1.2 Il faut s'efforcer de mettre en place les garanties d'une protection pérenne

À l'évidence, la protection repose en premier lieu sur les mesures techniques mises en oeuvre par l'exploitant pour la conception, la réalisation et la surveillance du stockage de résidus. Ceci est conforme au principe général selon lequel seul l'exploitant est responsable de la sûreté de ses installations. Cependant il serait illusoire de vouloir se passer de la protection apportée par un certain degré de « contrôle institutionnel ».

1.2.1 Les travaux actuels ont-ils une « espérance de vie » suffisante ?

Les dispositifs assurant la protection des stockages de résidus sont essentiellement constitués de matières « naturelles » : blocs rocheux (à l'exception des blocs de minerais ayant subi une lixiviation en tas), terre, sables... On ne doit pas s'attendre à une dégradation de leurs qualités physiques intrinsèques comparable à celle que l'on peut attendre des matières artificielles telles que les bétons ou les plastiques... L'espérance de vie de ces dispositifs résulte surtout de considérations mécaniques : la capacité de résistance à l'érosion d'une part, la stabilité mécanique générale d'autre part.

La question de la stabilité mécanique n'est pas une hypothèse d'école. Dans le rapport annexé à la demande d'autorisation de stockage de résidus dans la MCO de Montmassacrot, COGEMA reconnaît que des glissements de terrain sont possibles : "les risques présentés par le stockage des résidus à Montmassacrot tiennent essentiellement à l'aspect physique du matériau qui se présente sous forme de fines particules. C'est donc essentiellement un problème de stabilité qui pourrait éventuellement se poser, après comblement complet, avec comme conséquence éventuelle un glissement de terrain vers le talweg au sud de l'excavation, dans lequel il n'y a aucune installation sensible." (120 ( * ))

La CRII-RAD indique par ailleurs que le CEBTP (Centre d'Études du Bâtiment et des Travaux publics) range les résidus de traitement de l'uranium parmi les matériaux de la classe A1, c'est-à-dire un "sol qui change totalement de consistance pour une faible variation de sa teneur en eau, le temps de réaction aux variations de l'environnements hydrique et climatique étant très court". La CRII-RAD ne précise pas en revanche si cette appréciation se rapporte uniquement aux résidus « frais » ou si elle est également valable pour les résidus déjà anciens, qui ont pu expulser une grande partie de leur eau.

Le caractère intrinsèquement instable des résidus se conjugue au fait que, souvent, les digues sont construites au fur et à mesure de l'exploitation des minerais. Elles ne constituent pas une structure unique mais un empilement de petits barrages dont l'unité structurale reste limitée. C'est le cas semble-t-il de nombreux sites en Allemagne ; c'est le cas aussi de la digue délimitant le bassin de Lavaugrasse, sur le site de l'usine SIMO à Bessines. La digue fermant le talweg de Montmassacrot est en fait constituée de trois digues superposées.

L' "éventualité" envisagée par COGEMA s'est effectivement réalisée plusieurs fois à l'étranger. P. DIEHL, animateur du WISE Uranium Project, organisé sous l'égide de l'agence WISE, m'a fait parvenir plusieurs documents fort intéressants sur les problèmes posés par la gestion des résidus de traitement des minerais d'uranium. On peut ainsi apprendre que l'on a constaté à plusieurs reprises des défaillances sur des digues barrant des stockages de résidus :

- en 1977, à Grants (Nouveau Mexique), 50 000 tonnes de boues et plusieurs milliers de m 3 d'eau contaminée sont répandus dans l'environnement ;

- en 1979, à Church Rock (Nouveau Mexique), plus de 1 000 tonnes de résidus humides et près de 400 000 m 3 d'eau s'échappent d'un stockage ;

- en 1984, à Key Lake (Saskatchewan, Canada), un stockage laisse s'échapper plus de 100 000 m 3 d'eau chargée de radioéléments.

