PARTIE 2- LES ACCORDS DE COOPÉRATION TRANSFRONTALIÈRE CONCLUS AVEC LE ROYAUME-UNI
Les rapporteurs ont choisi s'intéresser plus particulièrement aux accords de coopération transfrontalière conclus avec le Royaume-Uni depuis les années 1980. Ceux-ci se distinguent des instruments étudiés précédemment dans la mesure où ils ont pour objet exclusif la gestion de la frontière commune.
Pour rappel, le droit commun s'applique en la matière depuis la sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne et la fin de la période transitoire prévue par l'accord dit du « Brexit »141(*). Nonobstant, ces accords méritent un traitement particulier pour au moins deux raisons. D'une part, l'importance des flux d'immigration irrégulière dans la région du Calaisis et les tensions sécuritaires, sociales et humanitaires qu'ils engendrent justifient une évaluation rigoureuse. D'autre part, l'accord dit du « Touquet » est l'un des rares instruments internationaux réellement connu du grand public, à l'instar de l'accord franco-algérien du 27 décembre 1968. Il fait en outre l'objet de contestations croissantes dans le débat politique hexagonal.
I. UNE GESTION PARTENARIALE DE LA FRONTIÈRE FRANCO-BRITANNIQUE FONDÉE SUR DES ACCORDS INTERNATIONAUX
A. À PARTIR DES ANNÉES 1990, LA CONSTRUCTION D'UN CADRE DE COOPÉRATION TRANSFRONTALIÈRE RENFORCÉE
1. Le protocole de Sangatte de 1991 : une première étape liée à la mise en service du tunnel sous la Manche
Historiquement, le développement d'un cadre de gestion frontalière commun entre la France et le Royaume-Uni est la conséquence du projet de construction du tunnel sous la Manche engagé dans les années 1980. Avant même sa mise en service, les autorités des deux États ont entendu se doter des instruments juridiques nécessaires à la sécurisation des nouveaux points de passages frontaliers situés de part et d'autre de cette nouvelle infrastructure. C'est dans ce contexte qu'a été signé le 12 février 1986 un traité concernant la construction et l'exploitation par des sociétés privées concessionnaires d'une liaison fixe transmanche, dit « traité de Cantorbéry ». Si celui-ci avait principalement vocation à définir les modalités de fonctionnement de la future concession, il a également fixé deux principes fondamentaux s'agissant de la gestion frontalière. Son article 3 définit tout d'abord une frontière « virtuelle » sous la Manche pour les seuls besoins des travaux. Surtout, le traité ouvre la voie à une délocalisation des contrôles frontaliers dans l'État partenaire. Son article 4 intitulé « Police et contrôles frontaliers » renvoie ainsi à des protocoles additionnels le soin de définir les modalités selon lesquelles « les agents des administrations pourront exercer leurs compétences dans une aire de contrôles juxtaposés située sur le territoire de l'autre État ».
En application dudit article 4, la France et le Royaume-Uni ont conclu le 25 novembre 1992 un protocole relatif aux contrôles frontaliers et à la police, à la coopération judiciaire en matière pénale, à la sécurité civile et à l'assistance mutuelle, concernant la liaison fixe transmanche, dit « protocole de Sangatte ». Celui-ci est la déclinaison pratique du cadre fixé par le traité de Cantorbéry en matière de coopération transfrontalière.
Dans le détail, il prévoit la mise en place de bureaux à contrôles nationaux juxtaposés (BCNJ) dans les installations terminales de la liaison transmanche, à savoir respectivement Frethun et Folkestone pour les territoires français et britanniques142(*). Schématiquement, le protocole de Sangatte autorise ainsi les autorités de l'État de destination à anticiper leurs contrôles frontaliers directement sur le sol de l'État de départ. Les agents affectés au contrôle frontalier sont ainsi officiellement autorisés par l'autre État à exercer leurs missions143(*) sur son territoire, au sein des seules zones de contrôle mentionnées par le protocole. Cette délocalisation est autorisée pour « simplifier et accélérer » (article 5) la mise en oeuvre des formalités d'entrée et de sortie. En pratique, les passagers concernés se plient d'abord aux contrôles de l'État de départ avant de se présenter dans la foulée aux autorités de l'État de destination (article 12). Le contrôle est alors réalisé selon la législation applicable dans l'État de destination (article 9).
Le protocole prévoit par ailleurs l'établissement de « liaisons permanentes » visant à fluidifier la coopération transfrontalière, par exemple par la tenue de réunions de coordination, par l'installation de moyens de télécommunication dédiés ou encore par l'affectation permanente d'officiers de liaison.
