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Abrogation de l’article 40 de la Constitution
Rejet d’une proposition de loi constitutionnelle
M. le président. L’ordre du jour appelle la discussion, à la demande du groupe Communiste Républicain Citoyen et Écologiste – Kanaky, de la proposition de loi constitutionnelle visant à abroger l’article 40 de la Constitution, présentée par Mme Éliane Assassi, MM. Éric Bocquet, Pascal Savoldelli et plusieurs de leurs collègues (proposition n° 732 [2022-2023], résultat des travaux de la commission n° 65, rapport n° 64).
Dans la discussion générale, la parole est à M. Pascal Savoldelli, auteur de la proposition de loi constitutionnelle.
M. Pascal Savoldelli, auteur de la proposition de loi constitutionnelle. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, je salue ma collègue et amie Éliane Assassi, qui nous regarde peut-être et qui était la première cosignataire de cette proposition de loi constitutionnelle.
Mme Nathalie Goulet. Moi aussi !
M. Pascal Savoldelli. Débattre d’une proposition de loi constitutionnelle portant abrogation de l’article 40, c’est d’abord s’inscrire dans une dynamique de réforme de la Constitution – une dynamique engagée et accélérée voilà quelques jours par le Président de la République, lui qui a relancé le débat.
La Constitution donne du sens à l’État de droit. Force est toutefois de constater qu’aujourd’hui la perte de sens est généralisée, tant notre démocratie semble vaciller et notre République paraît fragilisée, amoindrie.
D’année en année, de crise politique en crise politique, des « gilets jaunes » au mouvement contre la réforme des retraites, la question de l’intervention citoyenne a fait irruption dans le débat public. Au sortir de chacune de ces crises, la capacité de nos institutions à lui ouvrir un débouché a systématiquement été interrogée et souvent jugée insatisfaisante, voire insuffisante.
L’acuité de cet enjeu s’est révélée particulièrement vive ces derniers mois, durant le mouvement social contre la réforme des retraites. Une très grande majorité de Français ont en effet manifesté contre une réforme qu’ils estimaient injuste et brutale.
Le mouvement a ensuite pris un autre caractère : c’est contre la vie démocratique même de nos institutions que nos concitoyens se sont exprimés dans la rue. Ils l’ont fait contre l’article 49.3, bien sûr, mais aussi, et de manière plus inattendue, contre l’article 40 de notre Constitution.
C’est en effet cet article qui a été invoqué pour bloquer la proposition de loi du groupe Liot (Libertés, Indépendants, Outre-mer et Territoires) d’abrogation de la réforme des retraites portant l’âge légal de départ à 64 ans, puisqu’il rend irrecevable toute proposition dont l’adoption « aurait pour conséquence soit une diminution des ressources publiques, soit la création ou l’aggravation d’une charge publique ». En d’autres termes, le Gouvernement a le droit de défendre une telle mesure, mais pas la représentation nationale ! (M. le garde des sceaux acquiesce.)
Beaucoup de nos concitoyens ont alors découvert cet artifice. Son usage est apparu déraisonnable, injustifié et impropre au débat démocratique et à la cohésion sociale.
C’est l’article 40 qui a restreint le droit de proposition de la représentation nationale.
C’est l’article 40 qui a empêché – donc contrarié – l’expression de la démocratie sociale.
Cet article a été identifié comme un étau institutionnel et démocratique, dépossédant les individus de leur citoyenneté. Depuis, juristes, constitutionnalistes, citoyens, s’interrogent légitimement.
En tant que législateurs, nous avons la responsabilité de saisir le moment opportun pour une réforme constitutionnelle, lorsque les institutions semblent en décalage avec la volonté du peuple souverain. C’est au regard de cette responsabilité que nous proposons l’abrogation de l’article 40.
Deux raisons nous y conduisent.
En premier lieu, il s’agit d’apporter un nouveau souffle à la démocratie.
« Un peuple a toujours le droit de revoir, de réformer et de changer sa Constitution. Une génération ne peut assujettir à ses lois les générations futures. » Voilà ce qu’indique l’article 28 de la Constitution de 1793.