En se tassant et en expulsant leur eau interstitielle, les résidus exercent des contraintes mécaniques évolutives sur les parois des sites de stockages. Cependant, si le processus d'évolution en lui-même est facteur de risque pour la tenue de la digue, l'« objectif » (ou 1'« état final ») amène bien à une stabilité renforcée. À cet égard la politique d'assèchement volontaire engagée par WISMUT sur le site de Seelingstadt (bassin de Culmitzsch) participe de la solidité finale, donc de la sûreté du stockage.

Je n'ai pas eu d'information sur une politique volontariste de COGEMA au regard de l'assèchement des résidus. J'ai même tendance à penser que COGEMA a choisi de laisser libre cours à la « transpiration » naturelle de ses résidus. En témoigne la rédaction d'un passage de La Lettre de La Crouzille, (121 ( * )) relatif aux travaux entrepris sur le bassin de Lavaugrasse : "La surface émergée s'assèche. Dès qu'elle sera suffisamment consolidée pour permettre l'accès et le travail des engins de travaux publics, elle sera recouverte de matériaux protecteurs. " De même pour le bassin du Brugeaud : "Ce dernier est en recouvrement par les matériaux disponibles prélevés dans les verses voisines. Du fait des pluies abondantes de l'hiver, qui ont maintenu humide la surface du bassin et l'ont ainsi rendue difficilement praticable par les engins de travaux publics, cette opération s'effectue en deux étapes. [...] Dans les zones les plus humides, une toile de feutre renforcée par des treillis soudés est préalablement posée (technique couramment utilisée pour permettre la traversée des marécages."

Ces contextes potentiellement évolutifs ont amené COGEMA à demander plusieurs expertises : le CEBTP a analysé les conditions de tassement des stockages, un expert a analysé la stabilité des digues à long terme (en particulier à Montmassacrot). Sur ce dernier site, l'expertise a mis en évidence la nécessité de renforcer le pied de digue par un apport de matériaux de blocage.

La stabilité se juge aussi par la capacité de résistance à des événements extérieurs « brusques » : aux États-Unis la NRC impose d'analyser les effets d'un séisme et de dimensionner en conséquence les dispositifs assurant la stabilité du stockage. Les événements extérieurs peuvent également être dus à l'invasion subite d'un cours d'eau. J'ai mentionné précédemment la situation de plusieurs sites dans des talwegs, passages potentiels pour des eaux en forte quantité. La mise en exploitation du site de Bois Noirs Limouzat a nécessité le détournement de la rivière Besbre dans un canal spécialement creusé à flanc de coteau, tandis que l'exploitation de la MCO du Brugeaud, aujourd'hui transformée en site de stockage, a nécessité une déviation du cours de la Gartempe hors de son lit naturel antérieur.

Enfin l'érosion par le vent ou les eaux doit être prise en compte dans la conception des stockages. La solution retenue consiste généralement à intégrer une couche de blocs rocheux dans le recouvrement des résidus et à modeler le profil final du site de façon à évacuer rapidement les eaux météoriques tout en limitant au minimum le ruissellement. Il faut effectuer un arbitrage pour le choix de la pente moyenne du stockage : une forte pente favorise l'évacuation rapide des eaux mais amène à une stabilité inférieure et accroît l'exposition au phénomène d'érosion éolienne ; une faible pente a les qualités et défauts inverses, et accroît l'emprise au sol du stockage.

À Ambrosia Lake, cette dernière question n'a pas de réelle importance compte tenu de la faible densité de population et du caractère semi-aride des lieux. Le site a la forme d un tumulus ; la barrière « érosion est constituée par des blocs soigneusement calibrés dont a place a été définie avec minutie. L'aspect du site est impressionnant : le tumulus semble avoir été taillé au couteau, si planes sont ses parois. Je m'interroge en revanche sur le caractère attractif de cette couverture pour les « générations futures » : il sera bien tentant un jour, si la mémoire de ce qui se cache sous le tumulus a été oubliée, d'aller extraire de cette réserve des blocs rocheux déjà bien organisés selon leur taille, les plus gros en bas et les plus petits sur les faces supérieures. Tous les matériaux utiles à 1a construction sont disponibles sur place, y compris le sable, sous les rochers...

En France également, sur tous ses sites, COGEMA s'efforce de réduire les pentes des structures apparentes (digues, verses, bassins recouverts...).

