M. le président. La parole est à M. Éric Bocquet. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE-K.)
M. Éric Bocquet. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, dans notre Constitution, l’article 40 est un outil constitutionnel comparable à l’article 49, alinéa 3, dont la seconde salve s’abat sur l’Assemblée nationale. Tout comme lui, il s’apparente à une véritable tenaille, qui enserre la capacité des parlementaires – en l’espèce, à proposer une nouvelle dépense. L’article 49.3, c’est le couperet ; l’article 40, c’est la tenaille.
Souhaitant renforcer ici la démocratie parlementaire, nous demandons l’abrogation de cet article.
Mes chers collègues, la cohérence politique de notre groupe est incontestable, et nous avons pour nous la constance.
Le rapporteur de ce texte, notre collègue Stéphane Le Rudulier, a estimé que le paradoxe de finances publiques qui sombrent depuis les années 1970 alors même que les parlementaires étaient interdits de dépenser était un argument qui paraît « fallacieux ». Nous souscrivons !
Chers collègues de la majorité, vous vous apprêtez néanmoins à voter un cinquantième budget en déficit d’affilée. Mais, si l’endettement public était de 74 milliards d’euros en 1978, il atteint le montant faramineux de 3 046 milliards d’euros au second trimestre de cette année.
Si vous n’avez pas directement majoré les dépenses, vous ne vous êtes pas privés de rogner les recettes fiscales, en multipliant les réductions d’impôt, crédits d’impôt, niches fiscales et autres formes de démantèlement des recettes de l’État. Vous en avez le droit, car ce n’est pas stricto sensu une « dépense » : c’est bien, au sens de l’article 40 de la Constitution, une « diminution des ressources publiques », que vous gagez par une autre recette. Enfin, si c’est légistiquement vrai, c’est politiquement trompeur !
Si toutes les majorations du prix du tabac que vous avez demandées en créant ou prolongeant des niches fiscales avaient effectivement eu lieu, le paquet de cigarettes avoisinerait sans nul doute aujourd’hui les 1 000 euros ! Voilà le sérieux budgétaire prôné par les tenants de la rigueur…
Les membres du Gouvernement, notamment le ministre actuel de l’économie, M. Bruno Le Maire, se plaisent à fustiger des oppositions dépensières, alors qu’elles n’ont pas le droit de l’être par voie d’amendement.
Finalement, toute l’argumentation consiste à présumer l’irresponsabilité budgétaire des parlementaires, un comble quand les propositions de recettes nouvelles que notre groupe formule à hauteur de dizaines de milliards d’euros chaque année, à l’occasion de chaque loi de finances, sont rejetées au nom d’une « doctrine fiscale de la terre brûlée ».
Les parlementaires se font hara-kiri et, d’une certaine manière, entérinent leur soumission à l’exécutif, au seul motif qu’il « détermine et conduit la politique de la Nation », conformément à l’article 20 de la Constitution. Chers collègues, ne déposez plus d’amendements sur aucun texte, de sorte à vous appliquer vos propres préconisations !
Vous reconnaissez, monsieur le rapporteur, que le Gouvernement est seul légitime à formuler certaines propositions. Vous reconnaissez que l’article 40 est un outil contre le progrès social et, enfin, qu’il vous empêche de vous confronter à vos paradoxes en matière budgétaire.
Nous allons examiner un budget avec 358 amendements choisis par le seul Gouvernement, dans le cadre du détestable 49.3, exonérant ainsi ces nouvelles dispositions d’étude d’impact, donc de chiffrage financier. L’irresponsabilité n’est pas toujours là où on le croit…
Vous balayez tour à tour toute proposition de réforme de l’article 40 de la Constitution, au profit d’une amélioration timide de l’explication des raisons pour lesquelles il s’abat sur les parlementaires. Ne feignez pas de vouloir nous expliquer ce que nous comprenons bien assez…
Cette modification à la marge, éventuellement, du règlement du Sénat revient à nier l’importance démocratique du sujet.
Notre rapporteur a comparé notre Parlement au Parlement britannique. C’est un mauvais exemple, tant celui-ci est lui-même particulièrement bâillonné et pris dans des dynamiques majoritaires… Le Parlement français est quant à lui singulier : il est particulièrement maltraité et dépossédé de prérogatives budgétaires.
Monsieur le rapporteur, vous ne voulez pas de l’abrogation. Vous considérez qu’il faut conserver un corset parlementaire. Au moins pouviez-vous considérer de le desserrer !
