II. DES ÉCHANGES SOUMIS À DES TENSIONS
Les relations franco-espagnoles dans le secteur des fruits et
légumes occupent, de manière fréquente,
l'actualité. Ainsi le 9 décembre dernier, la Cour de Justice
des Communautés européennes a condamné la France pour sa
" passivité " lors des actes de violence de certains
agriculteurs qui ont détruit en 1993/1994 des cargaisons de fruits et
légumes espagnols.
C'est la première fois que les juges de Luxembourg prononcent un tel
jugement " en manquement " d'un Etat, pour n'avoir pas
rempli ses
engagements concernant la libre circulation des marchandises dans l'Union
européenne et avoir méconnu le devoir de coopération
imposé aux États membres. Selon la jurisprudence de la Cour, cet
arrêt ouvre droit à des dommages-intérêts pour les
agriculteurs, exportateurs et transporteurs espagnols victimes des faits
délictueux. Il appartient dès lors aux tribunaux français
de juger les contrevenants à la suite des plaintes
déposées par les Espagnols.
Cet arrêt fait suite aux incidents qui opposent
régulièrement depuis une dizaine d'années, et notamment
entre avril et août 1993, Français et Espagnols. La Cour a
d'ailleurs rappelé que de nouveaux troubles avaient eu lieu en 1996 et
1997.
Votre commission des affaires économiques ne peut que condamner tout
acte de violence sur des personnes ou sur des biens
. Elle souhaite, en
outre, analyser les raisons de ces conflits réguliers.
1. Les causes fréquemment invoquées en France
a) Des distorsions de concurrence dues au facteur prix : un argument à relativiser
Dès 1993, la mission sénatoriale
dénonçait l'impact des dévaluations de la peseta sur les
échanges franco-espagnols. De telles pratiques en renchérissant
le coût des produits français, n'ont pas permis, d'une part, aux
exportations françaises de compenser sur les marchés des autres
Etats-membres les mauvaises performances du marché intérieur.
Elles ont, d'autre part, facilité les exportations des principaux pays
concurrents de la France.
La dépréciation de la peseta depuis 1992 a en effet
contribué à l'amélioration de la balance commerciale de
l'Espagne, dont le déficit s'est réduit de 6,6%.
Depuis août 1992, la devise espagnole a connu quatre
dévaluations : en septembre et novembre 1992, en mai 1993 et en
mars 1995. Dès le mois de mai 1995, la peseta a
récupéré sa valeur d'avant la dernière
dévaluation. Elle s'est de nouveau réappréciée en
début d'année 1996 mais de façon plus modeste. Cette
réappréciation ne s'est cependant pas confirmée au
deuxième trimestre 1996.
Au total, sur la période 1991-1995, la dépréciation de la
peseta par rapport au franc a été de 26 %. Le
différentiel d'inflation cumulé entre les deux pays sur la
période s'élève à 15,7%. Compte tenu de la
dépréciation de la peseta de 26%, on évalue la
dépréciation en termes réels à 8,9%.
EVOLUTION DE LA PESETA PAR RAPPORT AUX FRANC, MARK ET
DOLLAR
DEPUIS 1991
|
1991 |
1992 |
1993 |
1994 |
1995 |
Cours le plus haut en 96 |
10/1996 |
Change
|
18,42 |
19,36 |
22,49 |
24,14 |
24,99 |
24,50 |
24,88 |
Change
|
62,59 |
65,64 |
77,15 |
82,72 |
87,20 |
84,20 |
84,10 |
Change
|
103,9 |
102,4 |
127,3 |
134,0 |
124,7 |
123,2 |
128,72 |
Source : Sintesis de Indicatores Economicos Junio 1996/Cinco Dias
EVOLUTION DU SOLDE COMMERCIAL BILATÉRAL DEPUIS 1991
|
1991 |
1992 |
1993 |
1994 |
1995 |
Taux de change |
18,42 |
19,36 |
22,49 |
24,14 |
24,99 |
Exportations françaises |
82,0 |
87,9 |
77,7 |
91,3 |
103,3 |
Variations |
|
6,3% |
-11,6% |
17,5% |
13,1% |
Importations françaises |
67,0 |
68,2 |
62,6 |
77,0 |
89,3 |
Solde |
15,0 |
19,7 |
15,1 |
14,3 |
14,0 |
Taux de couverture |
122 |
129 |
124 |
118 |
116 |
Source : Douanes françaises en milliards de FRF
Ce phénomène a ainsi permis aux exportations espagnoles vers la
France de s'accroître plus rapidement que les exportations
françaises vers l'Espagne. Les produits exportés par l'Espagne
ont profité de l'abaissement de la peseta pour accroître leur
pénétration.