Le général de Gaulle lui-même affirmait en 1958 : « C’est donc pour le peuple que nous sommes, au siècle et dans le monde où nous sommes, qu’a été établi le projet de Constitution. »
En 2023, nous traversons une crise profonde de la démocratie aussi bien que de la légitimité de nos institutions. Nous traversons aussi une crise de confiance dans le parlementarisme, pourtant garant de la représentation nationale.
Pourquoi évoquer cela ?
Aborder l’abrogation de l’article 40 de la Constitution, c’est d’abord interroger le pouvoir du Gouvernement, celui du Parlement, mais aussi celui des citoyens. C’est un débat sur la légitimité et sur la légalité.
Le Sénat est à la bonne place pour poser les jalons d’un tel cheminement, puisqu’il se distingue de l’Assemblée nationale, où les recours à l’article 49, alinéa 3, à l’article 40 et aux motions de censure se nourrissent et se répondent – « Acquiescement du ministre »… (M. le garde des sceaux rit.)
L’irruption des citoyens dans les choix politiques et budgétaires est aujourd’hui un fait. Ceux-ci s’interrogent sur les outils mis à leur disposition pour exercer leur citoyenneté, mais aussi leur droit d’intervention concernant le budget de la Nation.
Ce qui lie les citoyens au budget de la Nation, ce sont d’abord les services publics, ciment de la République dans tous les territoires. Mes chers collègues, comment les citoyens peuvent-ils s’approprier ces services publics s’ils n’en ont pas la maîtrise ?
Chaque fois que des habitants, des syndicalistes ou des élus locaux demandent les moyens de la sauvegarde ou du développement de leurs services publics, les amendements concernés sont frappés d’irrecevabilité : sauvegarder les lignes de bus RATP ? Irrecevable. Augmenter les bourses pour les étudiants ? Irrecevable. Service public de l’énergie ? Irrecevable. Je pourrais continuer cette liste. D’aucuns pourraient évoquer un tri dans les initiatives politiques…
L’article 40 rendant la démocratie sociale irrecevable, il est temps de l’abroger.
En second lieu, il est nécessaire de dépasser ce qui constitue un outil d’entrave au débat parlementaire.
Cette réflexion n’est pas nouvelle. Elle dépasse les clivages politiques et a été défendue par toutes les sensibilités politiques, et ce dans les deux chambres.
Elle a été exprimée par le comité de réflexion et de proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions de la Ve République, dit comité Balladur, chargé de la révision constitutionnelle lancée par Nicolas Sarkozy en 2008. Les présidents des commissions des finances à l’Assemblée nationale et au Sénat, respectivement Didier Migaud et Jean Arthuis, ont alors plaidé – en vain – pour la fin de ce qu’ils qualifiaient de « forme d’autocensure parlementaire ».
Mme Nathalie Goulet. Oui !
M. André Reichardt. Exact !
M. Pascal Savoldelli. Une forme d’autocensure, et aussi d’incohérence, puisque, dans le même temps, il est possible de créer une nouvelle dépense fiscale ou d’élargir une niche fiscale existante sans que l’article 40 puisse s’appliquer, alors même que l’État ou la sécurité sociale voient leurs recettes minorées.
M. André Reichardt. Encore exact !
M. Pascal Savoldelli. Malgré l’article 40, il est possible de reporter des crédits de dizaines de milliards d’euros.
Malgré l’article 40, la mise en réserve d’une partie des crédits budgétaires est possible.
N’assistons-nous pas à un « deux poids, deux mesures » ?
Plus largement, la question posée est celle de la définition du travail parlementaire et, in extenso, du droit d’amendement. Avec l’article 40, ce droit est-il assuré ou bien confisqué ?
Si la Ve République est le fait majoritaire, l’article 40 non seulement limite les capacités de proposition de l’opposition, par définition minoritaire, mais, surtout, restreint la capacité d’initiative des parlementaires de la majorité.
Mme Nathalie Goulet. Eh oui !
M. Pascal Savoldelli. Sous la Ve République, le Parlement se contenterait-il d’adhérer à un budget ou de s’y opposer ? Quoi qu’il en soit, son rôle d’élaboration est aujourd’hui indéniablement restreint. Finirait-on par parler d’un budget des cabinets ministériels accompagnés par l’expertise de cabinets privés plutôt que d’un budget de la Nation ?