Vous l’avez fait lors de notre échange, lequel a été cordial, respectueux et apprécié de part et d’autre. Vous dénonciez, vous aussi, l’effet couperet.
Vous avez avancé des propositions fort intéressantes, qui auraient pu nous rassembler, comme l’exigence de l’évaluation du coût effectif d’un amendement ou l’exercice d’un droit d’appel. Vous avez déclaré dans votre intervention que l’on aurait pu imaginer un aménagement pour fixer le montant de l’impact budgétaire de tel ou tel amendement, pour décider finalement qu’un tel aménagement était aventureux et qu’il n’était pas de saison.
Ces propositions n’apparaissent pas dans le texte, et c’est bien dommage. Décidément, on ne peut pas toucher à la loi d’airain de l’article 40 !
Toutes ces pistes sont refusées aujourd’hui. Chacun semble se complaire dans l’impuissance budgétaire. Pour notre part, nous nous réjouissons d’assister à un vrai débat autour d’une vision commune du Parlement, plaidant légitimement pour donner aux parlementaires les moyens de donner les moyens à la Nation. (Applaudissements sur les travées des groupes CRCE-K et SER. – Mme Nathalie Goulet et Vincent Louault applaudissent également.)
M. le président. La parole est à M. Ahmed Laouedj.
M. Ahmed Laouedj. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, je commencerai mon propos par une anecdote presque insignifiante dans la vie d’un parlementaire : voilà deux semaines, lors de l’examen de la proposition de loi renforçant la sécurité des élus locaux et la protection des maires, j’ai déposé mon premier amendement, lequel visait à élargir la protection fonctionnelle.
Je me suis heurté à la règle de l’article 40 de la Constitution, interdisant qu’un amendement conduise soit à une diminution des ressources publiques, soit à la création ou l’aggravation d’une charge publique. Rien de plus banal.
En conséquence de cette irrecevabilité, j’ai pris la parole dans l’hémicycle pour interpeller la ministre, et j’ai obtenu du Gouvernement l’engagement d’étudier le sujet et de déposer un amendement au cours de la navette.
D’où un étonnement légitime : n’aurait-il pas été plus simple que nous examinions directement l’amendement sénatorial, plutôt que d’être réduits à attendre et espérer sans certitude un amendement du Gouvernement ?
Mme Nathalie Goulet. Eh oui !
M. Ahmed Laouedj. Il y avait de quoi sortir frustré d’un tel échange.
M. Éric Bocquet. Très bien !
M. Ahmed Laouedj. Bien entendu, la question de la recevabilité financière est celle de la maîtrise de la dépense publique. Cependant, sur ce point, nous faisons face à un premier paradoxe.
Comme chacun sait, le fondement de l’article 40 est de laisser au Gouvernement le privilège de la dépense publique, ce qui sous-entend que le Parlement n’aurait pas la pleine capacité de savoir ce qui est bon ou non pour notre budget.
Nous l’admettons. Ainsi, lors de l’examen des missions du projet de loi de finances, nous avons souvent du mal à évaluer le montant exact et réel des dépenses que nous proposons… Sauf qu’en laissant au Gouvernement ce privilège, la dette publique n’a jamais cessé de s’aggraver ! Les budgets présentés depuis des décennies n’ont jamais été réellement équilibrés.
Autrement dit, l’aggravation de la dépense publique que nous observons est produite uniquement par l’exécutif. Je crois qu’un tel constat doit nous amener à nous interroger sur la pertinence du critère financier comme argument dans la limitation du droit d’amendement.
M. Éric Bocquet. Très bien !
M. Ahmed Laouedj. Notre frustration est donc légitime, tout comme l’est l’examen d’une solution radicale. Je pense ici à celle que proposent les auteurs de la présente proposition de loi constitutionnelle : l’abrogation de l’article 40 de la Constitution.
Pour autant, je ne crois pas que ce soit la meilleure réponse à apporter.
Je veux rappeler les mots de Michel Debré lorsqu’il présentait la future Constitution de la Ve République : « Le projet de Constitution, rédigé à la lumière d’une longue et coûteuse expérience, comporte certains mécanismes très précis qui n’auraient pas leur place dans un texte de cette qualité si nous ne savions qu’ils sont nécessaires pour changer les mœurs. » Parmi ces mécanismes, nous pouvons compter ceux qui entourent le droit d’amendement, et plus particulièrement l’article 40.
En guise d’exemple, nous avons tous souffert, l’an dernier, de la manière dont s’est déroulé l’examen du projet de loi de finances. Qu’avons-nous constaté ? Une inflation significative du nombre d’amendements, conduisant à des débats bridés.