L'IPSN a analysé les dossiers présentés par COGEMA décrivant les travaux effectués sur les sites du Limousin (Montmassacrot, Bessines). L'Institut a conclu que l'on avait encore aujourd'hui des indications insuffisantes sur le devenir à long terme des dispositifs mis en place par COGEMA, notamment pour ce qui concerne l'entretien des barrages et digues situés autour des bassins. COGEMA ne nie pas ces insuffisance ; J.P. PFIFFELMANN disait ainsi lors de l'audition du 16 novembre 1995 que "il reste manifestement à mettre au point des scénarios, en particulier des scénarios d'altération éventuelle des procédures de réaménagement, pour démontrer la pérennité des travaux que nous entreprenons actuellement", ou encore "il reste à démontrer qu'il existe une pérennité pour la résistance de ce type de couverture" .

Faut-il pour autant en conclure que les travaux actuels devront nécessairement être repris, voire que les résidus devront être « reconditionnés » ?

1.2.2 Faut-il envisager de reprendre les résidus ?

On peut difficilement envisager de reprendre les résidus pour les replacer dans leur lieu d'origine, les tréfonds de la terre. Cela supposerait le dégagement des accès aux travaux miniers (donc le pompage des eaux ayant envahi les galeries) et la reprise prallèle de travaux de consolidation des excavations dénoyées. Cela ne résoudrait aucunement certains problèmes incontournables : le manque de place disponible (puisque certaines mines sont remblayées par du béton ou d'autres matériaux) ; les possibilités d'interaction avec les eaux qui seraient ici souterraines et non plus de surface ; les risques professionnels inhérents à toute manipulation de matières radioactives (même de faible activité intrinsèque) ; les risques de perturbation supplémentaire de l'environnement local auprès du site à reprendre, dès lors que justement la reprise serait motivée par des dangers Jugés inacceptables. Le principe du « retour aux origines » est déjà appliqué avec le remplissage des MCO par des résidus, avec les critiques que l'on sait par ailleurs.

Une éventuelle reprise devrait donc être motivée par d'autres raisons. Ce pourrait être par exemple la détermination d'un site beaucoup mieux à même de garantir la sûreté du stockage. Il conviendrait pour le moins de procéder à une analyse inconvénients-avantages dont certains des termes ont été présentés au paragraphe précédent. La motivation de la reprise pourrait être également la mise au point d'un procédé permettant de traiter les résidus afin d'en extraire les composants les plus dangereux.

Cela ne supprimerait pas pour autant le besoin de stocker les radioéléments ainsi extraits et d'en assurer un confinement adéquat. En l'absence de toute indication sur la mise au point prochaine de tels procédés, il conviendrait de toute façon de s'interroger sur le meilleur moyen d'assurer la protection du public et de l'environnement : par une concentration de la radioactivité qui permet (peut-être) une surveillance plus aisée mais accroît les risques intrinsèques, ou par une dilution dans la masse des résidus qui peuvent par ailleurs assurer un relâchement progressif mais prévisible des radionucléides.

Personne ne peut aujourd'hui savoir s'il sera nécessaire - ou seulement utile - de reprendre les résidus. L'Agence pour l'Énergie nucléaire de l'OCDE a entrepris un travail de synthèse, qui fait apparaître que cette éventualité ne peut pas être exclue. J.P. OLIVIER déclarait ainsi lors de l'audition "Parmi les solutions d'optimisation [à long terme] il peut y avoir dans certains cas la remise en cause des solutions adoptées précédemment. Par exemple on peut décider dans telle ou telle circonstance de reprendre ces déchets, de les remettre en profondeur. [...] Certains représentants d'autorités de sûreté à l'étranger [...] m'ont dit que dans leur pays, à l'avenir, tous les déchets miniers devront retourner en profondeur. Peut-être parce que dans certains cas ils ont des déchets plus concentrés que les déchets français [...] . Il ne faudra pas s'accrocher à des doctrines que nous avons eues depuis un certain nombre d'années ; [...] tant qu'on est dans une situation d'entreposage on a toujours la possibilité de le faire."

