II. UN TAUX DE CLASSEMENT DES INFRACTIONS ÉLEVÉ ET QUI INTERVIENT A TOUS LES MAILLONS DE LA CHAÎNE PÉNALE
En théorie, c'est le Parquet qui est responsable de la décision de classement ou de poursuite des affaires. En réalité, ce dernier ne représente qu'un maillon dans la chaîne judiciaire. Ainsi, beaucoup d'affaires sont "classées" avant même d'avoir été examinées par le Parquet . En outre, dans certains cas, bien que le Parquet ait décidé de poursuivre, l'affaire sera en fait classée à cause du grippage de la procédure en aval.
A. LE CLASSEMENT DES AFFAIRES EN AMONT
L'article 40 du code de procédure pénale dispose
que
" le procureur de la République reçoit les plaintes et
les dénonciations et apprécie la suite à leur donner. Il
avise le plaignant du classement de l'affaire ainsi que la victime lorsque
celle-ci est identifiée.
" Cela signifie donc que toutes les
plaintes et procès-verbaux doivent lui être adressées
("
je constate, je
transmets
") et qu'il est chargé de les
lire afin de trier celles qui seront classées et celles auxquelles une
suite sera donnée.
La pratique est tout autre. D'une part, les Parquets ne sont pas saisis de
toutes les infractions qui sont commises. D'autre part, une grande partie des
plaintes et procès-verbaux n'atteignent pas les Parquets et sont
directement triés en amont par des fonctionnaires.
1. La non-transmission des plaintes
Le
découragement des plaintes
L'ambiance de défiance
vis-à-vis de la capacité de
la Justice à obtenir réparation pousse de nombreux citoyens
victimes de petits délits à renoncer à porter plainte. Le
sentiment confus que le délinquant ne sera pas retrouvé ou
restera impuni et que l'infraction ne sera pas réparée est alors
à l'oeuvre. Dans ce cas, il n'y a déclaration aux services
compétents que si cette formalité est nécessaire pour
déclencher une indemnisation par l'assurance.
Le refus de porter plainte peut également résulter de la
peur
des représailles
. Ainsi, votre rapporteur a appris, lors de sa
visite du groupement de gendarmerie départementale du Val d'Oise, que la
mère d'une collégienne victime d'un viol avait refusé que
sa fille soit entendue de peur de représailles de la part des auteurs en
liberté.
A un second stade,
les citoyens peuvent être découragés
de porter plainte par les obstacles matériels auxquels ils se
heurtent
: l'officier de police judiciaire de permanence n'est pas
toujours disponible (c'est parfois le cas la nuit), ou bien il renvoie la
victime vers un autre commissariat. A ce stade, la demande faite au
commissariat peut ne faire l'objet d'aucune mention, ou n'être inscrite
que sur un registre dénommé "main courante".
On ne sait pas estimer le volume d'affaires en cause même si une
étude du Centre de recherches sociologiques sur le droit et les
institutions pénales sur les classements policiers dans un commissariat
parisien, parue en 1993, évaluait les
affaires non transmises au
Parquet à 20 %.
Leur existence est révélée
par les réclamations de plus en plus nombreuses que les justiciables
envoient aux procureurs pour se plaindre de la manière dont ils ont
été reçus par la police ou la gendarmerie.
Le
chiffre noir de la délinquance :
l'opacité entre mythes
et réalité
Chaque
publication de statistiques sur la délinquance
7(
*
)
relance le débat sur " le
chiffre noir de la délinquance ", les chiffres officiels
étant accusés de sous-estimer l'ampleur de ce
phénomène. En outre, les distorsions constatées entre les
statistiques sur ce sujet du ministère de l'Intérieur d'une part
et du ministère de la Justice, d'autre part, ne font que conforter le
sentiment d'une vérité tronquée sur la délinquance.
Pour mettre un terme à ces controverses, il convient donc d'affirmer
l'impossibilité matérielle d'établir des statistiques
exhaustives sur la délinquance et de reconnaître que les chiffres
avancés ne constituent que des tendances qui peuvent parfois travestir
volontairement ou non la réalité.
