LE POINT DE VUE DES PSYCHIATRES
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Docteur Michel LACOUR
Psychiatre à
l'hôpital de Poissy
M. le PRESIDENT. -
Nous passons à un entretien
avec le docteur Lacour et le docteur Coutanceau, que je prie de bien vouloir
prendre place à mes côtés.
Vous allez nous apporter un point de vue que nous nous devons d'entendre. Au
cours d'une autre audition publique, nous avions déjà entendu le
docteur Cordier qui nous avait apporté des informations très
précises et très importantes. Nous souhaitons en avoir le maximum.
M. LACOUR
.- Merci beaucoup de m'avoir invité. Je voudrais tout
d'abord me présenter. Je suis Michel Lacour, j'ai un secteur adultes
à Poissy et j'ai fait de la psychiatrie infanto-juvénile. Je suis
un non-spécialiste de la question et c'est à ce titre que je suis
intéressant, ou que j'espère vous intéresser, dans la
mesure où j'ai toujours reçu pour des soins, des victimes, leurs
familles et où j'ai toujours été dans la situation de
celui qui reçoit sans être spécialement formé. Je
faisais simplement mon travail parce que c'était mon travail et c'est ce
point de vue que je vais exprimer.
C'est un point de vue (j'en ai beaucoup discuté avec mes
collègues) qu'exprime très facilement le psychiatre public de
base. A ce titre, cela peut avoir un certain intérêt, du moins en
ce qui concerne l'efficacité des mesures proposées.
Je commencerai par exprimer quelques idées générales sur
la loi. Je pense qu'elle a été extraordinairement
améliorée par rapport à sa version initiale, et j'en
remercie tous ceux qui ont participé à ce travail de
réflexion, qu'ils appartiennent à la Chancellerie ou aux
commissions, qui sont passées d'une chose qui me semblait insupportable
à un résultat qui est, certes, encore discutable mais qui tient
beaucoup mieux la route.
Je vais parler tout d'abord des éléments négatifs.
Premièrement, c'était une loi d'émotion populaire et de
circonstance, ce qui n'est pas forcément la meilleure manière de
procéder, mais il y a eu, heureusement, un début de
réflexion. Cela dit, elle est fondée sur des
présupposés d'efficacité et de
généralisation des soins qui reviennent tout le temps dans la
discussion du rapport de l'Assemblée nationale alors que, lorsqu'on lit
le rapport, on voit très bien qu'ils ne sont pas fondés,
c'est-à-dire que tant l'efficacité que la
généralisation ne sont pas prouvées. La
généralisation n'existe qu'en Belgique et on en connaît le
résultat. Quant à l'efficacité, tout le monde trouve que
c'est intéressant, mais personne n'est capable de fournir des chiffres
scientifiques et "béton" sur une population standard. C'est un
problème important que l'on verra sur les mesures concrètes.
Deuxièmement, c'est quand même une loi de confusion de la sanction
et du soin, ce qui me pose problème. Je ne suis pas contre les lois
d'obligation de soins. Elles ont existé pour la tuberculose et la
syphilis avec - il faut le dire - un certain succès, mais sont
apparues secondairement (et non pas primitivement) des méthodes
scientifiques de traitement.
Le problème, ici, c'est que l'on n'est pas sûr, dans la phase
actuelle, que ces méthodes tiennent encore la route sur le plan
scientifique, ce qui ne veut pas dire qu'elles ne la tiendront pas dans dix ans.
La loi de 1838 révisée en 1890 n'était vraisemblablement
pas mal pour l'époque, mais elle a abouti au grand enfermement. La loi
de 1958 sur les alcooliques dangereux n'a pas été
appliquée, tout simplement. Quant à celle de 1970 sur les
toxicomanes, elle a à peine été appliquée et elle a
été tout à fait impuissante à éradiquer la
montée du fléau. Par conséquent, la confusion des
rôles ne semble pas du tout un gage d'efficacité en cette
matière. Cela donne un peu bonne conscience quand on rédige, mais
ce n'est pas forcément très efficace.