COGEMA n'a manifestement pas forgé sa doctrine, peut-être parce qu'elle sent que tous les atouts ne sont pas dans sa manche. Lors de l'audition publique, au tout début des échanges relatifs aux résidus miniers, J.P. PFIFFELMANN déclarait par exemple préférer l'expression « stockage » plutôt que « entreposage » : "« Entreposage » sous-entend une reprise et je vois très mal reprendre 50 millions de tonnes de résidus pour les transporter ailleurs..." Mais un peu plus tard J. PELISSIER-TANON estimait que " il est important que les actions que nous avons entreprises dans le passé et celles que nous entreprendrons dans un proche futur [...] soient telles que les problèmes qui surgiraient [...] pour le très long terme puissent être abordés raisonnablement. Il faut préserver les champs du futur, il ne s'agit pas de résoudre à la hâte et d'une manière confuse les problèmes du futur." Dans cette optique là, il apparaît que COGEMA souhaite plutôt laisser ouvert l'éventail des options disponibles. C'est également la position de la DSIN, qui utilise dans sa nomenclature des déchets l'appellation « entreposage de longue durée » pour caractériser le mode de gestion des résidus miniers.

En stockage ou en entreposage, les résidus doivent être placés sous la responsabilité d'un tuteur. Ce tuteur est actuellement COGEMA mais cette situation ne peut être considérée comme satisfaisante sur des durées supérieures à la centaine d'années.

1.2.3 Comment assurer le contrôle institutionnel des sites de stockages dans le long terme ?

Je n'aurai pas la prétention d'innover sur ce point. Beaucoup a été dit dans le rapport de J.Y. LE DEAUT (avril 1992) comme dans celui préparé au nom du Conseil général des Ponts et Chaussées par MM. BARTHELEMY et COMBES (122 ( * )) . Même si COGEMA est "une société de bon rang, dont le propriétaire principal est aussi de bon standing", selon les termes employés le 16 novembre par J. PELISSIER-TANON, on ne peut en tirer de conclusions sur la capacité d'une société de droit privé à assumer une responsabilité pendant plusieurs siècles. Je n'ai pas en tête d'exemple de société ayant aujourd'hui 200 ans ; certaines grandes institutions industrielles, commerciales ou financières du XIX e siècle ont survécu mais sont parfois plongées aujourd'hui dans de grandes difficultés.

Il est vrai que la France est privilégiée dans la mesure où les sites d'extraction et de traitement ainsi que les stockages de résidus sont désormais propriété d'un unique gestionnaire : COGEMA. Le groupe a en effet repris les activités minières de TOTAL (en France et à l'étranger) à l'occasion d'un vaste accord industriel et financier en 1993 Notre pays devrait ainsi éviter certains problèmes de propriété comme ceux que rencontre aujourd'hui l'Allemagne réunifiée. En ex-RDA l'extraction de l'uranium a été entreprise dès 1946 sous l'autorité de l'Union soviétique. Constituée à Moscou sous le régime des sociétés par actions, la société WISMUT a fonctionné pendant 10 ans en dehors de toute intervention d'une quelconque autorité allemande. Créé en 1949, l'État est-allemand n'est admis qu'en 1954 à prendre une participation de 50 % au capital de WISMUT. L'Union soviétique cède gracieusement le restant de ses parts en 1990 : l'ère de l'exploitation est en effet terminée, celle de la réhabilitation commence...

En apparence on se trouve donc dans une situation similaire à celle de la France, où un exploitant unique supporte la responsabilité des opérations à venir. En fait 5 0 années d'extraction ont amené WISMUT à exploiter près de 20 sites principaux en Basse Saxe et Thünnge. Sur ces vingt sites, une quinzaine ont déjà été restitués à leurs anciens propriétaires, dans les règles imposées par le régime légal de l'ex-RDA. Ces sites n ont pas été réhabilités : ils sont aujourd'hui pour la plupart asséchés, mais cela résulte plus de 1 infiltration des eaux dans le sous-sol ou de leur dilution dans les eaux de surface que d'une politique volontaire de protection, m'ont dit les responsables de WISMUT que j'ai rencontrés en octobre dernier ! Bien évidemment aucune couverture de terre n a été placée au-dessus des résidus asséchés.