Néanmoins, les effets des fluctuations de la devise espagnole sur les
échanges bilatéraux demeurent limités.
Dans le cas de la France, ces effets restent globalement modestes puisque sur
la période 1991-1995, l'excédent de la France face à
l'Espagne ne recule que de 6,6 % (passant de 15,0 milliards de francs à
14,0 milliards de francs) ; cependant, l'excédent avec l'Espagne, qui
était le premier excédent français en 1993, n'est plus que
le 4ème en 1995, derrière ceux avec le Royaume-Uni, Hong-Kong et
la Suisse. Au premier semestre 1996, le solde commercial progresse, en outre,
de nouveau de 18,5 % par rapport à la même période de
l'année précédente (la croissance des exportations
+10,0 % est supérieure à celle des importations +7,2 %).
La réappréciation de la peseta en début d'année
pourrait expliquer cette embellie mais elle ne s'est pas confirmée. De
plus, au début de l'été 1996, on a enregistré un
fléchissement de la peseta.
Plusieurs facteurs expliquent les effets limités des fluctuations de
la devise espagnole :
Tout d'abord, les exportateurs français ont su réagir,
comprenant que la vigueur d'une politique d'exportation soit loin de
dépendre seulement de la compétitivité-prix des produits
proposés.
Ensuite, la forte présence française en Espagne suscite des
échanges intra firmes. La présence de la France depuis de
nombreuses années parmi les trois premiers investisseurs en Espagne
permet de limiter les effets des fluctuations de la peseta tant à
l'exportation qu'à l'importation. Les fluctuations de la monnaie
espagnole ne peuvent donc avoir que des effets limités sur des
échanges qui découlent plus d'une stratégie de production
et de commercialisation au niveau européen que de performances
commerciales à l'export de ces entreprises.
En outre, les entreprises à capitaux français sont parmi les
principaux exportateurs espagnols et ont donc bénéficié de
la dépréciation de la peseta.
Enfin, conjoncturellement, l'Espagne a profité ces dernières
années des forts taux de croissance des économies des pays
émergents, notamment en Amérique Latine, pour y accroître
sa présence commerciale.
La progression des exportations espagnoles ne peut donc être
imputée à la seule dépréciation de sa monnaie. Elle
n'a pu être possible que grâce aux nombreux atouts de l'Espagne.
b) Les disparités quant au coût de la main d'oeuvre : un facteur réel mais difficile à déterminer avec précision
L'analyse des charges de main d'oeuvre entre la France et
l'Espagne conduit à constater d'importantes disparités.
En 1986, on estimait que le coût salarial horaire minimum était de
35,15 francs en France et de 13,80 francs en Espagne. Dix ans plus tard,
d'aucuns estiment que le coût horaire dans le maraîchage varie de 3
pour la France à 1 pour l'Espagne.
De telles considérations font l'objet d'appréciations
contrastées, d'autant que la comparaison des statistiques en la
matière se révèle difficile, voire impossible.
Lors des différentes rencontres qu'a pu avoir la
délégation sénatoriale, certaines organisations
professionnelles et syndicales ont néanmoins reconnu la
réalité du problème que soulèvent ces questions
d'emploi et de protection sociale agricole.