A côté du durcissement des peines, du suivi socio-judiciaire, qui
me semble effectivement très important, et des mesures
préventives qui nécessitaient une loi, que, personnellement, en
tant que citoyen, j'approuve tout à fait (cet aspect correspond à
ce que pense le citoyen lambda et il est très bien de l'exprimer par une
loi), tout cela amènera en plus, vraisemblablement, un certain nombre
d'intéressés à réfléchir, pour autant que je
les connaisse.
Quant aux soins, je répète que je suis un peu plus
gêné, tout en sachant que la loi va passer. En effet, je me suis
dit, toujours à la lecture du texte de l'Assemblée nationale, que
les dépenses sont complètement occultées. A cet
égard, on trouve des chiffres tout à fait fantaisistes, comme
500 F pour la formation d'un médecin spécialiste ! On
ne parle pas de centres de formation et de recherche ; on ne parle pas des
seules choses qui seraient intéressantes pour explorer cette voie.
En revanche, on parle, toujours par sous-entendus, de
généralisations et, quasiment, d'une obligation de
résultat, ce qui est très préoccupant.
A mon avis, une circulaire, qui aurait prévu des moyens pour des centres
de soins, de formation et de recherche et qui aurait permis de former du
personnel et d'aboutir à des résultats fiables au bout d'une
dizaine d'années, aurait été plus cohérente et,
surtout, plus efficace.
En effet, j'ai peur que l'on se retrouve avec l'essentiel des patients
attribués à des gens comme moi, les psychiatres de secteur, parce
qu'ils ne font pas payer, les libéraux prenant "les bons cas" (ils
existent). En fait, on sait très bien que la récidive en milieu
familial n'est pas très fréquente au bout de dix ans de prison,
surtout quand les enfants sont partis. Je veux dire par là que l'on
mêle beaucoup de catégories différentes dans cette notion
de perversion, que c'est une discussion qui n'est pas inintéressante en
ce qui concerne les résultats et que l'on a beaucoup de mal à
différencier les différentes catégories quand on regarde
les résultats.
Quant au fond, je pense que l'injonction a amélioré la situation,
dans la mesure où elle n'a plus été inscrite comme
obligatoire, mais il s'agit quand même d'une obligation, ce qui pose un
problème technique. En effet, les vrais pervers (que j'ai connus et que
nous avons tous connus) sont des spécialistes du parapluie. Ce sont des
gens qui viennent vous voir parce qu'on leur a dit de le faire, ce qui leur
permet de sortir de prison et d'améliorer un peu leur
sécurité par rapport aux instances répressives qui les
menacent. Tant que cela marche, ils viennent, ils sont même ravis que
nous envoyions des petits papiers au tribunal, puisque c'est ce qu'ils viennent
chercher, mais nous avons énormément de mal à accrocher
une relation psychothérapique avec eux.
Quand j'en parle avec mes collègues (mais ce que je dis n'est pas vrai
pour Roland Coutanceau car nous sommes dans des situations différentes),
je m'aperçois que nous avons du mal à évoquer un cas pour
lequel nous soyons sûrs d'avoir été vraiment efficaces, et
ce sur vingt à trente ans de carrière. Je parle bien des pervers
récidivistes en dehors de leur famille. Ceux qui ont été
repérés et qui ont causé un séisme dans le milieu
familial ne sont évidemment pas dans la possibilité réelle
de reproduire ce qui s'est passé avant, mais ceux qui étaient
dans la possibilité de le faire ne s'arrêtent pas "comme
ça", du moins dans leur tête.
En ce qui concerne le bizutage, on en a parlé et je suis d'accord avec
l'intervenante précédente.
J'en viens aux éléments positifs.
Il fallait faire quelque chose qui donne un espoir aux parents (c'est
fondamental et vous en entendrez parler tout à l'heure, car il
n'était pas possible de les laisser dans l'état où ils
étaient) et qui permette de développer une prévention
encore complètement embryonnaire. Je veux dire par là que,
même si on en sauve un de temps en temps, cela vaut le coup d'essayer. De
plus, je suis persuadé que l'avenir va largement dans ce sens. Donc il
faut y aller.
Ce n'est pas cela que je discute. Je discute de l'efficacité d'une
mesure générale alors qu'il aurait mieux valu faire des mesures
ponctuelles financées et les élargir peu à peu, en
tâche d'huile, avec des gens compétents et motivés pour le
faire.