J’en tirerai deux conclusions : d’une part, malgré l’article 40, nous sommes bien capables d’amender ; d’autre part, en dépit de limitations peut-être excessives, nous sommes tout de même capables de trop amender.
Si chacun avait su montrer, au cours de ces dernières décennies, de la mesure et un usage raisonnable et sans excès de son droit, limitant au possible les amendements d’appel ou ceux dont le sort qui leur serait réservé était si évident qu’ils n’avaient que peu d’intérêt à être discutés, alors peut-être aurions-nous pu envisager une ouverture du droit d’amendement.
Rien ne l’indique, hélas ! Certes, le droit d’amendement est essentiel à notre Parlement. Ce droit doit être protégé et défendu. Nous le disons avec d’autant plus de conviction que le RDSE est un petit groupe, qui compte grandement sur ce droit pour s’exprimer.
Mais, de manière paradoxale, c’est aussi parce qu’il est limité et encadré qu’il trouve encore une forme d’intérêt et de légitimité.
Ces limites ordonnent notre discussion et nos échanges. Elles frustrent souvent, mais, sans elles, chacun sait combien nous risquerions de perdre du temps à discuter autour de dispositifs irréalisables et de débats sans contenu concret.
Aussi, vous l’aurez compris, mes chers collègues, nous voterons majoritairement contre cette proposition de loi constitutionnelle.
Mme Nathalie Goulet. Je suis déçue !
M. le président. La parole est à M. Olivier Bitz. (Mme Nathalie Goulet applaudit.)
M. Olivier Bitz. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, c’est au moment même où l’équilibre budgétaire de l’État est le plus fragile, car la puissance publique a joué son rôle de protection pour nos concitoyens, qu’il nous est proposé de supprimer un dispositif qui vient, précisément, réguler la dépense publique. C’est un curieux paradoxe.
L’irrecevabilité financière des initiatives parlementaires est le fruit d’une rationalisation progressive et maîtrisée du parlementarisme.
Cette évolution est observable dans la plupart des démocraties parlementaires comparables à la nôtre, tout simplement parce qu’elle répond, partout, aux mêmes nécessités : celle de contenir l’extension croissante de la dépense publique, et celle qui consiste à partager la contrainte de l’équilibre budgétaire avec celle ou celui qui propose une dépense supplémentaire.
L’irrecevabilité financière prend racine en France sous la IIIe République, pourtant traditionnellement présentée comme étant l’âge d’or du parlementarisme dans notre pays. Dès 1920, on la retrouve dans le règlement de la Chambre des députés. Elle sera, par la suite, confirmée au niveau constitutionnel, par l’article 17 de la Constitution de 1946.
Il est donc inexact de relier ce mécanisme de régulation de la dépense publique au régime de la Ve République.
L’irrecevabilité financière des initiatives parlementaires est aujourd’hui prévue à l’article 40 de notre Constitution, que nos collègues communistes nous invitent à supprimer.
Jugé nécessaire par le constituant originaire durant les travaux préparatoires de la Constitution de la Ve République et jamais modifié depuis 1958, ce dispositif suscite immanquablement des frustrations, liées, finalement, à la confrontation entre volonté politique et principe de réalité.
De fait, l’envie de dépenses nouvelles est sans limites et, évidemment, tous les besoins sont bien loin d’être couverts. Mais celui qui propose la dépense nouvelle ne peut s’affranchir de la question de la recette. La contrainte concernant l’équilibre budgétaire doit être partagée.
Les décisions d’irrecevabilité fondées sur l’article 40 s’appuient sur une jurisprudence constitutionnelle et sur une pratique de nos assemblées exigeante. Cette procédure a d’ailleurs d’ores et déjà fait l’objet d’assouplissements dans le cadre d’un travail d’harmonisation entre les deux chambres, au bénéfice de l’initiative parlementaire.
Comme l’indique le rapporteur, dont je tiens à saluer le travail, « l’application de l’article 40 de la Constitution n’a jamais été aussi uniforme […] entre l’Assemblée nationale et le Sénat, répondant à la critique traditionnellement adressée d’une appréciation “à géométrie variable” de l’irrecevabilité financière ».
Au-delà, sur le fond, le filtre de l’article 40 constitue, de notre point de vue, un rempart indispensable contre l’excès de dépenses publiques.