Or le traité de réunification ne concerne que les sites en exploitation à la date du traité : ceux-là seuls sont placés sous la responsabilité de WISMUT. Il s'ensuit que la société WISMUT, bien qu'ayant procédé seule aux opérations minières et industrielles pendant 50 ans, n'a aujourd'hui aucune obligation légale au regard des quinze sites restitués à leurs gestionnaires antérieurs. Ces sites doivent pourtant être réhabilités, mais leurs propriétaires sont soit des particuliers, soit des collectivités locales qui peinent déjà à assurer leurs fonctions traditionnelles. Qui doit payer la facture ?

Cette délicate question est en cours d'examen au niveau fédéral, en concertation avec les autorités locales et les Länder. Il paraît en effet exclu que les simples particuliers qui se retrouvent, à leur corps défendant, à la tête d'un stockage de résidus prennent à leur charge les travaux nécessaires à la protection des personnes et de l'environnement. Il semble qu'une attente de 2 à 3 ans soit nécessaire pour la situation se clarifie quelque peu.

Seule la puissance publique peut éventuellement assumer une responsabilité sur plusieurs siècles. Je ne peux m'empêcher de dire "éventuellement" car si j'ai la conviction que l'intervention de la puissance publique repousse de quelques décennies l'échéance de l'incertitude, je reste dubitatif à l'horizon de plusieurs siècles. Quant à évoquer cependant une disparition des structures même de l'État, j'ai la faiblesse de croire que les questions sanitaires liées à l'impact des résidus de traitement de l'uranium auraient une importance sociale plus que réduite dans de telles circonstances...

Aux États-Unis la propriété des sites réhabilités (y compris celle des terrains nécessaires à leur stabilité à long terme) revient au gouvernement fédéral (DoE) ou à l'État. Une redevance de 250 000 $ (valeur 1978, réévaluée selon l'indice officiel des prix à la consommation) doit être payée par l'opérateur pour couvrir les coûts de la surveillance à long terme. En revanche cette redevance ne semble pas devoir couvrir les frais des travaux complémentaires qui s'avéreraient éventuellement nécessaires.

En France c'est donc à l'ANDRA qu'il incombera de prendre le relais de COGEMA pour assurer la surveillance et la prise en charge d'éventuelles interventions qui s'avéreraient nécessaires ultérieurement pour assurer la protection des personnes et de l'environnement. Dans son rapport, J.Y. LE DEAUT demandait que soient étudiées dès aujourd'hui les modalités financières de ce transfert de responsabilité. De même le rapport BARTHELEMY-COMBES note que "cette surveillance à très long terme représente une charge financière pour l'ANDRA. En application du « principe pollueur-payeur », cette charge devrait être compensée par le versement lors du transfert de responsabilité par l'ancien exploitant, soit à l'ANDRA directement soit à un fonds ad hoc, d'une somme couvrant l'ensemble des dépenses à courir aussi bien pour la surveillance programmée que pour d'éventuelles interventions qui pourraient être nécessaires à terme. "

Certes, mais le cadrage financier de ces interventions à terme indéfini me paraît difficile à mettre au point, et plus encore à négocier entre les deux protagonistes. Par ailleurs, si la création récente de l'ANDRA augure d'une réelle volonté politique de prendre en charge sur le long terme la gestion des déchets radiaoctifs, on ne peut exclure une évolution dans le degré de mobilisation des acteurs publics au fil des décennies. À cet égard je ne partage pas l'assurance de MM. BARTHÉLÉMY et COMBES vis-à-vis de la pérennité de ses responsabilités : "Il faut noter que, même si l'ANDRA est un EP1C (123 ( * )) de création très récente, la pérennité des responsabilités que cet organisme pourra prendre dans le cadre des missions que lui a confiées la loi est garantie par l'État. Si l'ANDRA était transformée, absorbée voire supprimée, il y aurait nécessairement un autre organisme qui hériterait de ses droits et obligations ou à défaut l'État. " Cette prévision est tout à fait vraisemblable, mais les droits et obligations évoqués ici auront-ils toujours la même lisibilité, donc le même caractère impératif ? Tout dépendrait justement de la façon dont s'effectuerait l'évolution du statut de l'ANDRA.

