M. Roland Courteau. Heureusement !
M. Claude Guéant, ministre. Elle rappelle ainsi l’existence de l’article L. 311-11 du CESEDA, qui donne aux étrangers titulaires d’un diplôme de niveau au moins égal au master la possibilité d’obtenir une autorisation provisoire de séjour leur permettant de travailler, suivie d’un titre de séjour annuel leur permettant également de travailler.
Dans ce dispositif, cela est très clairement souligné dans la circulaire, la situation de l’emploi n’est pas opposable aux demandeurs.
Toutefois, des élus et des responsables universitaires m’ont signalé un certain nombre de cas de jeunes diplômés de haut niveau n’ayant pas obtenu le titre de séjour leur permettant de travailler dans notre pays. S’est alors créé un malentendu, qui n’a fait que s’amplifier au cours des semaines. II fallait y couper court, et c’est ce à quoi Laurent Wauquiez, Xavier Bertrand et moi-même nous sommes employés.
Pourquoi ai-je parlé de malentendu ?
Il y a malentendu, tout d’abord, parce que la France n’a jamais accueilli autant d’étudiants étrangers qu’aujourd’hui. Le Gouvernement entend conforter la tradition française d’accueil des étudiants étrangers, tradition qui bénéficie non seulement au rayonnement de notre culture, mais aussi à la compétitivité de nos entreprises. Cette politique d’accueil est du reste cohérente avec l’effort réalisé pour développer nos universités et renforcer leurs moyens et leur attractivité.
Je rappelle que le budget des universités a augmenté en moyenne de 23 % depuis 2007, voire, pour certaines d’entre elles, de 50 %.
En 2010 et en 2011, le nombre d’étudiants étrangers accueillis chaque année dans notre pays s’est maintenu autour de 60 000. Ils n’étaient que 50 000 en 2007 et 2008.
Monsieur Leconte, l’évaluation que vous faites de la situation est inexacte ; le flux d’accueil d’étudiants étrangers n’a jamais été aussi élevé qu’aujourd’hui.
Le Gouvernement mène une politique ambitieuse qui vise à attirer les meilleurs étudiants du monde, en privilégiant les niveaux master et doctorat et en favorisant ce qu’on appelle les « mobilités encadrées », c’est-à-dire les accords entre établissements d’enseignement supérieur dans les différents pays.
Il y a malentendu, ensuite, parce que le nombre de changements de statut, c’est-à-dire le nombre des étudiants étrangers autorisés à basculer dans le régime de l’immigration professionnelle, a augmenté de 18 % en 2011 : 7 192 d’entre eux exactement ont obtenu un changement de statut contre 6 118 en 2010, ce qui, à l’évidence, montre que le Gouvernement applique la loi.
J’invite d’ailleurs la majorité sénatoriale à ne pas caricaturer la situation de la France. De ce point de vue, les comparaisons internationales sont riches d’enseignements.
Comme l’a rappelé Mme Garriaud-Maylam, et contrairement à ce qui est affirmé trop souvent avec légèreté, ni le Canada ni les États-Unis ne facilitent les changements de statut.
Mme Esther Benbassa. Ce n’est pas vrai !
M. Claude Guéant, ministre. Aussi, monsieur Buffet, vous avez raison de dire que la majorité sénatoriale fait preuve d’une particulière mauvaise foi lorsqu’elle sous-entend que le Gouvernement aurait délibérément pris pour cible les étudiants étrangers pour faire baisser les chiffres de l’immigration.
M. David Assouline. C’est une évidence !
M. Claude Guéant, ministre. Au contraire, les chiffres démontrent que c’est la politique inverse que nous mettons en œuvre. Les données que je viens de citer montrent bien que nous ne faisons aucunement une politique du chiffre.
Malgré cela, il ne faut pas se voiler la face : l’actualité des dernières semaines a montré que des difficultés subsistaient. C’est la raison pour laquelle, avec mes collègues Xavier Bertrand et Laurent Wauquiez, j’ai pris des dispositions spécifiques pour dissiper définitivement les malentendus.
Une circulaire complémentaire portant spécifiquement sur la situation des diplômés étrangers hautement qualifiés a été diffusée jeudi dernier auprès des préfets.
Cette instruction donne les orientations suivantes.