Le vrai sujet est bien là, mes chers collègues : est-ce vraiment le moment d’ouvrir les vannes de la dépense publique, alors même que la situation financière de l’État est déjà très préoccupante ?
Comme chacune et chacun le sait, la dette de notre pays s’élève aujourd’hui à plus de 3 000 milliards d’euros, soit 110 % du PIB. C’est le résultat de budgets votés en déséquilibre depuis 1974 par toutes les majorités successives.
Pour se convaincre de l’intérêt de l’article 40, il suffit d’observer le spectacle offert par certains de nos collègues à l’Assemblée nationale à l’occasion de l’examen de chaque texte budgétaire.
Sur les 2 942 amendements déposés en commission sur la première partie du projet de loi de finances pour 2024 par les groupes d’opposition, 90 % tendaient à engager des dépenses supplémentaires.
Par exemple, le cumul des amendements du groupe LR avoisinait, selon les estimations du rapporteur général de la commission des finances, près de 100 milliards d’euros de charges publiques additionnelles pour le budget de l’État :…
Mme Nathalie Goulet. C’est cruel !
M. Olivier Bitz. … 6 milliards d’euros pour la réforme de la TVA sur les carburants ; 4 milliards d’euros pour la création d’un régime universel d’investissement locatif privé ; 3,7 milliards d’euros pour la TVA à 5,5 % pour les travaux de rénovation des logements pendant deux ans ; 3 milliards d’euros pour le crédit d’impôt visant à financer l’amortissement des emprunts contractés en vue de l’acquisition d’un logement neuf ; 2 milliards d’euros pour le rehaussement des plafonds du quotient familial…
Les groupes populistes sont ont également apporté leur contribution à cette velléité dépensière déraisonnable.
La Nupes a ainsi proposé, dans un véritable concours Lépine de l’amendement le plus incongru, d’augmenter le quotient familial des propriétaires d’animaux (Sourires sur plusieurs travées.), et de l’amendement financièrement insoutenable, d’instaurer une TVA réduite sur les produits de grande consommation.
Les députés RN ont quant à eux proposé d’exonérer tous nos concitoyens de moins de 30 ans de l’impôt sur le revenu…
Toutes ces mesures démagogiques se chiffrent en dizaines de milliards d’euros et ne proposent naturellement aucune compensation crédible.
À la lumière de ces exemples, je vous laisse imaginer, mes chers collègues, ce que représenterait une suppression pure et simple des irrecevabilités financières !
Les oppositions, parce qu’elles s’exonèrent bien souvent de la contrainte budgétaire, usent et abusent du droit d’amendement, pour promouvoir, à grand renfort de communication, des positionnements politiques à destination de cibles électorales – chacun le sait ici.
Historiquement, le Sénat peut s’enorgueillir d’avoir toujours privilégié une approche plus responsable et constructive. Ainsi, plutôt que de supprimer l’article 40, le groupe RDPI suggère de poursuivre la réflexion sur les conditions de son application.
Par exemple, il pourrait être utile de soumettre l’application de l’article 40 au principe du contradictoire. À cet égard, notre groupe regarde avec bienveillance la proposition de résolution déposée par notre ancien collègue Jean-Pierre Sueur et ses collègues du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain au début de cette année, laquelle visait à donner à l’auteur d’un amendement susceptible d’être déclaré irrecevable la possibilité d’adresser des observations écrites ou orales. Une telle évolution nous semble opportune.
Parmi les autres pistes méritant d’être explorées figure la mise en place d’un mécanisme de recours interne devant le bureau du Sénat ou un groupe créé à cet effet.
Si ces propositions comportent bien évidemment le risque d’alourdir davantage la procédure législative, elles ont au moins le mérite, contrairement à cette proposition de loi constitutionnelle, de préserver des garde-fous contre le basculement vers une gestion intenable de nos finances publiques. (Mme Nathalie Goulet applaudit.)
M. le président. La parole est à Mme Marie-Pierre de La Gontrie. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)
Mme Marie-Pierre de La Gontrie. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, la procédure parlementaire peut donner lieu à des batailles politiques, et la politique à des batailles de procédure.
En témoignent la discussion parlementaire relative à la réforme des retraites, puis celle sur la proposition de loi du groupe Liot, à l’Assemblée nationale, qui visait à son abrogation.
Cette proposition de loi était, selon certains, irrecevable au titre de l’article 40, dont il est ici question, et aurait donc été inconstitutionnelle. Et pourtant, il y avait matière à débat parlementaire…
Faut-il abroger ou non l’article 40 de la Constitution ?