Ces deux raisons exposées, permettez-moi de contrer l’argument qui nous a été opposé, selon lequel l’article 40 constitue un garde-fou. Non, son abrogation ne constituera pas un facteur d’aggravation de la dette et des déficits publics.
La commission des lois a majoritairement jugé « l’abrogation impossible et son assouplissement aventureux ». L’argument principal mis en avant est le risque d’accélération des déficits.
L’état de nos comptes publics nous indique pourtant bien que l’article 40 n’a jamais permis d’atténuer la dette ou les déficits publics. Pis, depuis la dernière révision constitutionnelle, notre dette publique s’est considérablement accrue. S’agit-il donc de restreindre les déficits ou le droit parlementaire ?
Si comparaison n’est pas raison, signalons, de même, qu’il existe dans la moitié des pays de l’OCDE un droit d’initiative parlementaire illimité. Ces pays présentent des niveaux de dettes différents, ce qui démontre qu’il n’y a pas de corrélation avec le niveau d’endettement, mais aussi que l’abrogation de l’article 40 n’est pas contraire aux engagements européens pris par la France.
Autre comparaison, les assemblées des collectivités territoriales votent des dépenses et des recettes tout au long de l’année. En théorie, elles ne peuvent enregistrer de déficit, puisque leur budget doit respecter le principe d’équilibre,…
M. André Reichardt. Exact !
M. Pascal Savoldelli. … théorie rarement démentie par les faits, tant les procédures de mise sous tutelle ont été rares ces dernières années.
Les collectivités peuvent toutefois emprunter librement, donc s’endetter – une dette saine, puisque, sans elle, nous n’aurions jamais pu construire une seule école ou un seul service public. Surtout, cette dette ne représente que 10 % du total de la dette publique, en baisse de 3,5 % en 2022.
C’est bien la démonstration de l’esprit de responsabilité des élus locaux. Pourquoi les parlementaires, dont beaucoup sont rodés à l’élaboration d’exercices budgétaires grâce à leurs expériences locales, ne seraient-ils pas, eux, empreints de cette responsabilité ?
Pour conclure cet exposé, je reviens sur les notions de légalité et de légitimité.
Celles-ci forment le cœur du sujet, dès lors que l’on s’interroge sur une réglementation qui n’est nécessaire qu’à une économie libérale et de compétition, qui vit sur la dette publique. Tout cela nous pose une question de fond : à qui sert l’article 40 ? De quel État est-il l’instrument de pouvoir ? Pour quoi ? Comment ?
Il s’agit là d’une contradiction inhérente à la Constitution de la Ve République, qui précise pourtant que « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum ». Son aboutissement demeure la démocratie sociale, laquelle est consacrée par l’expression de « République sociale ».
Le peuple français n’est pas « irresponsable ». La représentation nationale ne l’est pas non plus.
Responsabiliser, c’est légitimer.
Légitimer la démocratie parlementaire et la démocratie sociale, c’est apporter un nouveau souffle à la République. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE-K. – MM. Guy Benarroche et Patrice Joly applaudissent également.)
M. le président. La parole est à M. le rapporteur. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Stéphane Le Rudulier, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d’administration générale. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, nous ne connaissons que trop bien les contraintes enserrant notre droit fondamental d’amendement. Elles sont nombreuses : 49.3, vote bloqué, article 45… S’y ajoute le fameux principe de l’irrecevabilité financière des initiatives parlementaires inscrit à l’article 40 de notre loi fondamentale, cette contrainte n’étant pas des moindres.
La proposition de loi présentée par nos collègues communistes a le mérite de la simplicité et de la clarté, puisqu’elle abroge purement et simplement l’article 40 de la Constitution.
Certes, la critique de cet article n’est pas une idée neuve ; elle semble avoir suscité un regain d’attention médiatique et politique en raison d’une actualité récente, notamment à l’occasion de la réforme des retraites. J’en veux pour preuve la teneur même de l’exposé des motifs de la proposition de loi qui nous est soumise. Il démontre, s’il en était besoin, que ce texte a été pensé pour des raisons essentiellement conjoncturelles.