Il y a deux dispositifs susceptibles de régir la situation d’étrangers récemment diplômés : l’un qui permet d’éviter que l’on oppose la situation de l’emploi ; l’autre concerne ce qu’on appelle les changements de statut.
Les préfets sont d’abord invités à mettre en œuvre un dispositif dédié aux étudiants de niveau au moins égal au master : je veux parler de l’article L. 311–11 du CESEDA, que j’ai déjà évoqué, et dont l’effet est loin d’être marginal puisqu’il a concerné, en 2011, 15 000 personnes.
La nouvelle circulaire rappelle, conformément à la loi, qu’il s’agit d’un dispositif de plein droit lorsque les conditions légales sont remplies. Par exemple, le salaire ne peut être inférieur à 1,5 SMIC.
Les demandeurs qui le souhaitent pourront présenter une attestation de soutien établie conjointement, d’une part, par le directeur ou le président de l’établissement d’enseignement supérieur, d’autre part, par le chef d’entreprise. C’était une demande du président de la conférence des grandes écoles et du président de la conférence des présidents d’université et nous l’avons acceptée.
Du reste, madame Procaccia, il me semble que cette formule répond à la suggestion que vous avez faite, même si vous me permettrez d’ajouter qu’il est difficile de laisser au seul employeur le soin d’appliquer la loi.
J’ajoute que la France a conclu avec certains États des accords bilatéraux prévoyant des dispositifs parfois plus favorables que le droit commun. Bien sûr, les préfets appliqueront ces dispositifs spécifiques aux ressortissants des pays concernés.
J’en viens maintenant au second dispositif.
Pour les changements de statut de droit commun, les préfets sont invités à faire en sorte que la nécessaire maîtrise de l’immigration professionnelle ne se fasse au détriment ni de l’attractivité du système d’enseignement supérieur de notre pays ni des besoins de certaines de nos entreprises en compétences spécifiques de haut niveau. Nous devons donc nous assurer que leur introduction sur le marché du travail a un sens.
Ainsi, la nouvelle circulaire précise explicitement que la connaissance approfondie d’un pays, d’une civilisation ou d’une culture étrangère peut constituer une compétence spécifique recherchée, par exemple pour la conquête d’un nouveau marché. Cela sera pris en compte dans l’appréciation des demandes de changement de statut.
Ce sera notamment le cas : lorsque l’entreprise qui souhaite procéder au recrutement dispose d’un établissement ou d’intérêts dans le pays d’origine du ressortissant étranger ; lorsque la formation de l’étudiant a été soutenue par l’entreprise qui souhaite procéder à son recrutement – la question des bourses d’étude a été évoquée tout à l’heure ; lorsque le niveau des études suivies et les résultats obtenus attestent la réalité d’un parcours d’excellence ; lorsque le parcours de l’étudiant s’inscrit dans une mobilité encadrée par une convention entre un établissement universitaire du pays d’origine et un établissement français ; enfin, lorsque l’étudiant a effectué tout ou partie de ses études secondaires dans un établissement français à l’étranger, avant de poursuivre un cursus universitaire en France.
Ces différents critères permettront de guider l’administration dans l’examen individuel des dossiers. J’entends qu’on critique ces critères en tant qu’ils laisseraient la place à une forme d’arbitraire, mais le dispositif a toujours fonctionné sur le fondement d’un examen individuel des dossiers, qui, exercé à partir de critères objectifs, est justement une garantie contre des décisions aveugles.
Ces critères, si on lit bien la circulaire, ne sont pas limitatifs.
La nouvelle instruction envoyée jeudi dernier se veut donc un complément à la circulaire du 31 mai. Pour répondre à une question qui m’a été posée, j’indique que c’est cette dernière instruction qui s’applique désormais, et non plus la circulaire du 31 mai, laquelle, du reste, ne portait pas sur l’emploi des étrangers diplômés.
M. David Assouline. Cette circulaire n’est en rien un complément à celle du 31 mai !
M. Claude Guéant, ministre. Préalablement, plusieurs cas individuels problématiques ayant donné lieu à une décision de rejet ont été réexaminés. Au total, 674 dossiers nous ont été soumis, et non 900 comme j’ai pu le lire. Parmi eux, 402 ont d’ores et déjà reçu une suite favorable.
