2. L'AUTORITÉ DE L'ÉTAT DEVRAIT AJUSTER LES CONDITIONS DE SON INTERVENTION

2.1 Un contexte très conflictuel en Limousin

J'ai été surpris par le caractère si conflictuel des relations entre les associations de défense de l'environnement, COGEMA et les services extérieurs de l'État lors de ma visite en Limousin. Je regrette de ne pas avoir eu le temps de rencontrer les élus concernés par le dossier du réaménagement de Bessines et ses environs, car on sait que, sur les sujets soumis à mon intérêt, je souhaite profiter des éclairages de toutes origines. Les entretiens que j'ai pu avoir avec la FLEPNA, Fédération limousine pour l'Étude et la Protection de la Nature, se sont pour leur part révélés très fructueux.

Les informations fournies dans ce paragraphe 2.1 proviennent de l'entretien avec la FLEPNA. J'ai tenu à y porter également les appréciations, griefs et commentaires de toute nature qui ont accompagné la présentation de ces informations. J'ai souhaité traduire le plus fidèlement possible la forme très directe - parfois abrupte - sous laquelle ces arguments m'ont été exposés, car elle est révélatrice de l'état d'esprit de mes interlocuteurs. Afin d'éviter toute confusion, je veux cependant préciser que je ne reprend pas nécessairement à mon compte tous ces arguments.

2.1.1 La FLEPNA : un contentieux de 20 ans avec COGEMA

Créée voici une vingtaine d'années, la FLEPNA rassemble aujourd'hui une soixantaine d'associations locales. Elle est membre de la Fédération nationale de l'Environnement et poursuit trois objectifs essentiels : la conduite d'études naturalistes, la défense du cadre de vie, la formation des personnes aux sciences de l'environnement. Parmi les associations fédérées au sein de la FLEPNA on trouve par exemple : la Commission Uranium-Énergie, déjà ancienne et qui a donc une bonne mémoire du passé ; l'association Ceinture verte de Limoges, qui est intervenue sur des dossiers nucléaires depuis le dépôt par COGEMA d'un permis de recherches (retiré depuis) dans les environs proches de Limoges ; l'AIClN (Association Intercommunale d'Information sur le Nucléaire) ; la CLAD (Coordination limousine anti-déchets), très active depuis 20 ans et qui dispose d'une « photothèque » fournie sur les activités de COGEMA.

La FLEPNA dénonce tout d'abord de multiples libertés que prendrait COGEMA vis-à-vis de la réglementation. Ainsi des photos prouvent que l'ancienne mine à ciel ouvert du Brugeaud a été remplie par des boues liquides, opération « couverte » par la DRIRE et par certains élus ; pour l'association ce n'est pas étonnant car on note un désintérêt manifeste pour ces questions et d'ailleurs les élus concernés sont souvent des anciens de COGEMA. Le remodelage très rapide des sites s'explique par le fait que COGEMA veut profiter des « trous » dans la réglementation pour clore certains chapitres douteux de son histoire. Il est anormal que depuis des années des produits radioactifs aient transité par Bessines sans contrôle EURATOM (sont par exemple concernés les travaux de recherche menés par le CRPM sur les effets du radon dans ses installations de Razès). Enfin la FLEPNA dénonce le dépassement fréquent des niveaux normaux de radioactivité : des radioéléments ont été trouvés dans la Gartempe jusqu'à 70 km en aval de Bessines !

En fait la FLEPNA doit exercer une surveillance permanente et une vigilance de tous les instants sur ce que fait COGEMA, dans tous les domaines : l'exploitation des mines et des installations de traitement de minerai, le stockage illicite de déchets (révélé par le apport DESGRAUPES (126 ( * )) ), les projets actuels de COGEMA comme celui concernant un stockage d'uranium appauvri à Bessines, la situation radiologique sur le site de l'usine SIMO de Bessines, etc. Les emprises minières de COGEMA sont immenses : il y a des dossiers de Limoges, en Corrèze... La FLEPNA n'a pas fait un dixième des procès qu'elle souhaitait faire !