Aussi respectables et compréhensibles soient-elles, ces raisons doivent être appréciées en tenant compte de l’exigence de sérénité et avec le recul qui doit présider, en toute hypothèse, à une révision constitutionnelle.
Loin de moi l’idée de balayer d’un revers de main ce sujet important au regard des frustrations ou du mécontentement de nos collègues qui s’élèvent parfois, dès lors que certaines de leurs initiatives sont frappées d’irrecevabilité financière. Il s’agit de fait d’un débat pleinement légitime pour notre assemblée.
Deux questions essentielles doivent être posées.
Est-il envisageable de voter l’abrogation de l’article 40 de la Constitution proposée par nos collègues communistes ?
À défaut, pourrions-nous adopter une atténuation ou un assouplissement de sa lettre ?
En préambule, je rappelle que le principe d’irrecevabilité financière s’inscrit dans la logique de rationalisation du parlementarisme voulue par le constituant de 1958. Cette disposition est conforme à l’idée que le Parlement a vocation non pas à déterminer le budget de l’État, mais seulement à le discuter et à l’examiner, garantissant ainsi le respect de « l’objectif d’équilibre des comptes des administrations publiques » énoncé à l’avant-dernier alinéa de l’article 34 de la Constitution.
Il me paraît d’ailleurs utile d’évoquer ici que l’article 40 de la Constitution fait partie de ces rares articles – une trentaine – qui n’ont jamais été modifiés depuis 1958. Il est en effet le produit d’une histoire constitutionnelle de plus de cent quarante ans et, en quelque sorte, comme le souligne Anne Levade, un point d’aboutissement de réflexions et de pratiques engagées à partir du XIXe siècle.
Une telle abrogation serait-elle donc devenue plus pertinente aujourd’hui ? Je ne le pense pas. Au contraire, elle serait moins opportune que jamais.
D’un point de vue budgétaire, d’abord, dans un contexte que nous connaissons tous, une telle abrogation paraîtrait particulièrement contradictoire avec les objectifs que la France se donne quant au sérieux de la gestion de ses deniers publics.
Il ne s’agit nullement ici de présenter les parlementaires comme irresponsables financièrement : le Gouvernement n’a pas eu besoin du Parlement pour présenter des budgets systématiquement déficitaires depuis 1974. En revanche, je ne déduis pas de cet état de fait qu’il n’y aurait aucun risque budgétaire à ouvrir plus largement aux parlementaires la possibilité de proposer des initiatives dépensières : l’accroissement des initiatives législatives créant ou aggravant les charges publiques se traduirait mécaniquement par une augmentation des dépenses publiques.
D’un point de vue institutionnel, ensuite, l’équilibre propre au débat budgétaire est connu de tous et il serait remis en cause. D’un côté, le Gouvernement sollicite une somme de crédits pour réaliser certaines opérations et mettre en œuvre la politique sur laquelle il s’est engagé et est responsable devant l’Assemblée nationale ; de l’autre, le Parlement accorde ou refuse tout ou partie de ces crédits, en allant, le cas échéant, jusqu’à renverser le Gouvernement.
D’un point de vue politique, enfin, cette abrogation paraîtrait particulièrement malvenue dans le contexte que traversent nos institutions, marqué par une majorité relative à l’Assemblée nationale. Pour le dire autrement, en période de majorité absolue, une réforme ou une abrogation de l’article 40 pourrait ne produire aucun effet majeur ; cependant, la logique même de la rationalisation du parlementarisme consiste à donner au pouvoir exécutif les moyens de faire face aux contraintes inhérentes à une majorité relative, qui ne signifie en aucun cas qu’il appartient aux oppositions de gouverner.
Dès lors, l’assouplissement de l’article 40 de la Constitution est-il envisageable ?
Faut-il par exemple supprimer les propositions de loi du champ des dispositions soumises à l’irrecevabilité financière ? Même si tel est l’usage dans les deux chambres, il serait paradoxal de l’inscrire dans la Constitution, sauf à sous-entendre que les propositions de loi n’ont guère de chance de prospérer sans l’aval de l’exécutif – celles-ci étant par conséquent sans danger pour les finances publiques, nous pouvons lâcher la bride au pouvoir législatif, ce qui serait en quelque sorte une façon de dévaloriser les propositions de loi.