La première ligne de protection institutionnelle porte sur les personnes supportant la charge de la responsabilité. Les considérations précédentes m'incitent à recommander de la compléter par une ligne de protection portant sur les biens. Le droit français a institué à cet égard un outil fort efficace : les servitudes. Restriction légale à l'exercice du droit de propriété (124 ( * )) , elles peuvent être d'utilité privée (droit de passage...) ou publique (besoins de certains services publics ; sûreté, sécurité, salubrité publiques ; voirie, urbanisme...).

Dans le cas des stockages de résidus, il s'agirait évidemment de servitudes d'utilité publique. Leur caractère légal découlerait de l'application des dispositions de la loi n° 76-663 du 19 juillet 1976 modifiée par les lois n° 87-565 du 22 juillet 1987 et n° 92-646 du 13 juillet 1992. La loi de 1987 a introduit dans le texte initial la possibilité d'instituer des servitudes d'utilité publique "concernant l'utilisation du sol, ainsi que l'exécution de travaux soumis au permis de construire". Il ne s'agit cependant ici que de protéger les environs d'une installation classée "susceptible de créer, par danger d'explosion ou d'émanation de produits nocifs, des risques très importants pour la santé ou la sécurité des populations voisines et pour l'environnement. " C'est la loi du 13 juillet 1992, d'ailleurs largement inspirée par un rapport de l'office parlementaire (125 ( * )) , qui a étendu la possible institution de servitudes aux sites de stockages de déchets : "ces servitudes peuvent, en outre, comporter la limitation ou l'interdiction des modifications de l'état du sol ou du sous-sol et permettre la mise en oeuvre des prescriptions relatives à la surveillance du site. Dans le cas des installations de stockage des déchets, elles prennent effet après l'arrêt de la réception des déchets ou après la réalisation du réaménagement du site. Elles cessent d'avoir effet si les déchets sont retirés de la zone du stockage."

L'institution des servitudes peut être demandée par l'exploitant de l'installation, le maire de la commune d'implantation ou le représentant de l'État dans le département. Une enquête publique est nécessaire, normalement confondue avec l'enquête ouverte lors de la demande d'autorisation préalable à l'exploitation de l'installation concernée. Cette enquête est justifiée par le fait que, dans les cas visés par la loi de 1987, les servitudes frappent essentiellement les terrains avoisinant l'installation génératrice du danger. Il n'est pas certain qu'une telle interprétation puisse être retenue pour les sites de stockage de résidus miniers. Dans l'optique de 1987, il s'agit de protéger les abords de installation des conséquences d'une atteinte « à distance » (explosion, incendie, émanations de substances toxiques...). Dans l'optique qui nous préoccupe aujourd'hui, il s'agit de protéger le site lui-même contre les intrusions humaines (forages de puits, constructions d'habitations ou de locaux, travaux publics...).

Selon l'heureuse expression de P. VESSERON, directeur de l'IPSN, "la contrainte [instituée par les servitudes] voyage avec les titres de propriété. " La seule question qui vaille touche donc à la pérennité de ce mécanisme de servitudes. P. VESSERON estime qu'il s'agit d'une des formes de contrainte/protection qui semble la plus solide. Il n'est pas dit cependant qu'elle puisse durer plus de quelques centaines d'années. On retrouve la lancinante question de la prise en charge du très long terme.

Faut-il alors se reposer sur des dispositifs physiques permettant de signaler pour « les générations futures » le danger représenté par les stockages de résidus ? À Limoges les associations de protection de l'environnement déploraient justement que "en France on parle de servitudes, aux États-Unis la NRC demande de « baliser pour l'éternité » . "

Je n'ai pas trouvé trace d'une obligation de balisage physique dans la réglementation américaine. Je remarque d'ailleurs que l'intérêt du balisage physique ne se justifie que si la mémoire institutionnelle du site a été perdue. C'est pourquoi je m'interroge fortement sur la pertinence d'une telle opération.