Donner un cadre légal et contraignant à la prévention et
au contact semble tout à fait cohérent. Il n'existait à
cet égard que des déserts. Je pense que, ce faisant, on entre un
peu dans le XXème siècle et que, malgré tout, là
aussi, cela peut tout à fait faire réfléchir les gens. Une
menace de "coup de pied au cul" peut avoir une action thérapeutique
dans
certains cas.
Tout cela pour dire que cette loi va passer, mais que je peux quand même
suggérer, point par point, quelques petites modifications pratiques, en
me cantonnant au strict problème médical. Je répète
en effet que j'approuve l'ensemble de la loi et que je parle en tant que
technicien.
L'article 131-36-2 pose quelques problèmes. J'ai déjà dit
que cette injonction me paraissait une obligation à peine
déguisée. De même, la notion "
sans son consentement"
est pleine d'euphémisme (pour être gentil) et je ne suis pas
sûr que la rédaction soit très claire pour
l'intéressé. Mais c'est ainsi : c'est une cote mal
taillée.
Cela dit, je répète que l'obligation de soins me semble
très inefficace, et je souhaiterais presque qu'il soit écrit
quelque part que l'obligation de résultat est plutôt
étrangère à l'esprit de la loi. Elle n'a été
appliquée qu'en Belgique, avec le résultat que l'on sait.
L'injonction non obligatoire, mais sous menace de deux à cinq ans de
prison, est également très "euphémisante" (pour être
gentil), et je pense qu'elle nous met dans une situation difficile pour essayer
d'établir une relation de confiance avec des gens qui sont souvent
très adaptés et très spécialistes du parapluie. Ils
ont pas mal d'années de route derrière eux et ils savent
très bien comment on peut profiter des parapluies et des failles du
système.
Par conséquent, l'obligation ne me plaît pas beaucoup. Elle est
reprise dans le code de procédure pénale, ce qui est logique.
En ce qui concerne la santé publique, il y a tout ce compte
d'apothicaire qui ne me semble pas bon et qui conclut fort logiquement qu'il
faut 500 F pour la formation des médecins et un régime de
paiement pour les experts et les spécialistes. Je veux dire par
là que le débat est complètement occulté. C'est une
chose dont on ne parle pas dans la loi et qui est simplement
évoquée de manière lyrique dans le débat. La
conclusion, c'est que c'est un débat occulté.
A cet égard, je répète tout d'abord que, nous, psychiatres
publics, sommes confrontés à une période dans laquelle, en
raison des ordonnances Juppé, l'hôpital public est soumis à
une cure d'austérité assez sévère. Il est
évident que nous ne disposons pas de moyens illimités mais, au
contraire, de moyens en baisse.
Ensuite, en raison du
numerus clausus
de tous les médecins, mais
aussi des spécialistes, on va se précipiter d'ici cinq ans dans
le gouffre démographique qui fait qu'un poste sur deux ne va pas pouvoir
être renouvelé. Nous avons donc quelques soucis sur nos
possibilités d'accumuler beaucoup de missions supplémentaires.
Celle-là n'en est qu'une parmi d'autres, mais elle risque d'être
quelque peu pesante, d'autant plus que l'on nous dira, si jamais cela ne marche
pas (et on sait bien que cela risque de ne pas marcher dans un certain nombre
de cas) : "Docteur, qu'avez-vous fait ?"
Nous insistons donc beaucoup sur la nécessité de faire de la
formation, d'avoir des gens disponibles et de créer des centres
expérimentaux, sans quoi ce n'est pas sérieux. Il faut absolument
trouver des solutions permettant d'agir dans ce sens. Sinon, on ne fait que de
l'adaptation au coup par coup et le nouveau système risque de ne pas
marcher, comme n'ont pas marché des tas de choses
précédemment.
Je passe à l'article 335-3. C'est aussi une chose que nous connaissons
bien, parce qu'elle apparaissait dans toutes les obligations de soin. C'est
l'histoire des attestations régulières et du rôle de
dénonciateur quand cela ne va pas. C'est une vieille querelle, mais il
ne faut pas voir les principes ; il faut simplement voir
l'efficacité.
Si quelqu'un vient me voir avec l'idée que je vais le dénoncer si
je pense qu'il va refaire des bêtises, il est évident que cela ne
va pas faciliter l'instauration d'un dialogue un tout petit peu honnête.