D'ailleurs un grand nombre d'actions contentieuses sont souvent gagnées, au motif que les études d'impact sont insuffisantes ou que les autorisations de l'administration sont abusives (« excès de pouvoir »). Mais la FLEPNA souffre de nombreux vides juridiques et " nos juristes doivent parfois créer le droit !".

Pour la fédération le scandale principal vient d'une collusion entre COGEMA et la DRIRE chargée de la contrôler. Trois exemples parmi d'autres illustrent cet état de fait :

- 1'« affaire » du générateur de radon de Razès : pendant une vingtaine d'années le CRPM (127 ( * )) a fait des études et expériences sur les effets cancérigènes du radon afin d'améliorer la protection radiologique des mineurs ; le générateur de radon utilisait du thorium extrait à Madagascar et transféré à Bessines après avoir été traité à l'usine du Bouchet ; quelques plaintes éparses avaient été déposées pour non respect de la réglementation... sans suite ; selon la FLEPNA la DRIRE prétend n'avoir jamais remarqué le générateur de radon, qui aurait dû être déclaré (si ce n'est autorisé) au titre de la législation sur les installations classées ; d'ailleurs elle se serait fait dire par COGEMA qu'elle n'était pas compétente sur cet appareil, et elle aurait avalisé cette rebuffade ! c'est seulement au moment où COGEMA a souhaité fermer l'installation qu'elle a demandé une "mise aux normes administratives" ; l'action judiciaire de la FLEPNA tendant à contester les conditions de fermeture a été classée par le Procureur de la République mais le dossier a rebondi récemment : la Faculté de Limoges s'est déclarée intéressée par l'installation et une enquête publique doit être organisée sur le dossier de transfert entre COGEMA et la faculté (128 ( * )) ;

- les transferts mystérieux de fûts et autres déchets : selon la FLEPNA ces colis arrivaient la nuit du Bouchet (Essonne) ; l'association a recueilli de nombreux témoignages dans la population et ce fait a été confirmé par les révélations du rapport DESGRAUPES qui mentionne la présence de 200 000 fûts compactés ; la DRIRE a toujours affirmé qu'elle n'en savait rien ; de plus COGEMA ne sait pas où sont précisément les fûts et dit que la DRIRE était au courant, alors que la DRIRE nie savoir où sont ces fûts !

- les entourloupettes autour de la double étude relative à l'impact radiologique de la division minière de La Crouzille : les deux universitaires charges de comparer les rapports préparés par ALGADE d'un côté, la CRII-RAD de l'autre, ont estimé que ces rapports sont compatibles et que leurs résultats "peuvent constituer la base sur laquelle pourrait s'appuyer une analyse ultérieure" (129 ( * )) (sur l'exposition des populations) ; lorsque la DRIRE a demandé aux experts de définir cette analyse complémentaire, ils ont choisi de s'appuyer sur le laboratoire d'ALGADE, en prétextant qu'il était le plus performant, et la DRIRE n'a rien trouvé à redire à cette démarche, incompatible avec la neutralité de l'expertise !

Pour la FLEPNA cette collusion n'est pas étonnante lorsqu'on sait par exemple que le président de COGEMA, J. SYROTA, est également vice-président du Conseil général des Mines. Il aurait donc la haute main sur la carrière des ingénieurs des mines, y compris ceux qui assurent des fonctions de contrôle dans l'administration centrale ou les DRIRE La justice a été saisie mais avance trop lentement sur ce dossier au gré de l'association.

La FLEPNA nourrit donc une méfiance totale vis-à-vis des initiatives de COGEMA et de l'administration. La DRIRE n'a jamais demandé aucune expertise contradictoire sur les résultats de mesure annoncés par COGEMA ; les seuls documents disponibles sont toujours ceux de COGEMA. La DRIRE fait une lecture totalement aseptisée des dossiers présentés par COGEMA : la FLEPNA explique ainsi que les arrêtés préfectoraux soient si "complaisants". En fait, pour l'association, cette crise de confiance est inscrite dans l'histoire de la région. De toute façon "la DRIRE est complètement dépassée par tous ces dossiers : incompétence ? Confort ? Esprit de corps ?" s'interroge la FLEPNA.

