M. le président. La parole est à M. André Reichardt. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. André Reichardt. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, en préambule, permettez-moi d’adresser à mon tour un clin d’œil à notre ancienne collègue Éliane Assassi, en espérant qu’elle nous regarde.
Je pense pouvoir affirmer que nous sommes nombreux dans cet hémicycle à être passés, un jour ou l’autre, sous les fourches caudines de la commission des finances, après qu’un amendement auquel nous tenions a été déclaré irrecevable au titre de l’article 40 de la Constitution.
Je suis d’ailleurs intervenu personnellement plusieurs fois en séance à ce sujet – moins toutefois que notre ancien collègue Jean-Pierre Sueur, qui avait à juste titre fait de cette question un leitmotiv (M. le garde des sceaux sourit.) – pour m’offusquer du sort qui avait été réservé à certains de mes amendements, lequel suscitait à tout le moins mon incompréhension.
À titre d’exemple, lors de l’examen du projet de loi en faveur de l’activité professionnelle indépendante à la fin de l’année 2021, j’ai proposé un amendement visant à réintroduire le stage obligatoire de préparation à l’installation pour les futurs entrepreneurs. Ce stage, organisé par les chambres des métiers et de l’artisanat, était selon moi un gage de réussite pour les jeunes entreprises.
Par le passé, ce stage était intégralement autofinancé, car la ressource que constituaient les redevances de formation acquittées par les stagiaires couvrait les frais d’organisation. Cet amendement ne créait donc aucune charge ni pour les chambres des métiers ni pour l’État ! Pourtant, il a été déclaré irrecevable par la commission des finances au motif que « la dépense découlant de l’organisation de ces formations ne [pouvait] être compensée par la ressource que constitue la redevance acquittée par les stagiaires ».
Un autre amendement, que j’ai déposé en 2019, visait à donner la possibilité à la Collectivité européenne d’Alsace – vous connaissez mon attachement à cette région (Sourires.) –, mais également au conseil départemental de la Moselle de pouvoir présenter au Gouvernement des propositions tendant à modifier ou à adapter des dispositions en vigueur ou en cours d’élaboration concernant le droit local alsacien-mosellan. Il m’a été rétorqué, ici même, que cette nouvelle disposition créerait une charge publique pour les collectivités concernées, alors que, je le répète, ces dernières auraient juste formulé des propositions.
Au demeurant, je rappelle à mon tour, comme l’a fait mon collègue Pascal Savoldelli avant moi, que les collectivités locales doivent bien entendu veiller à l’équilibre de leur budget et que, si elles décident d’exercer des compétences nouvelles et d’assumer des charges supplémentaires, elles doivent naturellement diminuer d’autres dépenses ou créer d’autres recettes.
Il est parfois difficile, mes chers collègues, de comprendre la logique des irrecevabilités prononcées, dont les motivations sont – j’ose le dire ! – lapidaires et non susceptibles de recours.
Faut-il pour autant abroger l’article 40, comme le suggèrent les auteurs de la proposition de loi constitutionnelle dont nous sommes saisis ? La question se pose assurément, surtout si l’on se souvient que deux éminents présidents, respectivement de la commission des finances du Sénat et de celle de l’Assemblée nationale, Jean Arthuis et Didier Migaud – il ne s’agit pas de n’importe qui ! –, ont fait cette même proposition dès 2008.
Mme Nathalie Goulet. Eh oui !
M. André Reichardt. Pour ma part, comme le rapporteur et les membres de la commission des lois, je ne suis pas favorable à cette proposition de loi constitutionnelle. En revanche, je considère que des voies conduisant à un assouplissement de l’article 40 doivent être sérieusement recherchées, et ce pour plusieurs raisons.
Depuis près de treize ans que je siège dans cette maison, j’observe que l’interprétation de la commission des finances est devenue de plus en plus sévère et stricte. Sa jurisprudence s’enrichit régulièrement de nouvelles décisions, dont tous les auteurs des amendements déposés ultérieurement doivent ensuite tenir compte.