Personnellement, je le ferai si j'ai le sentiment que cela va très mal
tourner, mais c'est une relation très tordue sur le plan
thérapeutique, et je crois qu'il ne s'agit plus du secret médical
car il y a des clauses de levées du secret médical.
Par conséquent, sur le plan de l'efficacité, avec des gens en
général très intelligents, c'est un problème.
Pour les obligations de soins, je me sens capable de dire : "il est
venu
à ma consultation" mais non pas : "je vous mets un bon point si
vous venez ou un mauvais point si vous ne venez pas". C'est un point de
vue que
partagent à peu près tous ceux qui se sont frottés
à cela.
Je tiens aussi à relever un tout petit point (j'ai fait en effet de la
pédopsychiatrie et je reçois encore des victimes) : je me
demande si, dans l'article 706-54, il ne manque pas une petite phrase sur la
destruction des films. Je sais bien que cela concerne les archives judiciaires
et que ce n'est pas mon problème, mais les films sont une chose beaucoup
plus émouvante. Je ne souhaiterais donc pas que, dans des histoires
d'inceste, qui sont les plus banales, les documents puissent
réémerger dix ou vingt ans après pour illustrer les
scènes de famille. Il manque une chose qui n'a pas été
prévue.
En revanche, je pense qu'il est très bien d'éviter aux enfants de
déposer dix fois de suite dans une procédure. Je ne suis pas du
tout opposé à cela. Simplement, je pense qu'il faut
prévoir le devenir des documents filmés. Heureusement, ils se
dégradent spontanément...
Pour ne pas trop occuper votre temps, je voudrais en terminer par le point sur
lequel la personne qui m'a précédé a achevé son
exposé pour dire exactement le contraire. Il s'agit de l'article L. 348
du code de la santé publique (loi de 1938 révisée en
1990), qui doit être révisée au bout de cinq ans et qui a
fait l'objet d'une étude de la Commission Stroll au ministère de
la Santé. La Commission Stroll avait en effet proposé une
judiciarisation de l'entrée dans les systèmes de placement
obligatoire et une médicalisation des conditions de sortie. Si vous
réfléchissez bien, c'est exactement l'inverse de ce dont on
discute dans la transformation actuelle.
Je sais bien que la situation actuelle n'est pas parfaite, parce que les deux
experts qui sont prévus dans la loi de 1990 ne sont pas souvent d'accord
et qu'il y a des craintes locales, si bien que l'on a beaucoup de mal à
accorder les violons. C'est pourquoi certains jugent les procédures de
sortie quelque peu incohérentes, ce qui est évident.
Cela dit, je ne voudrais pas que l'on passe d'une position de
médicalisation de la sortie à une judiciarisation partielle ou
totale par le biais de ce petit article. A cet égard, il faut relire les
débats de l'Assemblée nationale pour voir que cela peut
être soit partiel, soit plus étendu, sans avoir une discussion
sérieuse là-dessus. C'est comme le reste : cela vient trop
vite pour que l'on modifie un article qui est essentiel.
Je vous le dis comme je le pense. J'ai un service ouvert, où je n'ai pas
de cellule. J'ai régulièrement un homicide, un infanticide, etc.,
et je me débrouille très bien avec tout cela, mais si, au lieu
d'en avoir un, j'en ai trois ou quatre sans pouvoir envisager d'autre solution
que de les garder dans le service pendant dix ou quinze ans, je ne pourrai pas
gérer mon service comme je le fais actuellement. Alors que je me suis
battu toute ma vie pour que l'on passe d'une psychiatrie carcérale
à une psychiatrie de soins (je crois que j'y suis à peu
près arrivé), je n'ai pas trop envie que l'on rebascule à
l'inverse.
Cela ne veut pas dire qu'il ne faut pas réfléchir
là-dessus, mais la solution qui consiste à modifier l'article me
semble une réflexion un peu courte par rapport au problème
posé : la structure globale de l'appareil de soins en psychiatrie.
J'arrête mon intervention là-dessus, mais ce n'est pas un point
négligeable pour nous.
M. le PRESIDENT
. - Nous vous remercions, Docteur, Je vais
peut-être donner la parole à votre collègue, après
quoi, dans le cadre de notre horaire, nous pourrons vous poser des questions.