C'est donc tout naturellement que l'association nourrit les plus vives inquiétudes sur les objectifs et les moyens des réaménagements de sites entrepris par COGEMA.

2.1.2 Des inquiétudes très vives sur le réaménagement des sites en cours aujourd'hui

La FLEPNA vilipende tout d'abord les principes douteux du réaménagement. Elle estime que COGEMA veut faire rapide, pas cher, et « beau en surface » :

- COGEMA aurait utilisé des travailleurs intérimaires pour démonter l'usine SIMO de Bessines et sortir les matériaux du chantier de démolition ;

- les deux tentatives d'action en référé concernant les opérations menées au Brugeaud et à Lavaugrasse ont échoué car les deux bassins avaient été vidés entre temps dans la Gartempe et les travaux de réaménagement sont aujourd'hui très avancés ;

- COGEMA refuse que la FLEPNA aille faire des investigations au fond de la MCO du Brugeaud ; a-t-elle donc vraiment des choses « pas très nettes » à cacher ? (130 ( * ))

- COGEMA présente le site de Chanteloube comme un réaménagement « modèle » ; en fait ce n'est qu'un trou rempli d'eau ! (131 ( * ))

- à Montmassacrot le rapport de l'IPSN est très critique sur la stabilité de la digue ;

- l'arrêt des pompages dans les mines entraîne une remontée des eaux ; or il existe déjà de nombreux sites abandonnés (voir le rapport CASTAING, 1983-1984) et on peut constater de nombreux problèmes dans les ruisseaux.

La liste des griefs ne s'arrête pas là. L'association reproche également à COGEMA d'avoir effectué des réaménagements en violation de la réglementation : il y a eu un rejet important de radioactivité dans un petit ruisseau affluent de la Gartempe en décembre 1994 et COGEMA n'a toujours pas fourni d'explication (132 ( * )) ; certains sables de traitement auraient été réutilisés dans les soubassements d'ouvrages publics (par exemple sous un terrain de sport) sans que le préfet soit au courant (mais la Direction de l'Équipement aurait confirmé l'information) ; la FLEPNA dit savoir que certaines galeries noyées ont été remplies avec des résidus, elle s'attendait à ce genre d'opération car il y a beaucoup de place sous terre et il était tentant de vouloir éliminer de cette façon certains résidus.

Deux attitudes sont inacceptables aux yeux de l'association. Tout d'abord l'arrogance alléguée de COGEMA, qui ne se priverait pas de travestir la réalité à son profit. En témoigne l'affaire des fûts de thorium et autres multiples déchets enfouis un peu partout sur les sites ; COGEMA profite de ce que l'ANDRA ne se déplace pas. L'association dénonce également le calcul "mensonger" du TAETA : 1/ l'une des stations de référence est techniquement inadéquate - car positionnée sur un « point chaud » (133 ( * )) - et politiquement douteuse - puisque implantée sur un terrain appartenant à un directeur d'ALGADE ; 2/ l'exposition est calculée sur des périodes allant de 2 000 à 7 000 heures par an alors qu'une année compte 8760 heures ; 3/ COGEMA utilise une limite de 5 mSv par an alors que les normes internationales sont de 1 mSv par an. "COGEMA était tellement triomphante à certains moments que ses ingénieurs ont révèle le pot aux roses sur la station de référence !"

Deuxième attitude inacceptable : la volonté de COGEMA de se débarrasser de la responsabilité de gérer les problèmes futurs. La FLEPNA m'indique ainsi que COGEMA a vendu pour le franc symbolique plusieurs terrains à des associations, des municipalités... dans l'objectif de rétrocéder la moitié de son patrimoine. Deux risques sont dénonces : la banalisation de facto des sites de stockage de déchets TFA, et l'obligation pour les nouveaux propriétaires d'assumer la charge des problèmes futurs qui sont susceptibles d'apparaître (134 ( * )) .

La FLEPNA regrette enfin que la mobilisation de la population soit encore trop faible. En 1992 la publication d'un article sur les déchets TFA dans Science et Vie aurait provoqué une forte émotion, qui serait retombée depuis. Les élus eux-mêmes sont très peu sensibilisés, même en aval de la Gartempe. Enfin les défenseurs de l'environnement "ont toujours été traités comme des gamins" : une association avait demandé que le bassin de Lavaugrasse soit transformé en réserve naturelle humide pour les oiseaux migrateurs, mais COGEMA a tout vidé !