À titre d’exemple, avant 2019, on estimait que, lorsqu’elle pouvait être absorbée à moyens constants, une hausse de charge imposée à une institution pouvait être considérée comme une simple charge de gestion. Ce n’est plus le cas depuis lors, comme le montre l’un des cas que je viens d’évoquer.
Par ailleurs, il est clair que l’article 40 nuit à la qualité du débat budgétaire. En empêchant les parlementaires d’arbitrer entre les dépenses des différents ministères, il bride assurément le débat sur le volet relatif aux dépenses du projet de loi de finances. Surtout, il empêche quelquefois – je suis prêt à vous le prouver – de proposer des réformes de structure permettant pourtant d’améliorer l’efficacité de l’action publique. Dans ce dernier cas, le véritable sens de l’article 40 est perdu. L’article tue ainsi certainement quelques initiatives parlementaires qui permettraient pourtant d’atteindre l’objectif du constituant !
D’ailleurs, si l’article 40 empêchait la dérive de la dépense publique, cela se saurait ! Faut-il rappeler ici que notre endettement s’élève à plus de 3 000 milliards d’euros ?
M. Éric Bocquet. Une paille !
M. André Reichardt. Une paille, en effet !
Quant aux comparaisons internationales, elles montrent que l’article 40 est un verrou de trop grande ampleur. Comme l’a indiqué mon collègue Pascal Savoldelli, dans la majorité des pays de l’OCDE, le pouvoir d’amendement des parlementaires en matière financière n’est tout simplement pas encadré. (M. Pascal Savoldelli acquiesce.) Qui plus est, lorsque l’on compare notre dispositif à celui qui est en vigueur dans d’autres pays, force est de constater que notre encadrement est plus strict, voire absolu.
Enfin, et cet argument a été avancé par notre collège Roger Karoutchi il y a déjà quelques années, l’article 40 a été introduit en 1958 dans notre Constitution pour mettre fin aux errances budgétaires de la IVe République ! Tant que l’État présentait un budget à l’équilibre, la règle avait du sens. Elle en a beaucoup moins depuis quarante ans, alors qu’un budget en déséquilibre est voté chaque année. (« Eh oui ! » sur les travées du groupe CRCE-K.)
Que faire dans ces conditions ? Quels assouplissements apporter ?
Si d’aventure, monsieur le garde des sceaux, un projet de loi constitutionnelle de modernisation et de rééquilibrage de nos institutions venait à voir le jour, ce serait incontestablement une bonne occasion de revenir sur ce parlementarisme rationalisé à la française, qui limite trop significativement l’initiative parlementaire.
Dans l’attente d’une telle modification, très hypothétique bien sûr, pourquoi ne pas modifier le règlement des assemblées parlementaires ?
D’abord, il s’agirait d’harmoniser les pratiques entre le Sénat et l’Assemblée nationale, lesquelles sont à l’heure actuelle différentes. Je sais bien, et vous l’avez écrit, monsieur le rapporteur, que des améliorations ont été apportées, mais vous avez aussi eu l’honnêteté de relever les différences, de taille pour certaines, existant entre les deux assemblées.
Ensuite, nous pourrions favoriser le contact préalable avec les auteurs des amendements susceptibles de poser un problème financier, plutôt que de leur opposer une fin de non-recevoir qui coupe court à tout débat. La commission des finances pourrait même, le cas échéant, suggérer des modifications afin de rendre ces amendements recevables.
Il est précisé dans le rapport que des contacts sont pris à cette fin. Je dois dire que je ne suis pas parmi les heureux – les chanceux – qui ont pu bénéficier de tels conseils.
Enfin, vous avez également eu l’honnêteté de le souligner, monsieur le rapporteur, une réforme, une modification, une adaptation du règlement des assemblées, serait susceptible de renforcer la motivation des décisions d’irrecevabilité et de formaliser une voie de recours sérieuse.
À cet égard, on rappellera ici que c’est le président de la commission des finances qui examine la recevabilité financière des amendements. Il le fait certes à titre consultatif, à la demande du président de la commission saisie au fond, mais sa position est bien entendu toujours suivie. Je n’ai pas souvenir que la commission des lois, où je siège depuis tant d’années, ait jamais examiné un amendement ayant été déclaré irrecevable par le président de la commission des finances au titre de l’article 40.
