B. UNE COHÉRENCE PROBLÉMATIQUE
La
réforme de la PAC paraît, au total, procéder d'un double
mouvement
: d'une part, un approfondissement de la réforme de 1992
tendant, par de nouvelles baisses de prix, à permettre des exportations
sans restitutions, de manière à libérer l'agriculture
Européenne des contraintes découlant des accords en vigueur de
l'OMC et à mettre les Européens en position plus favorable lors
de la reprise des négociations internationales ; d'autre part, un effort
pour que la PAC, qui reste vivement contestée, notamment dans certains
pays membres, soit mieux perçue par les opinions publiques.
Ainsi, la PAC se trouverait consolidée face aux facteurs externes et
internes susceptibles de la fragiliser. Mais les propositions de la Commission
sont-elles de nature à assurer cette consolidation ?
1. Une légitimité plus forte ?
Dans
ses propositions, la Commission Européenne a voulu tenir compte des
critiques récurrentes contre certains aspects de la PAC. L'exposé
général des motifs qui précède, dans le document
COM (98) 158 final, les propositions de règlements relatifs à la
réforme, précise même que
" réconcilier le
citoyen, le consommateur, avec la politique agricole est une des tâches
primordiales pour les années à venir ".
Plusieurs aspects des propositions de la Commission sont dirigés vers
ces objectifs. Les mesures concernant la dégressivité des aides
au-delà d'un plafond, celles concernant la modulation des aides en
fonction de critères relatifs à l'emploi et à la
présentation de l'environnement, celles tendant à garantir que
les aides soient la contrepartie d'une véritable activité
agricole, sont autant d'efforts pour remédier à des situations
susceptibles de détériorer l'image de la PAC.
De manière plus positive, la Commission assure vouloir " mieux
répondre aux attentes de la société ", en
réorientant la PAC en fonction des exigences qui s'expriment en
matière d'environnement et d'aménagement du territoire. Elle met
en avant, à cet égard, ses propositions concernant les zones
défavorisées, l'élevage extensif, l'augmentation des
quotas laitiers dans les zones de montagne, l'encouragement aux méthodes
de production respectueuses de l'environnement ; elle souligne également
que le développement rural devient le " second pilier de la
PAC ", avec la mission d'intégrer celle-ci à un effort
global d'aménagement de l'espace et de protection de la nature.
La Commission souligne par ailleurs que ses propositions relatives à la
simplification de la réglementation et à la prise en compte du
principe de subsidiarité devraient contribuer à corriger l'image
d'une PAC " technocratique ", trop complexe et trop
éloignée du terrain, prêtant le flanc à la fraude.
Enfin, elle fait observer que la baisse des prix prévue, tout en
permettant aux consommateurs Européens de bénéficier de
produits à meilleur marché, améliorera sensiblement la
compétitivité de l'agriculture Européenne, permettant
ainsi de corriger, vis-à-vis de l'extérieur, l'image d'une Europe
protectionniste, faussant le jeu du marché par des subventions à
l'exportation.
Au contraire, en l'absence de réforme, la persistance des faiblesses
actuelles -développement de pratiques agricoles trop intensives,
distorsions dans la répartition des soutiens- encouragerait les remises
en cause globales, alors même que tendraient à se reconstituer
pour certaines productions, ces stocks d'intervention d'un niveau très
élevé qui, dans le passé, ont beaucoup contribué
à ternir l'image de la PAC.
Le plaidoyer de la Commission Européenne pour une meilleure prise en
compte des attentes des opinions, afin d'obtenir un consensus sur un
" modèle agricole Européen ", ne manque
assurément pas de force.
L'idée générale de ce
" modèle " - permettre à l'agriculture
Européenne, grâce au développement des aides directes, de
poursuivre simultanément des objectifs apparemment contradictoires : des
prix compétitifs d'une part, une occupation harmonieuse du territoire et
une meilleure protection de l'environnement, d'autre part - est une tentative
séduisante de faire la synthèse des préoccupations en
présence.
Toutefois, précisément par rapport aux objectifs retenus, les
solutions envisagées paraissent présenter des faiblesses et des
lacunes.
