2. Une pratique très variable selon les tribunaux
Le
taux de classement sans suite varie également d'un tribunal à
l'autre
. Ainsi, dans le ressort de la Cour d'Appel de Toulouse, les six
Parquets présentaient, en 1995, des taux de classement allant de
51 % à Saint-Gaudens à 93 % à Toulouse, en
passant par 52 % à Castres, 62 % à Foix, 72 %
à Albi et 73 % à Montauban.
Les données statistiques de la Cour d'appel de Lyon relèvent
aussi de très fortes disparités. Ainsi, le taux de classement des
plaintes et procès-verbaux reçus varient en 1996 de 60 % au
Tribunal de grande instance de Belley à 88 % au Tribunal de grande
instance de Lyon, en passant par 63 % à Montbrison, 72 %
à Roanne, 73 % à Villefranche-sur-Saône, 75 %
à Bourg-en-Bresse et 82 % à Saint-Etienne.
Une corrélation (imparfaite toutefois) s'établit entre la taille
des Tribunaux de grande instance et la capacité à
poursuivre : plus un tribunal est petit, plus il est en mesure de
poursuivre.
Cette situation s'explique essentiellement par deux raisons :
- la première vient du taux beaucoup plus élevé
d'élucidations dans les zones rurales que dans les zones urbaines.
En effet, la délinquance de voie publique est plus
développée dans ces dernières et se traduit par la
multiplication des plaintes contre X. Or, celles-ci sont
systématiquement classées, faute d'auteur à poursuivre
(elles représentent 51,8 % du total des plaintes).
Ainsi, sur le ressort de la Cour d'appel de Toulouse
, les plaintes contre
auteur connu
se sont élevées à 44.678 sur un total de
92.653 en 1995, soit 48,2 %. Mais pour le seul Tribunal de grande instance
de Toulouse, ces chiffres étaient respectivement de 28.764 et de
72.051, soit 39,9 % seulement.
- la seconde vient de ce que proportionnellement, les petits tribunaux ont
plus de moyens pour faire face à un nombre d'affaires plus réduit
;
Ainsi, le Parquet de Toulouse, en raison de la capacité limitée
d'évacuation des affaires par le tribunal correctionnel, réduit
volontairement le nombre de poursuites qu'il pourrait exercer. En outre, il
doit prendre en compte l'augmentation des stocks à l'audiencement, ce
qui l'oblige parfois à classer sans suite des procédures pour
lesquelles il avait initialement pris une décision de poursuite.
L'insuffisante capacité de jugement :
causes
et
conséquence
I. Les
causes
5(
*
)
- En amont, la
pénalisation
de la législation est
excessive. Presque tous les textes sont assortis d'un volet pénal, sans
que la nécessité d'un tel volet ait été
évaluée au préalable pour la bonne application de la loi.
La multiplication des causes d'infraction n'est pas compensée par une
augmentation à due concurrence des moyens des Parquets.
- L'
inflation des affaires civiles
tend à absorber de plus en
plus d'audiences et de magistrats au détriment des affaires
pénales. Cet "effet d'éviction" concerne toutefois exclusivement
les tribunaux correctionnels.
L'augmentation du nombre d'affaires civiles tient à l'absence de
filtrage de ces affaires, mais également, selon certains magistrats,
à la forte pression des barreaux qui ont un intérêt
financier à voir croître le nombre d'audiences des affaires
civiles. En outre, au sein du corps de la magistrature, l'activité
pénale est jugée moins prestigieuse que
l'activité civile. En conséquence, beaucoup de magistrats
sont guère enclins à choisir ce domaine et ne souhaitent pas se
spécialiser dans l'activité pénale.
Or, l'instabilité dans la composition de certains tribunaux
correctionnels conduit à une instabilité de la politique
pénale au niveau des condamnations et ne permet pas de forger une
jurisprudence pénale digne de ce nom.
- Par ailleurs,
il revient au
président du Tribunal de grande
instance
, après consultation de l'Assemblée
générale,
de fixer le nombre d'audiences correctionnelles
.
En conséquence, si ce dernier porte peu d'intérêt à
l'activité pénale, le nombre d'audiences sera limité et ne
permettra pas de juger toutes les affaires transmises par le Parquet. Ainsi, le
président du Tribunal de grande instance de Lyon n'a pas
hésité à affirmer à votre rapporteur qu'il
n'était pas toujours en parfait accord avec la politique pénale
en vigueur dans cette juridiction. Or, ces divergences tendent à se
répercuter dans l'organisation des audiences.
Votre rapporteur estime que les moyens financiers du ministère de la
justice devraient être concentrés sur l'activité
pénale. En effet, la volonté affichée par les
différents gouvernements de recentrer la justice sur ses missions
régaliennes implique le rééquilibrage de ses actions sur
le traitement de la délinquance.
- Il y a par ailleurs
insuffisance globale du nombre d'audiences
. Le
procureur général près la Cour d'appel de Toulouse,
M. Jean Volff
, qualifie le phénomène de "catastrophe"
pour le Tribunal de grande instance de Toulouse. Il considère à
cet égard que l'instauration du juge unique n'a apporté aucun
remède.
A Toulouse, par exemple, il existe trois chambres correctionnelles, quatre
vice-présidents et pas d'assesseur. Parfois, les audiences sont
renvoyées faute de président, ou doivent se tenir avec le renfort
d'un avocat, ou encore durent interminablement sans parvenir à tout
traiter.
Augmenter les "capacités" de jugement des tribunaux correctionnels
La
capacité annuelle de jugement correctionnel des quatre Tribunaux de
grande instance du ressort de la Cour d'appel de Colmar est la suivante :
- Strasbourg : 5.200 affaires,
- Mulhouse : 3.500 affaires,
- Colmar : 2.200 affaires,
- Saverne : 1.400 affaires.