Sur ces différents axes de travail, monsieur le rapporteur, j’ai bien noté, à la lecture de votre rapport, que vous estimiez que la procédure déjà en vigueur au Sénat « donn[ait] satisfaction ». Pour ma part, je n’en suis pas certain – et c’est un euphémisme.
Vous évoquez les courriers électroniques motivant les déclarations d’irrecevabilité qui nous sont adressés ; or ceux-ci sont lapidaires. J’en tiens à votre disposition, monsieur le rapporteur. Je l’ai dit, les réponses du président de la commission des finances aux demandes d’explications complémentaires interviennent souvent après la tenue de la réunion de la commission, voire de la séance publique, c’est-à-dire trop tard. Or cela n’apporte pas grand-chose d’avoir raison trop tard !
Mme Nathalie Goulet. Eh oui…
M. André Reichardt. Vous évoquez qu’il est déjà possible de saisir le président de la commission des finances d’un « recours gracieux ». Combien de recours gracieux de ce type ont été adressés aux présidents respectifs des commissions des finances ? Combien ont abouti ?
Bien entendu, pour apporter ces différents assouplissements dans un domaine juridiquement sensible et difficile, on le sait bien, une expertise préalable du Conseil constitutionnel serait tout à fait utile, voire nécessaire, à condition que le principe d’une réforme des règlements des assemblées parlementaires puisse être décidé et acté.
En tout état de cause, et je terminerai sur ce point, mes chers collègues, le statu quo n’est selon moi pas possible. En effet, d’une part, l’article 40 limite trop fortement l’initiative parlementaire, d’autre part, on doit légitimement s’interroger sur la cohérence d’un dispositif qui autorise des parlementaires à créer des dépenses fiscales de plusieurs milliards d’euros tout en interdisant une aggravation, même minime, d’une charge publique.
Telles sont les quelques observations, monsieur le rapporteur, monsieur le garde des sceaux, dont je souhaitais vous faire part.
Vous l’avez compris, je ne voterai pas cette proposition de loi constitutionnelle, mais je demande ardemment que, dans cette maison, dans les assemblées parlementaires, on envisage d’examiner ces questions et de leur donner une suite sérieuse. (Applaudissements sur des travées du groupe Les Républicains. – Mme Nathalie Goulet applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. Vincent Louault.
M. Vincent Louault. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, l’article 40 de notre Constitution interdit aux parlementaires d’aggraver la dépense publique ou de réduire les impôts. Il leur est impossible de dégrader l’équilibre de nos finances publiques.
Le constat est sans appel : l’existence de cet article ne suffit pas à nous prémunir contre le fléau de la dette publique. Les intérêts de la dette nous ont coûté 50 milliards d’euros cette année et pourraient atteindre 70 milliards d’euros à l’avenir.
Nos collègues du groupe CRCE-K nous proposent aujourd’hui d’abroger l’article 40. Or cet article est l’un des rares qui n’aient pas été modifiés depuis 1958. Y toucher, vous l’avez rappelé, monsieur le rapporteur, c’est revenir sur l’esprit du parlementarisme rationalisé, dont cet article est l’un des principaux garants. Doit-on pour autant s’en indigner au point de souhaiter son abrogation ?
Le privilège de la dépense budgétaire appartient à l’exécutif. Est-ce un mal ? Nous ne le pensons pas, tant que ce privilège reste encadré. Il y va de l’équilibre de nos institutions. Bien sûr, nous ne sommes pas plus dépensiers que le Gouvernement, mais il suffirait que nous le soyons pour précipiter la France vers le naufrage.
Plutôt que de vouloir accaparer un pouvoir qui nous conduirait, sans aucun doute, à succomber aux tentations, à céder aux dérives en tous genres et aux propositions démagogiques et électoralistes, renforçons notre pouvoir de contrôle afin d’éviter toute gabegie.