I. Les obstacles à l'établissement de statistiques exhaustives
sur la délinquance
1. La réticence des victimes à déposer plainte
Certaines victimes peuvent renoncer à déposer plainte. Les
raisons sont très variées :
•
peur des représailles
•
perte de confiance dans la police et dans la justice
•
méconnaissance des textes légaux
2. Le découragement des plaintes
Les citoyens peuvent être découragés de porter plainte
dans les commissariats ou les gendarmeries, soit pour des raisons
matérielles (la victime est renvoyée dans un autre commissariat
ou l'officier judiciaire de permanence n'est pas disponible), soit parce qu'on
leur fait comprendre que leur plainte n'aura aucune chance d'aboutir.
Combien sont celles, parmi les victimes, qui ne vont même pas porter
plainte parce qu'elles ont à l'esprit un précédent
personnel fâcheux : "cela ne sert à rien" ; "On perd son temps" ou
parce que "s'il n'y a pas d'assurance, ce n'est pas la peine d'aller à
la police" qui ne sert, parfois, qu'à délivrer une attestation.
Le classement sans suite commencerait dans les services de police et de
gendarmerie. Le premier tri résulte de certaines formes de dissuasion du
style : "on a plusieurs dizaines de cas comme le vôtre depuis ce matin" ;
"Vous connaissez la justice, porter plainte ne vous servirait à rien" ;
"On vous a volé votre voiture ici, porter plainte au commissariat de
police ou à la gendarmerie de votre domicile" ; ou encore "A quoi bon
porter plainte, la justice ne poursuit pas ou ne condamne pas".
Si une plainte n'est pas reçue, la démarche de la victime peut
se traduire cependant par une inscription sur le registre de main courante pour
la police nationale ou sur le carnet de déclarations de gendarmerie.
Les procureurs de la République ne peuvent, à ce stade, faute de
temps et de moyens, exercer aucun contrôle sur les mains courantes ou les
carnets de déclaration. Par ailleurs, comme le soutiennent d'aucuns, il
existerait des directives verbales données aux services de police pour
"réguler" par la dissuasion les statistiques officielles du
ministère de l'Intérieur.
Seule la création de
commission d'enquête permettrait de vérifier la
véracité de ces allégations souvent enregistrées au
cours de la mission de votre rapporteur.
Les commandants de brigade aussi bien que les commissaires sont très
réticents à reconnaître ce phénomène. Ainsi,
ils affirment ne pas être influencés par les décisions
prises par le Parquet lors de la réception des plaintes.
La réalité doit être nuancée. La réforme des
commissariats parisiens a considérablement amélioré
l'accueil du public et, en conséquence, encouragé les victimes
à porter plainte. En revanche, on peut difficilement imaginer que les
décisions du Parquet n'influencent pas l'attitude des policiers et des
gendarmes face à la délinquance. Ainsi, on peut comprendre que
ces derniers soient moins enclins à recueillir des plaintes et à
élucider des affaires lorsqu'ils savent que ces dernières seront
systématiquement classées sans suite par le Parquet.
A cet égard, votre rapporteur souhaiterait que les magistrats du
Parquet mesurent les conséquences dommageables d'un classement sans
suite sur la crédibilité de la police ou de la gendarmerie
lorsque l'auteur de l'infraction est connu. Lors de son entretien avec le
commissaire du premier arrondissement,
M. Bernard Laithier
, votre
rapporteur a été informé de nombreux cas où
l'auteur de l'infraction vient ensuite narguer le policier qui l'a
interpellé. En outre, un tel classement ne peut que révolter la
victime.
II. Les disparités constatées entre les statistiques du
ministère de l'Intérieur et celles de la Chancellerie
Les statistiques du ministère de l'Intérieur et celles de la
Chancellerie diffèrent car elles n'ont pas le même objet :
alors que les premières comptabilisent les faits, les deuxièmes
recensent les affaires. Or, certaines affaires peuvent comporter plusieurs
infractions et la qualification judiciaire des faits peut être
différente de celle des services de police et de gendarmerie. C'est
pourquoi les chiffres présentés par le ministère de
l'Intérieur sont plus élevés. Votre rapporteur tient
toutefois à faire remarquer que ces distorsions nuisent à la
lisibilité des statistiques sur la délinquance.
En conclusion, il apparaît donc que les chiffres sur la
délinquance doivent être maniés avec précaution.
Ceux-ci ne reflètent qu'une partie de ce phénomène
complexe et ne représentent qu'une image et une tendance.
Ces propos doivent cependant être relativisés dans la mesure
où la réforme des commissariats parisiens a
amélioré l'accueil du public.