Comme l’ont affirmé plusieurs de mes collègues, les parlementaires seraient-ils, par nature, irresponsables, voire incompétents, sur le plan budgétaire ?
Sans l’article 40, l’exécutif serait-il démuni de tous les outils constitutionnels dont il dispose pour contrôler le Parlement, outils dont il se sert pourtant régulièrement, de plus en plus et, selon certains, de façon légèrement excessive ?
Les articles 49.3, 44.3 ou encore diverses règles des assemblées elles-mêmes ne suffisent-ils pas à contraindre le pouvoir législatif ?
N’est-il pas temps, en réalité, de libérer les parlementaires, et, comme le suggéraient Didier Migaud et Jean Arthuis, de les responsabiliser et de rééquilibrer notre édifice institutionnel pour redonner de la force à notre démocratie ?
Notre réponse est « oui », car notre volonté est de « reparlementariser » le régime.
Si la Constitution de 1958 institue, en théorie, un régime parlementaire doté d’un exécutif fort, la pratique qu’en ont eu le général de Gaulle et ses successeurs fait que nous vivons, hors périodes de cohabitation, au sein d’un système présidentialiste.
Malgré les diverses évolutions qu’elle a connues, notamment avec la réforme de 2008, notre pratique de la norme juridique suprême maintient le Parlement sous la domination de l’exécutif, par l’instauration de mécanismes de parlementarisme rationalisé. Et la pratique de l’exécutif actuel, malgré sa majorité relative, est à l’apogée de ce phénomène de domination, confinant parfois à l’abus.
Comme le précisa le commissaire du gouvernement Janot en 1958, la disposition de l’article 40 constitutionnalisait la loi dite des maxima, prévue par l’article 14 de la Constitution de 1946.
Pourtant, contrairement à cette loi, qui autorisait le Parlement à compenser une augmentation de charge publique par une diminution des dépenses à due concurrence, la Constitution du 4 octobre 1958 a ôté aux parlementaires l’initiative de la dépense, en leur retirant toute possibilité de compensation.
Le champ de l’article 40, qui était déjà très étendu, a, de plus, été élargi par la jurisprudence du Conseil constitutionnel, qui a elle-même poussé à une convergence, encore imparfaite, entre l’Assemblée nationale et le Sénat. Ainsi, les charges publiques visées concernent l’ensemble des administrations publiques entrant dans le calcul des déficits et de la dette publique, donc également les collectivités territoriales.
La révision de 2008, qui visait le rééquilibrage des pouvoirs, a néanmoins conservé le mécanisme des irrecevabilités législatives.
Dans un rapport de l’OCDE datant de 2014, on observe que, parmi les 38 pays qui composent l’organisation, 52 % disposent d’un pouvoir législatif détenant un pouvoir d’amendement illimité, quand 24 % peuvent modifier le budget dans le cadre de limites posées par l’exécutif. Si l’on résume, les trois quarts des pays de l’OCDE peuvent totalement ou partiellement intervenir en matière budgétaire !
Pour le quart restant, certains sont uniquement autorisés à réduire les postes existants – le Chili et le Royaume-Uni –, d’autres à approuver ou à rejeter le budget – la Grèce et l’Irlande –, ou encore à intervenir selon d’autres règles.
Ainsi, en Australie, le corps législatif n’a qu’un pouvoir d’amendement sur les nouvelles politiques. Au Canada et en Corée du Sud, le corps législatif est autorisé à modifier le budget sous réserve de l’approbation de l’exécutif.
Ce que nous retenons, c’est que la France se distingue, parmi tous les autres pays qui lui sont comparables, en ce que le pouvoir législatif ne peut que réaffecter les ressources à l’intérieur du budget total ; il ne peut ni diminuer les ressources ni aggraver l’équilibre.
Pour ses promoteurs, l’objectif principal assigné à l’article 40 était d’assurer une gestion sérieuse des finances publiques. Force est de constater que l’objectif est loin d’être atteint.
Le président Paul Reynaud avait livré, au moment des travaux préparatoires de la Ve République, la prophétie suivante : « Les parlementaires vont devenir des économes devant un gouvernement dépensier. »
Comme le soulignaient Didier Migaud et Jean Arthuis en 2008, les parlementaires sont devenus des « sages budgétaires » : à l’Assemblée nationale comme au Sénat, entre 4 % et 8 % seulement des amendements parlementaires sont déclarés irrecevables au titre de l’article 40.