En raison de l'accroissement du nombre d'entrées clandestines au Royaume-Uni, passées de 4 000 en 1997 à 180 000 en 2000144(*), le protocole de Sangatte a par la suite été complété par un protocole additionnel signé le 29 mai 2000 relatif à la création de bureaux chargés du contrôle des personnes empruntant la liaison ferroviaire reliant la France et le Royaume-Uni. Afin de renforcer l'effectivité des contrôles au départ, celui-ci a autorisé l'implantation de bureaux de contrôle des personnes directement dans les gares desservies par l'Eurostar145(*). Les autorités françaises et britanniques effectuent ces contrôles conjointement, selon une répartition semblable à celle applicable aux installations terminales : le contrôle effectué par les autorités de l'État de départ vise à vérifier que la personne contrôlée peut quitter le territoire, tandis que le contrôle effectué par celles de l'État d'arrivée vise à s'assurer que la personne contrôlée dispose des documents demandés et remplit toutes les conditions nécessaires à son entrée sur le territoire.
2. Le traité du Touquet, une première réponse à l'intensification de l'immigration irrégulière
La mise en service du tunnel sous la Manche en 1994 s'est accompagnée, au cours des années suivantes, d'une intensification de la pression migratoire dans la région du Calaisis, même s'il convient de rester prudent quant à un éventuel lien de causalité. Cette augmentation des flux d'immigration irrégulière à destination du Royaume-Uni se retrouve notamment dans la progression rapide des demandes d'asile, qui ont plus que doublé entre 1997 et 2002146(*).
Demandes d'asile enregistrées au Royaume-Uni (1987-2023)
Source : Commission des lois, d'après les données de l'Observatoire des migrations de l'Université d'Oxford
Le principal vecteur de passage étant à l'époque routier, l'embouchure du tunnel sous la Manche est de facto devenue une étape incontournable des routes migratoires à destination du Royaume-Uni. La concentration d'un nombre toujours plus important de candidats au départ dans la région du Calaisis qui en a résulté au début des années 2000 a été à l'origine de difficultés croissantes, tant sur le plan humanitaire que politique.
Le sort du « centre de Sangatte » a notamment fait l'objet de discussions exigeantes entre le Royaume-Uni et la France. Si un accord a finalement été trouvé en vue de sa fermeture, c'est en contrepartie d'une contribution renforcée des autorités britanniques à la sécurisation de la frontière. De fait, il était impératif de prévenir un déport des filières d'immigration clandestine vers les ports assurant la liaison maritime avec la Grande-Bretagne.
Le centre d'hébergement et d'accueil d'urgence humanitaire (CHAUH) de Sangatte
L'afflux de personnes exilées dans la région du Calaisis a imposé en septembre 1999 l'ouverture à Sangatte (4 046 habitants en 1999) d'un centre d'hébergement et d'accueil d'urgence humanitaire (CHAUH).
Géré par la Croix-Rouge française, ce centre a accueilli plus de 65 000 étrangers durant ses trois années d'existence147(*), parmi lesquelles 26 090 Irakiens, 17 715 Afghans, 5 893 Iraniens, 3 867 Kosovars, 1 543 Kurdes, 1 407 Turcs et 1 304 Roumains148(*). Seules 1% des personnes concernées ont néanmoins déposé une demande d'asile en France.
Ce dispositif humanitaire a toutefois été détourné par des filières d'immigration clandestine, conduisant les autorités britanniques à le qualifier de « réservoir d'immigrants clandestin toléré par la France ». Il a également fait l'objet de vives critiques de la part des élus locaux et de la société Eurotunnel, cette dernière ayant déposé plainte à deux reprises contre l'État (en septembre 2001 et janvier 2002), afin d'obtenir sa fermeture.
Les ministres français et britannique de l'intérieur ont annoncé, le 12 juillet 2002, la fermeture temporaire du Centre de Sangatte. Les autorités françaises avaient alors conditionné sa fermeture définitive à l'adoption par les autorités britanniques d'une législation plus stricte sur l'asile et d'une contribution renforcée aux efforts de sécurisation de la frontière. Le principe d'une coopération opérationnelle renforcée entre l'office central pour la répression de l'immigration irrégulière et de l'emploi d'étrangers sans titre (OCRIEST) et les services britanniques dans la lutte contre les passeurs avait par la suite été acté, de même qu'une participation du Royaume-Uni au financement du déploiement de machines de détection des battements de coeur dans le port de Calais et de l'édification d'une clôture autour de la gare de Calais-Frethun149(*). Le centre a définitivement fermé en décembre 2002, d'un commun accord entre les deux pays. En raison des incertitudes qui pesaient sur son maintien, il ne comptait alors plus qu'un tiers de sa population habituelle.