Je veux répondre à une autre préoccupation exprimée au cours de ce débat : bien sûr, les nouvelles demandes de réexamen seront étudiées prioritairement. La nouvelle circulaire précise explicitement que l’exécution des mesures d’éloignement est évidemment suspendue pendant la durée du réexamen.
Cette circulaire complémentaire lève définitivement le malentendu. Son élaboration a donné lieu à des échanges fructueux avec le président de la conférence des grandes écoles, le président de la conférence des présidents d’université et le président de la conférence des directeurs des écoles françaises d’ingénieurs. Tous trois ont d’ailleurs mené une concertation avec les représentants des étudiants.
Si j’en juge par leurs réactions positives, je crois pouvoir dire que les trois présidents considèrent que toutes les difficultés ont été levées. Ainsi, Louis Vogel, président de la conférence des présidents d’université, a indiqué publiquement que « la nouvelle circulaire répond point par point à toutes les propositions présentées par les trois conférences ».
M. David Assouline. Et le cas de Toulouse ?
M. Claude Guéant, ministre. Je le répète, cette circulaire lève les malentendus, mais elle ne constitue en aucun cas un renoncement aux principes essentiels de la maîtrise de l’immigration. Le fait d’être autorisé à venir en France pour y accomplir des études ne donne pas un droit général et automatique à s’implanter durablement dans notre pays. Il existe à cet égard des textes spécifiques que j’ai rappelés tout à l’heure. Dans ce domaine, nous ne faisons qu’appliquer la loi.
Les services de l’État continueront, bien sûr, de vérifier que le recours à l’immigration professionnelle ne couvre pas des pratiques de « dumping social ». Le recrutement d’un ressortissant étranger ne peut pas et ne doit pas être un procédé visant à servir des salaires inférieurs à ceux qui sont habituellement pratiqués. Les conditions de rémunération continueront donc d’être examinées par l’administration, de même que celle-ci continuera de s’assurer que le droit du travail est respecté dans les entreprises.
Madame Benbassa, vous avez lu tout à l’heure le mail que vous avez reçu d’un employeur de Toulouse. Selon les éléments qui m’ont été transmis entre-temps, je puis vous indiquer qu’un refus a effectivement été opposé à cette personne, et ce pour deux raisons : d’une part, cette entreprise de transport ne respecte pas le droit du travail ; d’autre part, elle ne dispose plus de la licence lui permettant d’exercer son activité. (Rires sur les travées de l’UMP.)
De même, je précise que les grands principes qui gouvernent notre politique d’accueil des étudiants étrangers restent inchangés. La France souhaite accueillir les meilleurs étudiants pour les former, au bénéfice du rayonnement de notre pays et de nos établissements d’enseignement supérieur. Il s’agit d’une politique sélective ; elle restera sélective.
Enfin, le Gouvernement attache une grande importance à la politique de développement solidaire avec les pays d’origine. L’accueil d’étudiants étrangers et de jeunes diplômés étrangers ne doit pas avoir pour effet de priver ces pays de la classe de cadres dont ils ont besoin. Les pays en développement, j’y insiste, ne peuvent pas se permettre une fuite des cerveaux.
Je persiste et je signe : j’ai toujours du mal à admettre comme normal qu’il y ait davantage de médecins béninois en France qu’au Bénin (Applaudissements sur les travées de l’UMP.) et que les hôpitaux de ce pays se voient contraints de laisser certains services fermés parce que trop de leurs médecins formés sur place ont choisi d’exercer à Paris. (Exclamations sur les travées du groupe socialiste et du groupe écologiste.)
M. David Assouline. Cela n’a rien à voir ! Ces médecins sont formés au Bénin !
M. Claude Guéant, ministre. Ce serait faire preuve de légèreté que de considérer avec aussi peu d’intérêt les besoins de ces pays ! Mme Garriaud-Maylam a eu raison d’y insister. Précisément, le Sénégal, dont le cas a été évoqué, a été obligé de réduire la durée des études de médecine afin de pouvoir disposer d’un plus grand nombre de médecins. Cette mesure n’aura certainement pas une incidence favorable sur la qualité de la médecine de ce pays, à laquelle les Sénégalais ont droit comme tout le monde.