Sans moyens supplémentaires, la capacité d'absorption des
tribunaux correctionnels de ces quatre juridictions ne peut s'accroître,
ce qui conduit nécessairement les Parquets à gérer des
flux et des stocks et à faire usage des formes de classement
inadmissible que sont le classement "gestion" et le classement "lassitude".
Selon les procureurs de ces quatre tribunaux, seuls des moyens
supplémentaires permettraient d'absorber les classements sans suite "non
justifiés".
Cette insuffisance globale de la capacité de jugement est toutefois
contrastée en fonction de la taille des Parquets
.
Les petits Parquets ont la possibilité de traiter le maximum d'affaires,
alors que les gros doivent tenir compte de la capacité de jugement du
Siège.
Les petits Parquets disposent d'une ou deux chambres (six à sept juges)
et de deux ou trois magistrats (procureur et substituts). C'est le cas des
tribunaux de grande instance de Foix, Saint-Gaudens et Albi.
Ils traitent toutes les affaires, y compris contre X, ou demandent des
compléments d'enquête, et peuvent donc procéder à
toutes les poursuites qu'ils jugent opportunes.
Ils se heurtent cependant à deux types de difficultés :
- le traitement des comparutions immédiates, à cause du petit
nombre de magistrats du siège ;
- les contentieux de haute technicité, qui remontent
nécessairement à la Cour d'appel.
Les gros Parquets tels que Toulouse ou Montauban cumulent au maximum les
handicaps décrits ci-dessus et ne peuvent faire face qu'à une
petite partie des poursuites qu'ils jugeraient nécessaires.
D'une manière générale, les Tribunaux de grande instance
à une ou deux chambres rendent une justice, notamment pénale,
mieux adaptée aux réalités de la délinquance. Ces
constatations devraient conduire à relativiser les critiques
récurrentes tendant, à l'occasion de la révision de la
carte judiciaire, à la suppression de ces petites juridictions.
6(
*
)
II. La conséquence :
le développement d'accords
officieux sur certains types de contentieux donnant lieu à de nombreux
délits
Des traitements pragmatiques, résultant d'accords officieux sont mis en
oeuvre pour certains délits fréquents :
•
Pour les vols dans les grands magasins
, les Parquets
s'accordent avec les directions des magasins pour limiter les engagements de
poursuite. Ainsi, avec des nuances selon les Parquets :
- les vols modestes ne font l'objet que de simples lettres aux procureurs de la
République, qui les classent sans suite (sauf s'il s'agit de
mineurs) ;
- en cas de récidive ou de comportement non coopératif du
délinquant, il y a recours aux forces de l'ordre et établissement
d'un procès-verbal sommaire signé par l'intéressé.
Ce seuil varie d'ailleurs d'une juridiction à l'autre. Ainsi, pour le
vol dans les grands magasins, le Parquet net poursuit pas si le
préjudice est inférieur à 1.000 francs à
Strasbourg, 500 à Mulhouse, mais seulement 200 francs à
Saverne.
•
Pour l'usage de stupéfiants
, les simples usagers
ne sont jamais poursuivis. Une procédure "simplifiée" est
néanmoins ouverte pour tenter de remonter la filière.
•
Pour les
accidents de la circulation
, il y a
ouverture d'une procédure simplifiée et classement par un
fonctionnaire du Parquet s'il n'y a ni plainte, ni accident corporel grave.
L'affaire n'est ressortie qu'en cas de réclamation.
Augmenter, redéployer et étoffer la
capacité
d'instruction
de certains Tribunaux de grande instance
La
capacité pour les Parquets, dans les affaires lourdes et complexes
(trafic de stupéfiants, affaires économico-financières),
d'ouvrir une information est souvent limitée. Ainsi, au Tribunal de
grande instance de Toulouse, les sept cabinets d'instruction ont chacun environ
120 dossiers en stock. En outre, un seul juge d'instruction sur les sept est
spécialisé en matière financière : il ne peut
donc faire face à l'afflux des dossiers.
Faute de moyens suffisants, le Parquet de Toulouse se trouve dans l'obligation
de classer en dépit des conséquences dramatiques de ces
classements sur la prévention de la délinquance et sur le
développement du sentiment d'impunité chez certains
délinquants.
Cet état de fait contribue à accentuer le sentiment d'injustice
de l'opinion publique et ne fait qu'accentuer sa suspicion sur la protection
dont bénéficieraient certains réseaux du monde financier
et politico-économique...
Par ailleurs, les déclarations gouvernementales stigmatisant la lutte
contre la corruption et le trafic de drogues apparaissent peu crédibles
lorsque le Parquet n'a pas les moyens d'enquêter dans ces domaines.
Or, de telles disparités dans les taux de classement remettent en
cause l'égalité des citoyens devant la loi puisqu'une affaire
similaire aura plus de chance d'être classée dans une grosse
juridiction que dans une plus petite
. Un tel dysfonctionnement n'est pas
acceptable. En revanche, il renforce le sentiment que le classement sans suite
est, au moins en partie, lié à un manque de moyens dans les
juridictions.
Toutefois, au-delà de la taille des tribunaux, les disparités
dans les taux de classement sans suite sont également liées au
mode de traitement des infractions par le Parquet.
Selon les informations données par le directeur des affaires criminelles
et des grâces,
M. Marc Moinard
, alors
que le taux de
" classement sec " atteindrait 25 à 27 % dans les Parquets qui
ont recours à la troisième voie, il serait de 40% dans les autres
Parquets
.