Peut-être le problème n’est-il pas cette limitation qui peut donner à certains le sentiment d’être empêchés. Peut-être le véritable problème est-il dans la lecture que nous faisons de nos institutions. Oui, le Gouvernement dispose du privilège budgétaire, mais le Parlement a, lui, un pouvoir de contrôle. Dans ces conditions, pourquoi passons-nous trois mois à examiner le projet de loi de finances et seulement trois semaines à l’évaluer ?
Abroger l’article 40 reviendrait donc à repenser l’esprit de nos institutions. Si vous pensez que nos institutions ne fonctionnent pas bien et si vous souhaitez les déséquilibrer, nous sommes plutôt de ceux qui souhaitent changer la façon de les incarner.
En revanche, le Gouvernement jouit d’un privilège budgétaire, non plus constitutionnel, mais factuel et totalement inique : celui de pouvoir accaparer des ressources, bien trop souvent aux dépens des collectivités territoriales, et ce malgré l’article 72-2 de notre Constitution, censé protéger nos collectivités contre toute non-compensation financière.
Combien de décisions prises passent outre cet article 72-2, malgré une jurisprudence constitutionnelle très stricte ? Tant de dépenses sont imposées à nos collectivités, qui sont pourtant de bien meilleures gestionnaires que l’État !
Oui, nous souhaitons conserver l’esprit de notre Constitution, de toute la Constitution, et nous tenir du côté de ceux qui veulent réincarner nos institutions plutôt que les déséquilibrer. Il semblerait qu’il faille non pas abroger l’article 40, mais le compléter au profit des collectivités territoriales.
Le groupe Les Indépendants – République et Territoires votera donc contre cette proposition de loi constitutionnelle.
M. le président. La parole est à Mme Nathalie Goulet.
Mme Nathalie Goulet. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, il est dommage qu’aucun membre de la commission des finances ne participe à notre débat – probablement parce que se tient en ce moment même une réunion sur le projet de loi de finances. Cela nous aurait permis d’avoir un débat contradictoire et de bénéficier d’explications bienvenues.
Nous en avons rêvé, le groupe CRCE-Kanaky l’a fait : proposer la suppression de l’article 40.
Monsieur le garde des sceaux, seuls 8 % des amendements sont déclarés irrecevables au titre de l’article 40 ; ce n’est pas beaucoup, dites-vous. Pourtant, quand ces amendements sont les vôtres, c’est cruel ! Voyez-vous, nos amendements sont un peu comme nos enfants : ce sont toujours les plus beaux. (Sourires.)
Jean Arthuis et Didier Migaud ont été cités à de nombreuses reprises.
Didier Migaud, en séance publique à l’Assemblée nationale, le 23 mai 2008, déclarait que, « pour soutenir l’abrogation de l’article 40, nous estimons que le droit d’amendement doit être exercé dans toute sa plénitude par l’ensemble des parlementaires ».
Il réitérait le 10 février 2010 : « Mes chers collègues, faute d’avoir su convaincre une majorité d’entre vous de supprimer l’article 40, comme nous l’avions proposé avec Jean Arthuis – une référence ! –, je m’efforce d’appliquer cette disposition avec le discernement et la souplesse qui s’imposent. Je travaille, du reste, sur des assouplissements possibles de cette règle, dans le souci de favoriser mieux encore l’initiative parlementaire. » Il est vrai que des assouplissements relèvent des règlements de nos assemblées.
Nous avons eu de nombreux débats sur cette question. Le groupe Union Centriste, dans son ensemble, n’est pas favorable à la suppression de l’article 40.
Nous avons assisté à des débats totalement ubuesques sur certains sujets, par exemple lorsqu’il s’est agi d’augmenter le salaire des secrétaires de mairie. Nous avons déposé un amendement en ce sens, mais il a été déclaré irrecevable au titre de l’article 40, alors qu’une telle augmentation n’aurait pas créé de charge nouvelle, car elle se serait faite de manière bornée, non pas parce que nous sommes bornés, mais parce que le budget des collectivités est, lui, borné. Il ne peut pas être en déficit. Notre amendement n’aurait donc pas dû être déclaré irrecevable.