Jusqu'à présent, à Paris, les compétences de chaque
commissariat étaient limitées à un certain secteur
géographique. Si une personne se faisait voler son porte-monnaie, elle
devait se rendre dans le commissariat de l'arrondissement où
l'infraction avait été commise, même si ce dernier
n'était pas le plus proche. En outre, les permanences étaient
assurées par rotation le week-end, les victimes étaient donc
obligées de chercher le commissariat ouvert avant de pouvoir porter
plainte.
Désormais, le critère territorial a été
abandonné : les commissariats sont dans l'obligation de prendre
toutes les plaintes, à charge pour eux de les transmettre au
commissariat compétent. En outre, pour accompagner cette réforme,
les commissariats ont été dotés en matériel
informatique tandis que des gardiens de la paix ont été
recrutés.
Cette réforme s'est avérée efficace puisque le nombre de
plaintes a crû, surtout de la part de personnes n'habitant pas la
capitale.
En ce qui concerne les " mains courantes ", votre rapporteur tient
à préciser qu'il s'agit d'une pratique essentiellement
parisienne. Ainsi, alors que pour le commissariat du premier arrondissement, le
taux de mains courantes s'élève à 21 % du total des
procès-verbaux pour le mois de mars 1998, il est insignifiant au
commissariat central de Mulhouse. Selon le commissaire du premier
arrondissement,
M. Bernard Laithier
, le nombre assez élevé
des mains courantes s'explique de trois manières :
•
d'une part, certains actes dénoncés par
les plaignants ne constituent pas de véritable infraction
caractérisée (bousculade, troubles de voisinage...) ;
•
d'autre part, certains plaignants ne souhaitent pas
porter plainte dans l'immédiat mais veulent toutefois déposer
dans le cas où l'incident se reproduirait ;
•
enfin, dans certains cas et, notamment, lorsque
l'auteur de l'infraction est un mineur récidiviste, les policiers
conseillent aux plaignants de consigner leurs dépositions dans le
registre des mains courantes. En effet, une plainte contre un mineur a toutes
les chances d'être classée. En revanche, la même plainte
accompagnée de plusieurs dépositions en main courante
dénonçant le même type d'infractions aura un
caractère suffisamment grave pour inciter le procureur à
poursuivre.
Le choix de la main courante résulte dans ce cas là d'une
analyse réaliste de l'attitude du Parquet face à certains types
de délinquance
. Votre rapporteur ne peut cependant que s'interroger
sur la pertinence de cette attitude. L'explosion inquiétante de la
délinquance des mineurs devrait inciter le Parquet à concentrer
toute son attention sur le traitement de la primo-délinquance. Or,
l'exemple ci-dessus révèle, au moins dans certains Parquets, une
attitude pour le moins permissive. A cet égard,
M. Marc Moinard
,
lors de son entretien avec votre rapporteur, reconnaissait tout en le
condamnant que
50 % des affaires impliquant des mineurs continuaient
d'être classés.
En tout état de cause, il conviendrait de veiller à ce que la
main courante ne soit pas substituée à l'établissement de
procès-verbaux dès lors que les éléments
constitutifs d'une infraction sont réunis.
Main courante et carnet de déclaration
La
"main courante"
La "main courante" est un registre tenu par les policiers, sur lequel ils
consignent les faits qui leur sont rapportés. Son objet est purement
informatif. Elle n'a pas valeur de procès-verbal. Les Parquets peuvent y
avoir ont accès et elle peut leur servir d'élément de
preuves.
Dans le cas de violences conjugales par exemple, un premier fait peut
n'être consigné qu'en main courante. En cas de renouvellement des
violences, la première consignation peut servir de témoignage et
alimenter un dépôt de plainte. La main courante peut être
tenue par un gardien de la paix. Selon un procureur général, les
plaignants ont plus de difficulté à déposer plainte
à la police qu'à la gendarmerie, du fait d'une moindre
disponibilité des officiers de police judiciaire. Cette moindre
disponibilité serait liée à l'organisation du travail dans
la police, dont le régime de récupération exigerait des
effectifs plus importants pour disposer de davantage d'officiers de police
judiciaire la nuit.
Le "carnet de déclaration"
Le "carnet de déclaration" est le registre de constats tenu par les
gendarmes. Il a valeur de procès-verbal car le plaignant doit le signer.
Il peut servir au magistrat si une partie conteste le procès-verbal
dactylographié, afin de déceler d'éventuelles
incohérences entre le procès-verbal et le carnet.