Faut-il alors permettre la compensation de la création ou de l’aggravation des charges publiques ?
Cela présenterait certes l’avantage de garantir que la masse des charges elle-même n’augmente pas, mais cela permettrait de facto au pouvoir législatif de redessiner totalement le budget proposé par le Gouvernement comme il l’entend, du moins en dépenses. In fine, à quoi servirait encore l’article 40 ? Poussons le raisonnement jusqu’à la caricature : ne serait-ce pas une remise en cause du monopole du Gouvernement sur l’initiative des projets de loi de finances ?
M. Stéphane Le Rudulier, rapporteur. Faut-il ensuite qualifier plus précisément les ressources et les charges concernées ? Il me semble que c’est ici entrer dans une complexité qui ne peut être source que de nouvelles problématiques. Un parlementaire est-il toujours capable de chiffrer la portée financière de sa proposition ou de son amendement de manière certaine et sincère ?
Mme Nathalie Goulet. Ah non !
Mme Sophie Primas. Pas toujours, mais le Gouvernement non plus ! (Sourires sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Stéphane Le Rudulier, rapporteur. Faut-il enfin permettre la discussion d’amendements jugés irrecevables ? Quel en serait véritablement l’intérêt ?
Le calendrier, surtout en matière de projets de loi de finances ou de projets de loi de financement de la sécurité sociale, n’est-il pas assez contraint ? Les débats parlementaires ne sont-ils pas suffisamment lourds ? Aller au-delà de ce que la pratique permet d’ores et déjà – à savoir la prise de parole sur l’article concerné par l’amendement jugé irrecevable – ferait courir le risque d’une instrumentalisation à des fins d’obstruction, raison pour laquelle je n’y suis pas favorable.
Par ailleurs, dans le cadre des auditions, l’amélioration des procédures actuellement en vigueur a été évoquée, notamment sur deux points essentiels. Le premier point est le renforcement de la motivation des décisions d’irrecevabilité.
Mmes Nathalie Goulet et Sophie Primas. Oui !
M. André Reichardt. C’est important !
M. Stéphane Le Rudulier, rapporteur. Cela peut être une piste à explorer. Néanmoins, mes chers collègues, je vous indique que la procédure actuelle permet déjà d’obtenir un complément de motivation.
M. André Reichardt. Oui, enfin…
M. Stéphane Le Rudulier. Le second point est la formalisation d’une voie de recours.
Sur le principe, l’idée semble séduisante. Encore faut-il la confronter au nombre d’amendements à objet financier – plusieurs dizaines de milliers par législature. Je vois mal comment un tel recours serait compatible avec les impératifs de bonne tenue et de délai raisonnable du débat parlementaire. Qui plus est, quel serait l’organe le plus pertinent pour mener à bien un tel contrôle ?
Je rappelle à toutes fins utiles que le réexamen d’une décision d’irrecevabilité rendue par le président de la commission des finances est d’ores et déjà possible directement auprès de ce dernier. Cela achève de convaincre qu’une telle réforme ne paraît pas souhaitable.
Mme Nathalie Goulet. Tout à fait !
M. Stéphane Le Rudulier, rapporteur. De surcroît, ces pistes de réflexion relèvent davantage du règlement des assemblées que de la Constitution elle-même.
M. André Reichardt. D’accord.
M. Stéphane Le Rudulier, rapporteur. En conclusion, mes chers collègues, je vous propose de rejeter la présente proposition de loi, la réflexion collective ne me semblant pas tout à fait mûre sur ce sujet.
Je remercie néanmoins nos collègues communistes de la réflexion stimulante à laquelle ils nous engagent. Je remercie également tous les présidents de groupe ainsi que le président de la commission des finances de s’être rendus disponibles dans un délai si court pour me faire part de leurs observations. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. le président. La parole est à M. le garde des sceaux.
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux, ministre de la justice. Monsieur le président, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, je salue également Mme Assassi, si elle nous regarde.
Mme Nathalie Goulet. Moi aussi ! (Sourires.)