Notre proposition d’accorder la protection fonctionnelle aux conseillers municipaux n’ayant pas de délégation a elle aussi été déclarée irrecevable au titre de l’article 40, alors qu’une telle protection entre dans le cadre du budget de la collectivité, qui, je le répète, ne peut pas être en déficit.
M. André Reichardt. Très bien !
Mme Nathalie Goulet. Par ailleurs, pourquoi l’appréciation portée sur la recevabilité d’un amendement est-elle différente à l’Assemblée nationale et au Sénat ? Il faudrait pour le moins harmoniser les critères d’appréciation, les différences devenant totalement grotesques et inexplicables.
Cela fait seize ans que je siège dans cette maison, aucun des recours que j’ai déposés n’a abouti ! Peut-être que mes amendements sont très mauvais, mais j’ai plutôt tendance à penser que ce sont les recours qui ne fonctionnent pas…
Monsieur le garde des sceaux, l’article 40 nous est également opposé lorsque nous proposons de réaliser des économies, en luttant par exemple contre la fraude sociale.
Il faut savoir qu’un étranger vivant en France, par exemple un Américain, qui dispose d’un contrat de travail, d’une carte de séjour et d’une carte Vitale, continue de bénéficier de ses droits lorsque son titre de séjour expire et qu’il n’est plus en situation régulière. Aussi, alors qu’il n’y a pas de lien aujourd’hui entre le service des étrangers et les organismes de sécurité sociale, nous proposons d’établir une connexion entre eux. Or cette proposition a été déclarée irrecevable – boum, article 40 ! –, alors qu’elle permettrait notamment de réaliser des économies.
Lorsque nous proposons des amendements, une évaluation devrait avoir lieu et, si elle montre que leur adoption n’entraînerait pas d’économies, l’article 40 pourrait être invoqué, puisqu’il sert justement à cela. Lorsque nos amendements sont déclarés irrecevables sans une telle évaluation, cela crée naturellement une certaine frustration.
Mes collègues l’ont dit, l’article 40 n’empêche pas les budgets en déficit. À cet égard, j’évoquerai quelques exemples frappants, notamment le développement du logiciel Louvois, qui a coûté pratiquement 465 millions d’euros. Le Parlement n’y est pour rien, le Gouvernement est capable de créer tout seul un déficit abyssal.
Je rappellerai également la construction de la centrale de Flamanville. (M. André Reichardt s’exclame.) Alors que son coût initial était évalué à 3 milliards d’euros, il est passé à 19,5 milliards d’euros. En pareil cas, il n’y a pas d’article 40. C’est un peu dommage.
J’en viens à un autre sujet important, les études d’impact. Celles-ci sont mal chiffrées, alors qu’elles induisent des votes. Or il n’existe aucun moyen d’attaquer une étude d’impact au motif que le financement d’un texte n’est pas assuré ou qu’elle n’est pas assez éclairante, l’étude d’impact n’étant pas un objet juridique. C’est donc assez déloyal à l’égard du Parlement. Deux recours ont néanmoins été formés devant le Conseil constitutionnel en raison des insuffisances de l’étude d’impact de la loi relative à la programmation militaire pour les années 2024 à 2030 et portant diverses dispositions intéressant la défense.
Vous le voyez, la situation est donc relativement déséquilibrée entre le Parlement, qui est brimé par l’article 40, et le Gouvernement, qui ne donne pas forcément aux parlementaires les informations suffisantes pour lui permettre de juger de la qualité de tel ou tel élément.
Parce qu’il estime que les conditions ne sont pas réunies pour supprimer l’article 40, le groupe Union Centriste votera contre cette proposition de loi constitutionnelle. À titre personnel, par conviction et aussi par amitié pour Éliane Assassi, je voterai ce texte, car j’estime qu’il faut absolument faire évoluer cet article.