La circulaire du 31 mai concernait non pas les diplômés étrangers, mais l’immigration professionnelle en général. En ce qui concerne les diplômés, elle ne faisait que rappeler les dispositions favorables dont ils bénéficient. Cela dit, il est possible que leur situation ait été examinée de manière plus rigoureuse que par le passé, dans le contexte d’une plus grande sélectivité de l’immigration professionnelle.
Mme Bariza Khiari. Merci de le reconnaître, monsieur le ministre !
M. Claude Guéant, ministre. Un malentendu s’est créé, c’est vrai. La nouvelle circulaire porte spécifiquement sur les droits particuliers dont bénéficient les diplômés étrangers. Elle explicite la politique du Gouvernement à leur égard.
Le malentendu étant levé, la proposition de résolution de Mme Khiari est devenue, aux yeux du Gouvernement, sans objet. (Très bien ! et applaudissements sur les travées de l’UMP.)
M. le président. Personne ne demande plus la parole ?...
Nous allons procéder au vote sur la proposition de résolution.
Proposition de résolution
Article unique
Le Sénat,
Vu l’article 34-1 de la Constitution,
Vu la loi 2006-911 du 24 juillet 2006 relative à l’immigration et à l’intégration,
Vu l’article 311-11 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA),
Vu les débats afférents à la discussion dudit article à l’Assemblée nationale et au Sénat en première lecture,
Considère que l’accueil d’étudiants étrangers renforce l’attractivité de notre culture et de notre modèle universitaire tout en participant du dynamisme économique de notre pays,
Estime qu’il demeure essentiel pour la République française de favoriser l’emploi de ces mêmes étudiants étrangers sur son territoire tout en facilitant leur circulation fréquente avec leurs pays d’origine, organisant ainsi l’émergence d’un modèle séduisant auprès des étudiants étrangers qui sont chaque année plus nombreux à quitter leurs pays d’origine pour aller suivre un cursus universitaire dans les pays anglo-saxons,
Souhaite que le Gouvernement prenne en compte, pour mener sa politique migratoire, les nécessités du rayonnement international de la France ainsi que l’importance des étudiants étrangers dans la croissance future de l’économie française, dans la diffusion de la culture française ainsi que dans la vitalité de la recherche de la France,
Invite le Gouvernement à respecter la lettre et l’esprit de l’article 311-11 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile.
M. le président. Mes chers collègues, je rappelle que la conférence des présidents a décidé que les interventions des orateurs valaient explication de vote.
Je mets aux voix la proposition de résolution.
J'ai été saisi d'une demande de scrutin public émanant du groupe socialiste.
Je rappelle que l'avis du Gouvernement est défavorable.
Il va être procédé au scrutin dans les conditions fixées par l'article 56 du règlement.
Le scrutin est ouvert.
(Le scrutin a lieu.)
M. le président. Personne ne demande plus à voter ?…
Le scrutin est clos.
J'invite Mmes et MM. les secrétaires à procéder au dépouillement du scrutin.
(Il est procédé au dépouillement du scrutin.)
M. le président. Voici le résultat du scrutin n° 87 :
Nombre de votants | 317 |
Nombre de suffrages exprimés | 313 |
Majorité absolue des suffrages exprimés | 157 |
Pour l’adoption | 174 |
Contre | 139 |
Le Sénat a adopté. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste, du groupe écologiste et du groupe CRC, ainsi que sur la plupart des travées du RDSE.)
6
Conséquences environnementales des essais nucléaires français en Polynésie française
Adoption d'une proposition de loi dans le texte de la commission
M. le président. L’ordre du jour appelle la discussion de la proposition de loi relative au suivi des conséquences environnementales des essais nucléaires français en Polynésie française, présentée par M. Richard Tuheiava et plusieurs de ses collègues (proposition n° 105 [2010 2011], texte de la commission n° 245, rapport n° 244).
Je rappelle que, en application de l’article 9 de la loi organique du 27 février 2004 portant statut de la Polynésie française, M. le président du Sénat a saisi, le 6 janvier 2012, le haut-commissaire de la République en Polynésie française en vue de la consultation de l’assemblée de la Polynésie française sur la proposition de loi.
L’avis favorable de l’assemblée de la Polynésie française a été communiqué le 17 janvier 2012 et transmis à la commission de l’économie.
Dans la discussion générale, la parole est à M. Richard Tuheiava, auteur de la proposition de loi.