Ainsi, malgré l'absence de véritable salaire minimum au niveau
national, votre délégation a pu constater que le niveau minimum
de salaire se situait aux alentours de 2.500 francs, hors déduction
des charges salariales. En outre, certains dirigeants syndicaux ont
indiqué qu'en Andalousie, les employés recevaient en moyenne
6.500 pesetas
4(
*
)
par jour
pour 8 heures de travail, charges salariales incluses. De l'aveu
même de dirigeants agricoles, la main-d'oeuvre saisonnière est
constituée, d'une part, de personnes qui, en fonction des
récoltes, migrent d'une région à une autre et dont les
niveaux de salaires restent très en deçà des minima.
D'autre part, le recours à la main-d'oeuvre immigrée
s'avère systématique dans certaines zones de production.
Cette réalité, que plusieurs intervenants ont
évoquée lors des entretiens avec la délégation
sénatoriale, a fait l'objet de nombreux commentaires d'articles dans la
presse espagnole. Ainsi, le journal " La Verdad " du jeudi 5
février 1998 -journal régional de la région de Murcie-
dénonce en première page les conditions d'acheminement de cette
main-d'oeuvre immigrée -y compris clandestine- sur les lieux de
récolte. Sur un salaire de 7.000 pesetas par jour, le journal indique
qu'environ 500 pesetas sont payées par cette main-d'oeuvre pour
être transportée sur les zones de production.
Sans nier l'importance de ce coût modeste de la main-d'oeuvre en
Espagne, la délégation sénatoriale souhaite apporter trois
précisions :
- tout d'abord, le statut fiscal et social français a fait l'objet,
dans le secteur des fruits et légumes de certaines améliorations
comme a pu le constater l'année passée, le groupe de travail
" fruits et légumes "
5(
*
)
- même si certains
aménagements demeurent encore nécessaires- ;
- de plus, les producteurs et les entreprises espagnoles ont, en raison de
leur éloignement des marchés européens, des coûts de
transport significatifs. Votre commission des affaires économiques tient
néanmoins à indiquer que ces coûts de transports ont
tendance à considérablement se réduire ;
- enfin, le Gouvernement espagnol a signé le 4 novembre dernier
avec les organisations syndicales majoritaires un nouveau Plan d'Emploi Rural
pour l'Andalousie et l'Estrémadure (Accord pour l'Emploi Agricole ou
AEA). Ce dispositif général consiste en un système
intégré de protection contre le chômage des travailleurs
saisonniers agricoles -et donc indirectement contre le développement
d'une économie parallèle avec des coûts salariaux
très faibles. Ce plan prévoit trois types d'actions :
l'attribution d'une allocation de chômage, la mise en oeuvre d'un
programme de travaux d'infrastructures permettant d'employer les saisonniers et
l'élaboration d'un plan de formation des travailleurs agricoles.
Pour les travailleurs du sol, particulièrement touchés par les
conséquences de la sécheresse, de la restructuration agricole et
par la pauvreté, le maintien " d'un filet " de protection
sociale représente un grand soulagement et ce d'autant plus que les
fonds de l'AEA seront complétés par les fonds (majoritairement en
provenance de l'Union Européenne) du plan spécial pour les zones
rurales déprimées. 3.000 millions de pesetas seront
dépensés à ce titre en 1997 au bénéfice d'un
ensemble de Communautés Autonomes comprenant, outre celles visées
à l'AEA, la Castille La Manche, Castille et Léon, l'Aragon,
Murcie, Valence et les Iles Canaries.
Même s'il reste néanmoins à prouver que des politiques
actives d'emploi peuvent, dans ces régions rurales
particulièrement touchées par une certaine forme d'exclusion
sociale, déclencher un processus culturel et social favorable à
la création d'emplois stables et au rejet de tout développement
d'une main d'oeuvre immigrée employée à bas prix, cette
politique devrait à terme conduire à relativiser peu à peu
les disparités de coûts sociaux.
La délégation sénatoriale considère en outre
difficile de pronostiquer le temps nécessaire à l'application de
telles mesures.