Il faut en effet davantage prendre en considération la nature des amendements qui sont proposés, notamment lorsqu’ils sont bornés et concernent les collectivités territoriales, le Sénat étant particulièrement impliqué sur ces sujets. Je ne reviendrai pas sur les amendements visant à augmenter le salaire des secrétaires de mairie ou à accorder la protection fonctionnelle aux conseillers municipaux n’ayant pas de délégation, qui sont des cas typiques. Il faudrait tout de même que l’on puisse discuter de ces questions avec la commission des finances avant l’examen du projet de loi de finances pour 2024, que nous entamerons dans quelques jours.
Monsieur le garde des sceaux, vous avez évoqué les quarante propositions pour une révision de la Constitution utile à la France formulées par le Sénat et rappelé qu’aucune ne visait l’article 40. Je pense que, dans le cadre de ces travaux, le problème que pose cet article a été totalement oublié.
Les déclarations d’irrecevabilité suscitent de la frustration, alors qu’un certain nombre des amendements concernés sont totalement pertinents – je pense à ceux qui visent à réaliser des économies. C’est injuste pour les parlementaires. Il faut par ailleurs réfléchir au cas des amendements qui sont bornés et à une harmonisation avec l’Assemblée nationale.
Je remercie le groupe CRCE-Kanaky d’avoir inscrit cette proposition de loi constitutionnelle à l’ordre du jour de nos travaux. (Mme Dominique Vérien applaudit.)
M. le président. La parole est à M. Guy Benarroche.
M. Guy Benarroche. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, je remercie tout d’abord le groupe CRCE-K d’avoir déposé la proposition de loi constitutionnelle qui nous est aujourd’hui soumise et que nous soutenons, je le dis d’emblée.
Notre système politique place le vote du budget au cœur de la relation entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif.
Nous le savons – nous le voyons trop souvent avec le recours à l’article 49, alinéa 3, de la Constitution–, le pouvoir d’établir les dépenses appartient au Gouvernement et à sa majorité dans notre système politique et constitutionnel. Ce constat vise non pas à remettre en cause le privilège de l’exécutif en matière budgétaire, mais à contester sa suprématie presque absolue.
Le Gouvernement et sa majorité sont les seuls à pouvoir engager les dépenses de l’État. En miroir, l’initiative de création ou d’aggravation de charges publiques est proscrite en principe pour les parlementaires.
Si l’objectif de sérieux et de rigueur des comptes publics est partagé par tous, l’incapacité de créer de nouvelles dépenses, mais surtout l’interprétation de l’article 40 sont un réel problème pour le Parlement, car ils nuisent à sa capacité d’agir et de mettre en œuvre sa volonté. De plus, l’application stricte de cet article n’a en rien empêché la dégradation des comptes publics et l’accroissement de la dette, comme vient de le démontrer avec brio Nathalie Goulet.
De fait, l’article 40 peut concrètement être utilisé comme un outil politique de censure du Parlement, en particulier des groupes de l’opposition. Récemment, l’utilisation abusive de cet étau budgétaire lors du débat sur la réforme des retraites a profondément inquiété députés et sénateurs.
« En effet, l’exception d’irrecevabilité financière invoquée à l’endroit de propositions de loi a récemment donné lieu à de vifs débats politiques, dans un contexte marqué par une majorité devenue relative à l’Assemblée nationale. » Ainsi s’exprime Stéphane Le Rudulier dans son rapport.
L’interprétation subjective de ce qui constitue une charge publique provoque régulièrement la censure contestable de certains amendements, à l’instar de la déclaration d’irrecevabilité ayant frappé un amendement déposé par les sénateurs écologistes visant à instaurer le bio dans les cantines scolaires. Pourtant, loin d’induire une charge publique supplémentaire, cet amendement, s’il avait été adopté, aurait pu entraîner une baisse de la dépense publique.
J’ai personnellement été victime de l’article 40, un amendement que j’avais déposé visant à permettre la création d’une réserve pour les marins-pompiers de Marseille ayant été déclaré irrecevable. Ma proposition n’a pu être adoptée que parce que le Gouvernement a accepté de déposer un amendement à l’objet similaire au mien.