M. Richard Tuheiava, auteur de la proposition de loi. Monsieur le président, monsieur le ministre de la défense, monsieur le président de la commission de l’économie, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, bâtir la relance d’une nation, après la Seconde Guerre mondiale, sur un crime environnemental et sanitaire, est-ce vraiment « bâtir » ?
Bâtir un ambitieux « programme de défense nationale » sur une vaste escroquerie sanitaire et environnementale, est-ce vraiment « bâtir » ?
Aux yeux de beaucoup, j’en suis conscient, un tel propos paraîtra probablement excessif. Et pourtant, c’est bien de cela qu’il s’est agi, de 1963 à 1998, en Polynésie française.
Sacrifier une identité autochtone ainsi qu’une structure sociétale insulaire préexistante sur l’autel de la dissuasion nucléaire, ou même sur l’autel de la paix mondiale, est-ce « bâtir » ?
Peut-on oser faire croire aux Polynésiens que la France a « offert » une contrepartie suffisante de ce qu’elle a fait sur leur territoire pendant quarante ans avec la manne financière des années 1960 à 2000, alors qu’on leur dissimule encore les gigantesques retombées économiques des applications technologiques de pointe – militaires, puis civiles – développées grâce au centre d’expérimentation du Pacifique, le CEA, mais surtout alors qu’on a dissimulé soigneusement au plus grand nombre les conséquences sanitaires et environnementales réelles de ce qui s’est passé là-bas ?
Les ingrédients sont là : une nation en reconstruction, une vision politique implacable, des colonies disparates, des populations locales que leur ignorance des données rendait vulnérables, un mensonge d’État, des agressions environnementales perpétrées à cent quatre-vingt-treize reprises, des maladies frappant de très nombreuses personnes, une manne financière, la raison d’État, un silence de mort, avant la mort en silence de milliers de vétérans et anciens travailleurs.
Et puis, au bout de quarante-huit ans, la reconnaissance, du bout des lèvres, des méfaits sanitaires, assortie d’un noyautage budgétaire de leurs conséquences.
J’ose l’affirmer du haut de cette tribune, afin que ce propos soit consigné dans le procès-verbal de la Haute Assemblée et que tous les Français puissent en avoir connaissance : en Polynésie française, nous sommes passés à quelques millimètres d’un véritable crime contre l’humanité !
Pendant ce temps-là, à vingt mille kilomètres, une grande nation se gonfle d’orgueil, s’arme, procède à des recherches, commerce – beaucoup – et contient sa dette publique grâce à une énergie redoutable – le nucléaire – dont l’expertise a été en partie développée à partir d’expérimentations réalisées chez cet « autre », en Polynésie, au loin, « là-bas »…
Voilà deux ans, dans ce même hémicycle, nous discutions des essais nucléaires français, mais en envisageant seulement leurs conséquences sanitaires, à l’occasion de la création d’un dispositif d’indemnisation des victimes, un dispositif dont l’inefficacité pratique ne fait plus aujourd’hui aucun doute. De surcroît, les aspects environnementaux avaient malheureusement été occultés dans le projet du Gouvernement qui aboutira à la si controversée loi du 5 janvier 2010.
À notre grand dam, le ministre de la défense de l’époque a très vite cédé sous le joug de l’arbitrage de Matignon et sous la terrible pression de Bercy, pour finalement assister, sous nos yeux révoltés et les siens impuissants, à la désagrégation aussi minutieuse qu’implacable du contenu de son projet de loi.
Ne traiter que le seul aspect sanitaire des conséquences des expérimentations nucléaires françaises, ce n’est pas, pour l’État français, assumer « sa pleine responsabilité » contrairement à ce que déclarait fièrement le ministre de la défense de l’époque.
Ainsi, la présente initiative parlementaire a pour objet de pallier cette carence du Gouvernement de la République française. Je tiens à remercier mon groupe, ainsi que tous ceux qui soutiennent ce soir sa démarche, de permettre que soit aujourd’hui examinée cette proposition de loi qui, j’en suis convaincu, fera honneur au Sénat tout entier, malgré les obstacles que l’on s’efforce de dresser ici et là. Et j’espère que c’est bientôt le Parlement français tout entier que l’adoption de ce texte honorera, quand l’Assemblée nationale aura, elle aussi, approuvé cet élan écologique en faveur de la Polynésie française.