Pourtant, la dette publique était de 1 200 milliards d’euros en 2008 et se situait, à la fin de l’année 2022, autour de 2 950 milliards d’euros, avec une augmentation sans précédent sous la présidence d’Emmanuel Macron.
Les effets pervers de l’article 40 s’observent dans de multiples techniques de contournement, par la formulation de propositions de rapport ou par le mécanisme du célèbre « gage tabac », autant de techniques qui nuisent à la sincérité du débat parlementaire, voire affranchissent les parlementaires de l’estimation du coût réel des mesures proposées. Contrairement aux apparences, le mécanisme du gage produit, en réalité, de la déresponsabilisation.
Ces effets pervers s’observent également lors de l’examen du projet de loi de finances. L’article 47 de la loi organique relative aux lois de finances permet aux parlementaires d’amender exclusivement au sein de la même mission, aboutissant à des situations invraisemblables. Peut-on encore considérer que le vote du budget par le Parlement relève d’un acte démocratique lorsque l’on connaît la marge de manœuvre dont il dispose ?
Le comité Balladur avait proposé d’assouplir le régime de l’irrecevabilité financière de sorte que les amendements et les propositions des parlementaires ne soient irrecevables que lorsqu’ils entraînent une aggravation des charges publiques, et non d’une seule charge publique.
Comme l’a rappelé en commission mon collègue Éric Kerrouche, dont je salue ici le travail qu’il mène sur ces sujets, Jean Arthuis et Didier Migaud avaient avancé qu’une telle réforme aurait vidé l’article 40 de son contenu. Alors qu’ils présidaient respectivement les commissions des finances du Sénat et de l’Assemblée nationale, ils avaient affirmé que seule la suppression de cet article permettrait un réel renforcement des pouvoirs du Parlement et une responsabilisation des élus.
Par ailleurs, la suppression de l’article 40 de la Constitution constituerait un gage efficace contre l’hyperprésidentialisation de la Ve République et permettrait de rétablir un équilibre entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif, ce dernier bénéficiant toujours d’autres armes dans l’arsenal procédural et, la plupart du temps – même si ce n’est pas toujours –, du fait majoritaire.
La suppression de l’article 40 de la Constitution n’exclut pas, bien au contraire, le maintien d’un contrôle interne au Parlement, donc une révision du règlement des assemblées allant dans le sens du renforcement de la fonction de contrôle et d’évaluation, ce qui nécessite, bien sûr, davantage de moyens humains et financiers.
Par exemple, les textes d’initiative parlementaire pourraient être soumis au contrôle d’une commission restreinte, composée de représentants de la majorité et de l’opposition, qui seraient contraints de motiver leurs avis, favorables comme défavorables.
Mes chers collègues, nous ne considérons pas que la suppression de l’article 40 encouragerait les parlementaires à la gabegie. Elle est, au contraire, l’occasion de responsabiliser les élus et ouvre de nouvelles perspectives d’initiative législative.
Si cette mesure ne se suffit pas par elle-même, elle va dans le sens du renforcement du poids de l’institution parlementaire et participerait, si elle était votée, à la vitalité démocratique de notre pays.
C’est pourquoi mon groupe votera en faveur de cette proposition de loi constitutionnelle du groupe CRCE-K, à l’exception, bien sûr, de notre collègue Claude Raynal, qui, en tant que président de la commission des finances, ne prendra pas part au vote. (Applaudissements sur les travées des groupes SER, CRCE-K et GEST.)
M. le président. La discussion générale est close.
La commission n’ayant pas élaboré de texte, nous passons à la discussion de l’article unique de la proposition de loi constitutionnelle initiale.
proposition de loi constitutionnelle visant à abroger l’article 40 de la constitution
Article unique
L’article 40 de la Constitution est abrogé.
M. le président. L’amendement n° 1 rectifié, présenté par M. V. Louault, Mmes L. Darcos et Bourcier, MM. Brault et Malhuret, Mme Lermytte, M. A. Marc, Mme Paoli-Gagin et MM. Chevalier, Wattebled, Capus et L. Vogel, est ainsi libellé :
Rédiger ainsi cet article :
La Constitution est ainsi modifiée :
1° L’article 47 est complété par une phrase ainsi rédigée : « Il est interdit de présenter ou d’adopter une loi de finances dont la section de fonctionnement est en déficit. »
2° L’article 47-1 est complété par une phrase ainsi rédigée : « Il est interdit de présenter ou d’adopter une loi de financement de la sécurité sociale dont l’ensemble des charges dépasse l’ensemble des recettes. »
La parole est à M. Vincent Louault.