Oui, il est fait une interprétation stricte, trop stricte, de ce qui constitue une charge publique.
Certains d’entre nous, quelle que soit leur sensibilité politique, ont par le passé déposé des amendements visant, par exemple, à prévoir des consultations de prévention ou des prises en charge susceptibles de permettre à long terme de réaliser de nombreuses économies – consultations en addictologie ou consultations de vaccination contre les virus HPV. On ne prend pourtant jamais en compte les dépenses que de telles consultations permettraient d’éviter ni les économies qu’elles permettraient de réaliser dans le futur.
L’absence de discussion conduit à un appauvrissement du parlementarisme. Tel qu’il est appliqué, l’article 40 ne permet même pas aux auteurs des amendements ou des propositions de loi déclarés irrecevables de défendre leur travail et d’expliquer qu’il n’entraînerait pas une détérioration des finances publiques, voire qu’il pourrait au contraire les assainir.
Alors que nombre de ministres déplorent ce qu’ils appellent le dérapage des dépenses liées aux arrêts maladie, par exemple, pourquoi ne pas permettre la discussion d’amendements ou de propositions de loi tendant à explorer de nouvelles pistes susceptibles de permettre la mise en œuvre d’une médecine du travail plus efficace et valorisée ?
Par ailleurs, que faire quand l’exécutif fait des annonces sans les budgétiser ? Pourquoi interdire aux parlementaires de proposer des mesures permettant par exemple la purification de l’air dans nos hôpitaux ou le nécessaire accompagnement financier par l’État d’un réel développement des transports publics dans nos territoires ?
Le rapporteur a souligné les difficultés rencontrées lors de l’examen du projet de loi relatif à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l’action publique locale (3DS) : « Alors même que ces textes impliquent souvent la discussion de la répartition des compétences entre collectivités territoriales, des amendements tendant à modifier celle-ci sont régulièrement considérés comme créant de nouvelles charges et, partant, sont déclarés irrecevables. » Monsieur le garde des sceaux, il devient kafkaïen, pour ne pas dire impossible, de débattre d’une répartition des compétences et d’une réorganisation territoriale, celles-ci impliquant forcément de nouvelles charges. De tels débats sont pourtant nécessaires.
Loin de responsabiliser les parlementaires en les rendant attentifs à la dépense publique, l’article 40 les tient en marge de leurs obligations.
Son application aux propositions de loi a plusieurs conséquences.
Tout d’abord, elle réduit la portée de l’initiative parlementaire. En effet, comment proposer sans dépenser ? L’exemple de l’instauration d’un revenu universel est à cet égard éclairant. Si des études montrent les bénéfices économiques d’une telle mesure, y compris pour le budget de l’État, comment expliquer qu’il ne soit possible d’en discuter que par des voies législatives non normatives – propositions de résolution, débats ou questions écrites ?
En outre, monsieur le garde des sceaux – nul doute que vous serez sensible à cet argument –, l’article 40 a un effet assez pervers. À titre d’exemple, en matière pénale, lorsqu’une adaptation du droit est nécessaire, les parlementaires semblent avoir tendance, parce qu’ils ne peuvent pas proposer de mesures d’accompagnement coûteuses, à se replier sur des sanctions, telles de nouvelles peines de prison ou la création de nouvelles incriminations, sans prendre en compte la charge de travail qui en résultera pour les tribunaux ou le système pénitentiaire. Pas d’irrecevabilité dans ce cas-là !
Nous regrettons, monsieur le rapporteur, monsieur le garde des sceaux, qu’aucune des pistes d’assouplissement évoquées n’ait paru souhaitable à la commission, ne serait-ce que l’exclusion des propositions de loi de l’article 40 pour éviter le jeu de dupes qu’a constitué par exemple l’étude de la proposition de loi d’abrogation de la réforme des retraites portant l’âge légal de départ à 64 ans déposée par le groupe Liot à l’Assemblée nationale.
Le groupe GEST s’engage en faveur d’un parlementarisme raisonnable et affirmé et votera, je le rappelle, cette proposition de loi constitutionnelle. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE-K.)