De quoi s’agit-il au juste ?
Toute expérimentation nucléaire en milieu naturel, quelle qu’elle soit et à quelque motivation qu’elle réponde, est et restera une terrible agression environnementale et humaine.
Le comité du patrimoine mondial de l’UNESCO a accepté d’inscrire l’atoll de Bikini, qui fait partie îles Marshall et où se déroulèrent les essais nucléaires aériens réalisés par les États-Unis d’Amérique dans le Pacifique, sur la liste du patrimoine mondial de l’humanité, dans le même registre que le site du camp de concentration nazi d’Auschwitz – inscrit au titre de la sinistre Solution finale – ou que l’île de Gorée – inscrite au titre de l’horrible traite négrière. Ces inscriptions au patrimoine de l’UNESCO se fondent sur la valeur universelle exceptionnelle que représentent ces sites : aux yeux du monde entier, ils symbolisent ce qui ne doit jamais se reproduire dans l’Histoire de l’humanité.
Moruroa et Fangataufa sont les deux plus grandes décharges nucléaires à ciel ouvert en milieu océanique au monde !
Si dissocier législativement, voire conceptuellement, l’individu de son environnement naturel procède d’une approche très occidentale, qui tend d’ailleurs à être remise en cause, en Océanie, cela n’est culturellement pas concevable.
En Polynésie française comme partout ailleurs en Océanie, nier les atteintes à l’environnement, c’est nier une part de l’identité même de ceux qui y vivent. Priver le Polynésien de sa terre, de son environnement, c’est le priver d’une partie de lui-même. Et le laisser évoluer, même en « bonne santé », dans un environnement durablement souillé et impur, c’est aussi souiller une partie de lui-même.
À ma demande, je me suis officiellement rendu, le 24 juin 2010, sur l’atoll de Moruroa. J’étais accompagné de représentants d’associations, notamment « Moruroa et Tatou », dont plusieurs représentants assistent à nos travaux cet après-midi. J’ai sollicité l’autorisation de prélever deux pierres coralliennes, dont celle que j’ai dans la main. (L’orateur brandit un sac transparent, scellé et contenant un minéral.) Rassurez-vous, elle a été dûment analysée, sur l’initiative du délégué à la sûreté nucléaire, par un laboratoire agréé par l’armée : « Aucun radionucléide artificiel n’est détecté », a-t-il été affirmé. Ce caillou provient de Moruroa : il symbolise donc parfaitement ce dont nous parlons en cet instant !
Au nom de l’ensemble de ceux qui m’ont élu et mandaté pour les représenter à cette tribune nationale, je souhaite vous montrer à quel point la relation holistique entre le Polynésien et son environnement n’est pas simplement un argument oratoire, un topique culturel, un cliché passe-partout : c’est une réalité !
Visualisons ensemble les quarante et un flashs, suivis d’autant de déflagrations thermonucléaires, en plein air, au-dessus de Moruroa : quarante et un champignons de fumée radioactive s’élevant bien plus haut que la tour Eiffel. « Magnifique », s’exclamaient certains de vos prédécesseurs, monsieur le ministre !
Visualisons encore ensemble les cent trente et une explosions souterraines et gerbes lagonaires – dont cent vingt-trois à Moruroa –, provoquant des effondrements du platier extérieur en zone sud dès 1979, ainsi que de nombreuses failles larges de plusieurs dizaines de centimètres sur certains points de la couronne récifale de l’atoll.
Monsieur le ministre, mes chers collègues, ne voyez aucune offense dans la question que je vais vous poser : si je vous offrais cette modeste pierre, seriez-vous rassurés au point de la placer chaque nuit sous l’oreiller des êtres qui vous sont le plus chers ou de la poser sur une table d’accouchement au cours d’une naissance ? Je lis sur vos visages une certaine hésitation…
Avouez que, à tout le moins, vous aimeriez qu’on vous laisse le choix ! Or, ce choix, aucun de nos parents, aucun de nos conjoints, aucun de nos enfants ne l’a eu lorsque les deux atolls de Moruroa et Fangataufa ont été « cédés » au ministère de la défense par une délibération le 6 février 1964.
