victimes, les examens médicaux et le suivi psychologique
qui s'impose.
Ce problème est résolu, notamment à Paris, dans la petite
couronne, par la mise en place de ce genre de consultations dans le cadre
d'urgences médico-judiciaires, avec des experts qui connaissent ces
questions. Je crois que l'on imagine mal, parfois, les difficultés que
rencontrent les parquets pour arriver à coordonner la mise en place de
ces services et assurer les financements nécessaires au-delà des
frais de justice. Dans ce domaine, des problèmes budgétaires se
posent également.
Je crois que l'on ne peut également que rappeler la
nécessité, si on veut être efficace dans ce domaine, de
disposer de parquets spécialisés capables de coordonner tout ce
qui concerne, au-delà des infractions en matière sexuelle, les
problèmes de familles et les problèmes de mineurs. Nous sommes
malheureusement loin d'avoir partout des moyens à la hauteur des
ambitions. Nous essayons, pour le mieux, d'implanter peu à peu dans les
juridictions, là où cela n'existe pas, ce type de service qui,
sur le plan du déroulement des enquêtes et de l'efficacité,
est également indispensable.
En ce qui concerne les autres dispositions, je dirai un mot du suivi
socio-judiciaire et de l'injonction de soins. Dans ce dispositif, s'il est
finalement adopté tel quel, au-delà de tous les débats
(j'ai entendu parler tout à l'heure d'un suivi criminologique), je
regarde les moyens de nos juges d'application des peines, de nos conseillers
d'insertion et de nos juridictions, et je crois que, malheureusement, nous ne
sommes pas en état d'assurer actuellement des suivis de type
criminologique.
Finalement, le mérite du projet, à partir de ce qui existait et
de l'obligation de soins que nous connaissions dans le cadre du sursis avec
mise à l'épreuve, c'est d'avoir tenté de l'adapter tout en
essayant d'assurer une certaine prévention, sans aller jusqu'aux
extrêmes du "tout répressif". En effet, je dois dire que c'est une
tendance que nous observons maintenant dans nos cours d'assises de même
que dans la juridiction correctionnelle : nous notons une augmentation
très nette (est-ce l'influence médiatique par rapport aux
affaires dont nous parlons ?) du quantum des peines qui sont
prononcées.
Par conséquent, je pense qu'il est indispensable de se prononcer sur la
nature du suivi. A cet égard, je dois dire qu'en ce qui concerne
l'application des peines, le nombre de dossiers que les juridictions doivent
gérer fait que des obligations telles que celles qui consistent à
dire : "monsieur, vous n'entrerez pas en contact avec des
mineurs" sont un
peu du même ordre que l'obligation que l'on donne de ne pas
fréquenter les débits de boisson.
Lorsqu'il s'agira d'une interdiction liée à une activité
professionnelle, je pense que nous pourrons avoir des mesures de contrôle
adéquates, mais lorsqu'il s'agira d'une interdiction totale de
fréquenter tels mineurs, sauf ceux énumérés (comme
le dit le projet de texte) éventuellement dans la décision, il
sera très difficile de savoir si M. X, à un moment
donné, n'a pas été fréquenter les bacs à
sable pour y recruter une victime, par exemple.
En tout état de cause, l'injonction de soins paraît importante,
mais il faut souligner la difficulté, pour le corps médical,
d'avoir à assurer ce type de mesure en ce sens que, comme on le sent
bien, c'est une tentative pour essayer de prendre en charge ces questions par
un suivi psychologique au long cours, mais peut-être aussi un moyen
d'avoir un repère donné au juge d'application des peines de
façon plus fixe sur le fait de savoir si quelqu'un suit le minimum du
traitement qui lui aura été imposé.
Je me demande si, dans la mesure où le parquet aurait une faculté
de saisir la juridiction pour, notamment, faire prononcer, en cas
d'inobservation des obligations, le complément de peine qui
résulte du suivi socio-judiciaire, il ne faudrait pas non plus une
information directe du parquet, qui est quand même le centralisateur de
tous les renseignements. En fait, la sanction de l'inobservation du suivi
étant en pratique le nouveau signalement d'un risque social, je me
demande s'il ne faudrait pas donner cette information également au
parquet.
Voilà, dans les grandes lignes, et fort mal exposées, les
quelques remarques que pouvait faire un magistrat du parquet sur ce projet qui,
je dois le dire, recouvre une partie de nos activités dans ce domaine.
Vous avez bien senti que, au-delà de la recherche de ces infractions,
les parquets consacrent actuellement, dans le cadre de la politique de la ville
et de nos relations avec les départements, une grande part de leurs
activités à ces missions de prévention et de signalement.
Je vous remercie de votre attention.
M. le PRESIDENT
.- Je vous remercie. Je n'insisterai pas sur les
relations qui peuvent s'établir entre les conseillers
généraux et les parquets. Nous en connaissons l'excellence.
J'ai noté malgré tout un problème sur lequel il faudra
revenir et qui est celui de l'enregistrement, car il peut faire
apparaître des difficultés considérables pour l'exercice du
droit de la défense.