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. Monsieur Savoldelli, je vous remercie de nous contraindre à la réflexion : c’est un exercice toujours infiniment utile.
Inchangé depuis 1958, l’article 40 de la Constitution constitue une limite objective à l’initiative des parlementaires et au droit d’amendement. Il forme un modérateur contribuant à concilier le respect de l’initiative parlementaire avec les exigences d’équilibre des finances publiques et de qualité des débats parlementaires.
C’est vrai : l’article 40 a souvent été décrié, et ce dès 1958. Pourtant, force est de constater qu’il a résisté à toutes les tentatives de modification ou d’abrogation dont il a pu faire l’objet, et ce à maintes reprises. Toutefois, il a aussi compté des parlementaires pour le défendre. Il a d’ailleurs résisté à cette proposition de loi, puisque la commission des lois du Sénat ne l’a pas adoptée.
En réalité, l’article 40 de la Constitution s’inscrit pleinement dans l’équilibre institutionnel de la Ve République. À ce titre, il ne constitue en rien une limitation excessive de l’initiative parlementaire.
L’article 40 de la Constitution, d’abord, est l’une des clés de voûte de l’équilibre institutionnel de la Ve République.
Il est souvent affirmé que la Ve République s’est construite en opposition avec le régime de la IVe République. Cela est vrai sur bien des aspects ; pourtant, des éléments de continuité existent.
Comme la IVe République, la Ve République est un régime parlementaire dans lequel les pouvoirs sont partagés entre différents organes constitutionnels qui collaborent.
C’est un régime dans lequel le Gouvernement est politiquement responsable devant le Parlement, en contrepartie de quoi il lui est reconnu le pouvoir de déterminer et de conduire la politique de la Nation.
Par certains aspects, la Constitution du 4 octobre 1958 s’inscrit dans un mouvement de rationalisation du parlementarisme déjà engagé en 1946.
L’irrecevabilité financière de l’article 40 n’est ainsi pas une pure création du constituant de 1958.
Elle n’est d’ailleurs pas une spécificité française, des dispositions similaires existant dans la plupart des démocraties parlementaires – « Acquiescement du sénateur »… (Sourires.)
M. Pascal Savoldelli. Non, non ! (Nouveaux sourires.)
M. Éric Bocquet. Réponse du berger à la bergère ! (Exclamations amusées sur les travées du groupe CRCE-K.)
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. La règle de l’irrecevabilité financière trouve en effet ses origines sous la IIIe République : dans la résolution Berthelot votée le 16 mars 1900, puis dans l’instauration en 1920 d’une procédure d’irrecevabilité financière générale dans le règlement de la Chambre des députés.
Par la suite, cette règle fut constitutionnalisée par l’article 17 de la Constitution de la IVe République, qui disposait qu’« aucune proposition tendant à augmenter les dépenses prévues ou à créer des dépenses nouvelles ne pourra être présentée lors de la discussion du budget, des crédits prévisionnels et supplémentaires ».
Enfin, reprenant la loi du 31 décembre 1948 portant fixation pour l’exercice 1949 des maxima des dépenses publiques et évaluation des voies et moyens, dite loi des maxima, le décret du 19 juin 1956 a imposé une compensation pour toute proposition affectant les finances publiques.
L’article 40 de la Constitution n’a fait que donner une pleine effectivité à la règle de l’irrecevabilité financière. En effet, contrairement aux Républiques précédentes, l’application de cette règle n’est plus laissée à l’unique appréciation des assemblées parlementaires : le Gouvernement peut invoquer l’article 40 en séance publique, et le Conseil constitutionnel s’est reconnu compétent pour assurer son respect. La règle de la recevabilité financière, inscrite à l’article 40 de la Constitution, n’est donc pas une innovation de la Ve République.
Hier comme aujourd’hui, la règle de la recevabilité financière constitue une nécessité qui n’a rien d’excessif.
Vous le savez, l’article 20 de la Constitution charge le Gouvernement de déterminer et de conduire la politique de la Nation. En cela, il est responsable devant le Parlement.
Il est notamment responsable de l’équilibre du budget pour lequel il présente, chaque année, un projet de loi de finances.