Saviez-vous que, en avril 1960, le ministre délégué à la défense et le haut-commissaire à l’énergie atomique s’étaient rendus ensemble à Ajaccio pour y présenter un projet d’installation d’une base d’expérimentation nucléaire souterraine sur le site du massif de l’Argentella, entre Calvi et Galeria ? Saviez-vous que cela suscita un tollé général dans toute la Corse et que le gouvernement de Michel Debré en ressentit aussitôt les secousses sur le plan politique ?
J’ai ici un extrait du registre du conseil municipal de Calenzana, en Corse, daté du 24 avril 1960 : il atteste que les élus de cette commune, à l’unanimité, ont protesté énergiquement contre un tel projet et ont demandé au gouvernement d’alors de bien vouloir y renoncer. Face à la forte pression locale, celui-ci a capitulé en Corse. C’est seulement six mois plus tard qu’il s’est rabattu sur Moruroa et Fangataufa, en Polynésie française.
À l’image de ce qui s’est passé dans le Sahara algérien, puis lors de l’épisode corse, l’implantation en Polynésie française du centre d’expérimentation du Pacifique s’est faite à la faveur d’un très grave déficit de démocratie. Saviez-vous qu’une poignée des élus composant l’assemblée territoriale de Polynésie française avait été invitée à visiter les sites d’expérimentation nucléaire dans le Sahara algérien, In Ekker notamment, puis que le rapporteur de la commission permanente de l’assemblée polynésienne en charge du dossier du CEP avait, selon ses propres mots, été « convié » à l’Élysée pour y rencontrer le général de Gaulle en personne, afin de se voir notifier verbalement l’option selon laquelle la Polynésie française serait décrétée « territoire militaire » en cas de résistance ?
En février 1964, sur les cinq membres de la commission permanente de l’assemblée territoriale de l’époque, seuls trois s’étaient prononcés en faveur de cette cession, sans avoir été informés au préalable ni de la durée des expérimentations ni des risques encourus. Les populations polynésiennes n’avaient, elles, tout simplement pas été consultées.
À l’heure où de grands projets de société sont présentés aux Français, y compris aux Ultramarins, le temps est venu pour nous de prendre enfin position sur le sort de ces deux atolls, afin de rompre le statu quo et de lever le secret qui les entoure.
Je le dis, le temps du faux discours officiel des « essais propres » est révolu, et c’est bien le seul acquis politique majeur de la loi du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français. Comment, dès lors, la thèse des « conséquences maîtrisées » des essais nucléaires sur l’environnement des deux atolls pourrait-elle être encore crédible ? Soyons sérieux !
Alors, me direz-vous, monsieur le ministre, mes chers collègues, pourquoi demander la rétrocession de ces deux atolls dont on sait qu’ils sont contaminés et présentent des risques ? La réponse est tellement simple !
Tout d’abord, mes chers collègues, je veux m’appuyer sur une approche très océanienne, mais en vérité fondamentalement humaniste. J’illustrerai la situation par le dilemme posé à une grande famille attablée au souper du soir, avec deux chaises vides en permanence, car deux de ses enfants sont dehors : ils n’ont plus droit au souper depuis qu’ils sont souillés, contre leur gré, de peur qu’ils ne contaminent le reste de la famille, mais aussi de peur que l’on ne découvre l’étendue de ces souillures. Et pourtant, tout ou partie des ressources de la famille a été assuré moyennant la disparition de ces deux enfants. La famille nourrit un sentiment amer de culpabilité, mais plus personne ne veut d’eux ! Que faire, alors ? Doit-on les abandonner et les renier à tout jamais ? Ou doit-on les aider à réintégrer le foyer familial et à reprendre leur place au souper du soir, en leur prodiguant tous les soins possibles au nom d’une valeur universelle très simple ?
Eh bien, Moruroa et Fangataufa sont, pour nous, ces deux enfants abandonnés dans leur souillure.
La deuxième raison tient à ce que cette restitution était prévue dès le départ : la délibération de février 1964 portant cession des deux atolls contenait déjà une clause de retour de plein droit de ces derniers à la Polynésie française « dès que les activités du CEP auront cessé ». Le dernier essai nucléaire remonte au 27 janvier 1996 et le démantèlement officiel des infrastructures du CEP a été fixé au 31 décembre 1998. À ce jour, seule une garnison militaire de vingt et un appelés du contingent assure les missions de surveillance des deux atolls, de maintenance du dispositif de surveillance Telsite et d’entretien des infrastructures aéroportuaires et routières restantes. Plus aucune activité humaine n’est exercée sur Fangataufa, que j’ai personnellement survolé.