Tout d'abord, pour être compris, un balisage doit porter des signes ; est-on sûr que la signification du symbole de la radioactivité perdurerait pendant plusieurs siècles ? Est-on sûr que les avertissements (rédigés en quelle langue ?) seraient correctement transmis ? Ensuite le balisage doit supporter physiquement le passage du temps ; quel matériau, quelle morphologie, quel emplacement, etc. pourraient apporter une réelle garantie ?

Enfin - et toujours dans la situation où la mémoire du site a été perdue - le balisage ne doit pas être une incitation à venir fouiller sur le site pour y chercher l'explication de ces « étranges constructions ». J'ai évoqué précédemment le tumulus d'Ambrosia Lake au Nouveau Mexique. Il s'agit de la seule forme géométrique régulière dans le paysage environnant, à plusieurs miles à la ronde : un auto-balisage en quelque sorte. Quel mystère, quel trésor pourrait donc se cacher sous ce tumulus si régulier, construit avec tant de soin ? Les pyramides d'Égypte n'ont-elles pas été « visitées », tout comme d'ailleurs les tombeaux cachés de la Vallée des Rois ? Heureusement, une éventuelle intrusion dans un site de stockage de résidus ne conduirait pas à l'apparition d'effets déterministes.

Une protection sérieuse ne peut venir que de l'accumulation de mécanismes assurant chacun de façon partielle et approximative un contrôle sur la nuisance potentielle. Ces mécanismes combinent des dispositions d'ordre technique et des dispositions d'ordre institutionnel. De nombreuses questions restent actuellement sans réponse car on ne peut pas avoir de réelle certitude sur le long terme : peut-on élever une muraille de Chine autour des sites de stockage de résidus ? Il me paraît politiquement douteux d'affirmer que l'on a aujourd'hui LA solution, et techniquement aléatoire d'opérer comme si les options envisageables devaient être figées à tout jamais. Il nous faut afficher avec humilité, mais sans complexes, le risque de perdre la mémoire des sites et le caractère éventuellement inadéquat pour le long ternie des solutions retenues aujourd'hui. Il nous faut donc mettre en place une gestion des stockages qui concilie la contrainte que l'on est en droit d'imposer pour protéger les générations présentes, et la souplesse que l'on doit préserver pour espérer protéger également les générations lointaines. Ce délicat arbitrage entre souplesse et contrainte nécessite un « pilotage fin » de la part des autorités.

Car si l'exploitant est au premier chef responsable de la sûreté de son installation et de la sécurité des populations, l'État ne peut pas non plus se dérober à ses propres responsabilités, lui qui a progressivement indiqué au fil de la loi que la protection des personnes et de l'environnement est devenue une composante de l'intérêt général donc nécessite l'intervention de l'autorité publique. Dans cette perspective, il m'apparaît que l'État ne manque pas de moyens d'intervention efficaces au service de sa mission, mais que les objectifs de cette mission ne sont pas parfaitement définis.

* 120 Cité dans CRII-RAD, Études radioécologiaues sur la division minière de La Crouzille, f évrier 1994, p 54-55.

* 121 COGEMA, La Lettre de La Crouzille, n° 4, janvier 1994.

* 122 F. BARTHELEM, F. COMBES, Rapport à M. le ministre de l'Environnement. Déchets faiblement radioactifs. 1 ère partie : stockage de résidus de traitement de minerai d'uranium, Conseil général des Ponts et Chaussées, n° 92-286. juin 1993.

* 123 Établissement public industriel et commercial.

* 124 Voir l'article 544 du Code civil "La propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu'on n'en fasse pas un usage prohibé par les lois ou le règlement."

* 125 Michel DESTOT, Rapport sur les problèmes posés par la gestion des déchets ménagers, industriels et hospitaliers Tome I. Déchets industriels. Office parlementaire d'Évaluation des Choix scientifiques et technologiques, ASSEMBLÉE NATIONALE n° 2146 - SÉNAT n° 415, 1991.

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