Tout d'abord, à l'issue de la réforme, les aides directes
représenteraient une part considérable du revenu des
agriculteurs. Schématiquement, on peut estimer que, pour un grand nombre
d'exploitations, le produit des ventes couvrirait à peine les charges
d'exploitation, et que le revenu serait essentiellement constitué par
les paiements directs. Dans ces conditions, la PAC ne risque-t-elle pas
d'apparaître comme un mécanisme d'assistance
particulièrement favorable et relativement peu équitable ? Les
agriculteurs eux-mêmes ne pourraient-ils craindre d'être
perçus plus comme d'habiles capteurs de subventions que comme des
producteurs à la rencontre de consommateurs sur un marché ? La
réforme pourrait ainsi aboutir à un paradoxe : d'un
côté, les revenus réels des agriculteurs diminueraient,
dans la mesure où les propositions de la Commission prévoient une
compensation seulement partielle des baisses de prix par les aides directes,
mais d'un autre côté, les aides directes étant par
définition plus " visibles " que le soutien par les prix- qui
repose sur le consommateur plus que sur le contribuable- les agriculteurs
pourraient apparaître comme plus " assistés ", plus
" favorisés " qu'auparavant. Finalement, loin de
réconcilier les opinions avec la PAC, la réforme proposée
pourrait, notamment dans certains pays membres, prêter le flanc à
des commentaires démagogiques qui pourraient aggraver le trouble
d'opinions souvent peu au fait des réalités et des enjeux des
marchés agricoles.
Le risque serait sans doute beaucoup moins grand s'il existait une
correspondance relativement claire entre les aides directes et les missions non
rémunérées par le marché qui sont en même
temps assignées aux agriculteurs Européens en matière
d'aménagement de l'espace, de protection de la nature, de participation
au développement rural. Mais, telles qu'elles sont définies dans
les propositions de la Commission, les aides restent essentiellement
conçues par rapport au processus productif, calculées en fonction
de la taille et des activités de l'exploitation. De ce fait, leur
justification reste trop ambiguë pour qu'il soit aisé de convaincre
les opinions publiques de leur bien-fondé.
On peut par ailleurs estimer que certaines attentes fortes des opinions
semblent trop peu prises en compte dans les propositions de la Commission,
alors qu'elles font partie intégrante d'une meilleure
acceptabilité de la PAC.
Il s'agit tout d'abord de l'emploi agricole
, dont l'évolution
constamment négative contrarie les efforts de revitalisation du milieu
rural. La Commission assure que la réforme de 1992 a ralenti la tendance
à la réduction du nombre d'exploitations et, plus
généralement, à la baisse de l'emploi agricole ; elle fait
également valoir que les actions structurelles menées par la
Communauté ont permis de créer ou de sauvegarder un nombre
important d'emplois en milieu rural. Toutefois, la tendance n'est nullement
enrayée, alors que la population active agricole a une moyenne
d'âge élevée. Face à cela, la
" modulation " des aides en fonction de critères d'emploi
sera-t-elle un remède adapté ? On peut craindre qu'une mesure de
caractère négatif, et d'application sans doute difficile, ne soit
pas à la mesure du problème. La politique de développement
rural apparaît comme un instrument plus convaincant, mais, à
nouveau, l'objectif d'amélioration de l'emploi ne paraît pas
occuper dans les mesures proposées la place centrale qu'il a dans les
opinions.
La qualité des produits agricoles constitue également un souci
croissant des consommateurs :
dans son exposé des motifs, la
Commission en fait certes un des objectifs essentiels du " modèle
agricole Européen ", mais cette exigence n'occupe qu'une place
mineure dans le dispositif proposé : elle n'est mentionnée que
dans le cadre de " l'encouragement de l'adaptation et du
développement des zones rurales ", et sous le seul angle de la
commercialisation. Certes, les mesures envisagées pour mieux
intégrer à la PAC les préoccupations environnementales
peuvent être présentées comme concourant, indirectement,
à la politique de qualité des produits. Mais ces mesures, qui
auront au demeurant à faire la preuve de leur efficacité, ne
sauraient suffire à répondre aux attentes croissantes des
consommateurs-attestées par la vogue des produits
" biologiques "- en matière de sécurité
sanitaire et de valeur gustative des produits. Une chose est de
décourager les méthodes de production les plus nuisibles à
l'environnement, une autre est, plus positivement, d'orienter la production
dans le sens d'un effort constant de qualité.
Ainsi,
telle qu'elle est conçue,
la poursuite du processus de
disparition du soutien par les prix au profit d'un système d'aides
directes ne paraît en mesure de donner à la PAC la plus forte
légitimité auprès des citoyens et des consommateurs dont
la Commission Européenne souligne la nécessité pour
justifier sa proposition de réforme.