Aucune des activités civiles ou militaires maintenues sur ces atolls n’est incompatible avec la rétrocession de ceux-ci à la Polynésie française.
Enfin, la troisième raison de cette restitution est d’ordre plus politique et nous renvoie aux articles 3 et 4 de la proposition de loi : il s’agit de réparer le déficit de démocratie qui a entouré la cession des deux atolls, depuis 1964 jusqu’à aujourd'hui, et de garantir un droit qui n’est que le corollaire du principe de précaution constitutionnalisé en 2004 : le droit de savoir, le droit d’être informé !
En 2005, la commission d’enquête de l’assemblée de la Polynésie française demandait à l’État la reconnaissance et la réparation des conséquences environnementales et sanitaires des essais nucléaires, mais aussi la restitution des atolls de Moruroa et de Fangataufa. Au terme de sa séance plénière du lundi 16 janvier 2012, l’assemblée de la Polynésie française a émis, à une large majorité, un avis favorable sur la présente proposition de loi.
Aujourd’hui, je demande solennellement au Sénat de bien vouloir me suivre sur le principe de la rétrocession des deux atolls. Rendons-les à leur propriétaire !
Du point de vue environnemental, les principales inquiétudes portent sur la stabilité géomécanique des deux atolls et sur les risques radiologiques prévisibles liés à la gestion des déchets radioactifs. J’ai pu constater par moi-même, lors de ma visite officielle de juin 2010, que de nombreuses contaminations sont avérées, mais qu’il existe aussi des risques prévisibles, reconnus par le CEA et le ministère de la défense.
Le risque d’effondrement de certaines zones du platier de la couronne corallienne de Moruroa est une crainte permanente des populations vivant sur les atolls avoisinants. Pour ne citer que l’atoll de Tureia, celui-ci n’est qu’à une centaine de kilomètres de Moruroa : ses habitants voyaient les champignons !
Il est donc tout à fait légitime que la Polynésie française et les communes avoisinantes soient associées au dispositif de surveillance et que soit mis en place un plan de prévention des risques, prévoyant notamment des mesures préventives pour les populations des atolls adjacents. Je vous propose, par conséquent, d’adopter également des mesures en ce sens.
Enfin, je ne pourrai jamais aborder le sujet des essais nucléaires français sans penser longuement aux personnes qui ont souffert et qui souffrent encore dans leur chair du fait de ces essais, bien souvent, avait-il été dit jadis, dans l’ignorance ou l’innocence la plus absolue.
Le mandat tacite que les associations de défense des victimes des essais nucléaires français me confèrent aujourd’hui pèse lourdement dans ma conscience de représentant de la nation. J’entends, de cette tribune, les cris de révolte de nombreuses victimes des essais nucléaires français, qui ont cru en la loi du 5 janvier 2010 et qui ont subi le sort implacable que son décret d’application leur a réservé. Devons-nous y rester indifférents ? Pour ma part, j’en suis incapable, et je sais que mon groupe d’apparentement l’est également, de même que les autres groupes qui nous soutiendront ce soir.
À ces nombreuses victimes, je voudrais redire : « Non, nous ne vous lâcherons pas et nous vous soutiendrons ! Oui, nous reviendrons à la charge prochainement, car le combat est loin d’être fini ! »
Je lance déjà un appel de détresse par procuration à mon collègue David Assouline, président de la commission sénatoriale pour le contrôle de l’application des lois, afin que cette dernière puisse se pencher sur les carences de l’application de la loi du 5 janvier 2010, dite « loi Morin », afin de permettre d’offrir aux victimes des essais nucléaires français une réponse parlementaire adéquate.
Je lance enfin un appel solennel à l’ensemble des candidats à l’élection présidentielle de 2012, en commençant tout naturellement par celui que mon groupe soutient, pour intégrer la révision du décret d’application de la loi Morin à leur programme en faveur des outre-mer. Mes chers collègues, je sais pouvoir compter, ce soir, sur votre soutien ! (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste, du groupe écologiste et du groupe CRC, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)