C’est une quasi constante dans toutes les démocraties modernes : c’est au Gouvernement qu’il revient de préparer le budget, qu’il présente ensuite au Parlement pour être discuté.
Il n’est cependant pas concevable que des initiatives parlementaires, sans accord du Gouvernement, puissent altérer les équilibres budgétaires qu’il a définis, en assumant sa responsabilité devant le Parlement.
Cela reviendrait non seulement à saper les efforts fournis chaque année par le Gouvernement pour tendre vers l’équilibre de nos finances publiques, mais aussi à diluer la responsabilité qu’il tient de l’article 20 de la Constitution.
Par ailleurs, la loi organique du 1er août 2001 relative aux lois de finances (Lolf) a assoupli les conditions de recevabilité des amendements de crédits portant sur une loi de finances. En effet, son article 47 précise que « la charge s’entend, s’agissant des amendements s’appliquant aux crédits [de] la mission ».
Ainsi, si le Gouvernement reste le seul compétent pour créer une mission, les parlementaires peuvent modifier à la hausse ou à la baisse les crédits des programmes composant une mission ou créer un nouveau programme, à condition de ne pas augmenter les crédits de la mission.
Au-delà de la lettre de l’article 40, la pratique suivie par les assemblées et le Conseil constitutionnel laisse une grande marge d’appréciation au Parlement pour la mise en œuvre de l’irrecevabilité financière.
Ainsi, le Conseil constitutionnel ne se déclare compétent pour connaître d’une violation de l’article 40 que lorsque le Parlement s’est préalablement prononcé. Cette règle du « préalable parlementaire » souligne le rôle central exercé par le Parlement dans la procédure.
Les assemblées ont su s’approprier ce rôle, à tel point qu’une partie de la doctrine n’hésite pas à qualifier le Parlement de juridiction de premier degré, l’appel étant réservé au juge constitutionnel.
Ainsi, les rapports de recevabilité financière des amendements et des propositions de loi représentent des « bréviaire[s] indispensable[s] pour connaître et comprendre les subtilités de l’application de l’article 40 de la Constitution », comme le relevait le président de l’Assemblée nationale Richard Ferrand.
Le rapport d’information sur la recevabilité financière des initiatives parlementaires et la recevabilité organique des amendements à l’Assemblée nationale de 2022 d’Éric Woerth et le rapport d’information sur la recevabilité financière des amendements et des propositions de loi au Sénat de 2014 de Philippe Marini détaillent avec précision la jurisprudence abondante et bien établie de la recevabilité financière par les présidents successifs de la commission des finances de chaque chambre.
Les présidents de la commission des finances visent de façon continue à concilier le respect des exigences organiques et constitutionnelles avec la volonté de favoriser l’initiative parlementaire.
Toute décision de recevabilité financière est motivée et peut faire l’objet d’une explication détaillée à la demande du parlementaire auteur de l’amendement par le président de la commission des finances.
Enfin, les statistiques ne permettent pas de conclure à une censure massive des amendements sur le fondement de l’article 40. Lors de la précédente législature, seulement 8,4 % des amendements déposés en séance publique ont été déclarés irrecevables, et seulement une proposition de loi.
Vous l’avez compris, le Gouvernement n’est pas favorable à cette proposition de loi constitutionnelle.
Je ne suis pas certain que faire de l’article 40 de la Constitution le responsable de tous nos maux nous apporte une quelconque solution, car il n’est que l’un des instruments classiques du parlementarisme rationalisé.
D’ailleurs, en cohérence avec la position de la commission des lois, je note que, parmi les quarante propositions pour une révision de la Constitution utile à la France émises par le Sénat en 2018, aucune ne visait l’article 40.
En outre, une éventuelle réflexion sur l’irrecevabilité financière des propositions de loi et des amendements parlementaires devrait de toute évidence s’inscrire dans le cadre d’un débat beaucoup plus large sur la modernisation et l’équilibre de nos institutions.
Le Président de la République a annoncé des travaux transpartisans en ce sens et je sais d’ores et déjà que le Sénat y prendra toute sa part. (Applaudissements sur les travées des groupes RDPI, INDEP, RDSE, UC et Les Républicains.)