Cette dernière remarque m'amène à souligner la difficulté d'articuler les exigences de protection de la nature et de protection des personnes. Il est en effet reconnu par tous que la stabilité mécanique des stockages de résidus - une composante de la protection à long terme des populations - est grandement améliorée par l'évacuation de leur eau interstitielle. Je ne peux pas supposer que ce fait ait échappé aux scientifiques de la FLEPNA.

* 126 P. DESGRAUPES, F BARTHELEMY, H. JAMMET, G MEYNIEL, C DE TORQUAT, Rapport à M. le Ministre de l'environnement M. le Ministre délégué à l'industrie et au commerce extérieur, M. le Ministre délégué à la santé, concernant les dépôts de matières radioactives. Commission d'examen des dépôts de matières radioactives, juin 1991.

* 127 Centre de Radioprotection dans les Mines Anciennement division de la Branche Uranium, le CRPM est devenu depuis une division de la société ALCADE.

* 128 Le Laboratoire de Pathologie pulmonaire expérimentale du CEA (puis de COGEMA) a effectivement exploité depuis le début des années 60 une installation destinée (à l'origine) à étudier les effets du radon et de ses descendants sur le processus de développement de la silicose chez les mineurs. Après 1968, le thème principal de recherche devient l'effet cancérigène du radon. De 1963 à 1973, la source de radon est constituée par un caisson métallique contenant de la pechblende (minerai d'uranium) broyée et étalée sur des claies superposées. Après 1973, le radon est obtenu à partir de résidus de traitement d'urano-thorianite (minerai d'uranium et de thorium), sous forme argileuse, placés dans 57 fûts métalliques répartis au fond de 2 cuves inoxydables enterrées dans deux fosses bétonnées. L'existence de ce générateur de radon n'a jamais été déclarée a l'administration. La DRIRE m'a dit l'avoir découverte voici 3-4 ans, elle a immédiatement fait apposer des scellés. COGEMA a effectué une démarche de régularisation administrative, en vertu des possibilités ouvertes par la législation sur les installations classées, qui a abouti en 1994 La FLEPNA a attaqué l'arrêté préfectoral régularisant le générateur de radon.

* 129 Selon les termes employés par les deux experts dans la conclusion de leur rapport.

* 130 La MCO du Brugeaud servant de stockage de résidus, la FLEPNA fait ici allusion à son souhait de procéder à des sondages en profondeur dans la masse des résidus.

* 131 La mine à ciel ouvert de Chanteloube a effectivement été réaménagée en plan d'eau.

* 132 La DRIRE m'a confirme la réalité de ce rejet le premier fait incontestable est que le pic de radioactivité volumique des eaux a atteint 10 à 100 fois les valeurs habituellement relevées, le second fait incontestable est que les limites réglementaires n'ont pas été dépassées. À la date de ma visite, l'ingénieur divisionnaire de la DRIRE m'indiquait aussi que COGEMA recherchait la cause de ce phénomène et attendait avec impatience le résultat des mesures de janvier 1995.

* 133 J'ai évoqué le cas de la station de Rilhac-Rancon au § A.I.3.

* 134 La DRIRE m'a indiqué que COGEMA a vendu des terrains miniers uniquement, mais aucun stockage de résidu. Une vente ne peut avoir lieu que si le TAETA local est inférieur à 1 Les sites sont généralement transformés en plate-formes industrielles car les PME/PMI peuvent profiter des infrastructures (bureaux) que COGEMA laisse à leur disposition Le préfet a monté une commission d'utilisation des sites rassemblant d'une part COGEMA (" quels sites voulez-vous céder ?"), d'autre part les élus ("quels projets voulez-vous concrétiser ?"). Par ailleurs COGEMA a monté une Délégation à l'Industrialisation dotée d'un budget de 25 MF destinée à favoriser l'implantation d'activités industrielles sur ses sites afin de compenser l'impact sur l'emploi causé par l'arrêt de ses activités.

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