Le Royaume-Uni a accueilli les candidats irakiens - kurdes et arabes - à l'immigration au titre d'une entrée exceptionnelle sous le statut de travailleur, et non celui de demandeurs d'asile. Il a également reçu sur son territoire les migrants afghans au titre du regroupement familial. La France s'était engagée à accueillir le reste des nationalités, en leur accordant un titre de séjour valable un an assorti d'une autorisation de travailler.
C'est dans ce contexte qu'a été conclu, lors du 25ème sommet franco-britannique, le traité relatif à la mise en oeuvre de contrôles frontaliers dans les ports maritimes de la Manche et de la mer du Nord du 4 février 2003, dit « traité du Touquet ». Ce dernier a achevé le processus d'externalisation réciproque des contrôles aux frontières terrestres et maritimes entamé en 1986 et constitue encore à ce jour le cadre de référence en la matière. Bien que cette appellation soit incomplète, il est le plus souvent fait référence dans le débat public au seul traité du Touquet pour désigner l'ensemble des mécanismes destinés à assurer une gestion commune de la frontière entre la France et le Royaume-Uni.
Le traité du Touquet complète le protocole de Sangatte, en autorisant concrètement la mise en place des « mesures nécessaires visant à faciliter l'exercice des contrôles frontaliers dans les ports maritimes de la Manche et de la mer du Nord situés sur le territoire de l'autre partie » (article 1er). Pour ce faire, il permet notamment la création de BCNJ - jusqu'alors réservés aux installations transmanche - dans les ports offrant des liaisons entre la France et le Royaume-Uni. De la même manière que pour les frontières terrestres, les deux États ont, par cet accord, autorisé leurs agents à exercer leurs missions dans certaines zones déterminées de l'État partenaire. Une clause de réadmission prévoit en outre que les autorités de l'État de départ ne peuvent refuser le retour sur leur territoire d'une personne ayant refusé de se soumettre aux contrôles ou s'étant vue refuser le droit d'entrée dans l'État d'arrivée.
Le traité fixe enfin le partage du traitement des demandes d'asile entre les deux États : l'examen des demandes d'asile déposées sur le territoire de l'État de départ relève de sa compétence, et ce y compris lorsque le contrôle a été opéré par des agents de l'État de destination. Seules les demandes enregistrées après « le départ du navire » échoient à ce dernier (article 9).
* 141 L'accord sur le retrait du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord de l'Union européenne et de la Communauté européenne de l'énergie atomique du 17 octobre 2019 autorisait la délivrance d'un titre de séjour ad hoc aux ressortissants britanniques résidant en France avant le 31 décembre 2020, sous réserve que la demande ait été effectuée avant octobre 2021. Depuis janvier 2022, tous les ressortissants britanniques doivent détenir un titre de séjour.
* 142 Pour les trains directs, la zone de contrôle peut néanmoins être étendue respectivement jusqu'à Paris et Londres (article 7).
* 143 La mise en oeuvre de contrôles frontaliers, d'interpellations ou encore de retenues temporaires est ainsi expressément autorisée par le protocole, le cas échéant sous les conditions qu'il prescrit.
* 144 Rapport n° 240 (2000-2001) de M. Paul Masson, fait au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat
* 145 Il s'agissait de Paris-Gare du Nord, Calais et Lille-Europe côté français et de Londres-Waterloo, Londres-Saint-Pancras et Ashford côté britannique. Plusieurs protocoles additionnels et arrangements ont par la suite modifié cette liste, en créant par exemple un point de contrôle à la gare d'Ebbsfleet.
* 146 Rapport n° 8 (2003-2004) de M. André Boyer, faut au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat
* 147 Décompte réalisé par la Croix-Rouge, sur la base d'un registre établi au titre du nombre de repas distribués quotidiennement.
* 148 Romain Liagre et Frédéric Dumont, Sangatte : vie et mort d'un centre de « réfugiés », Annales de géographie 2005/1 n°641, pp. 93 à 112
* 149 Relevé de conclusions à l'issue de la rencontre entre MM. Nicolas Sarkozy, ministre de l'intérieur de la sécurité intérieure et des libertés locales, et David Blunkett, ministre britannique de l'intérieur, sur la lutte contre l'immigration clandestine et les mesures franco-britanniques de contrôle et de sécurité entre Calais et Douvres, notamment le projet de fermeture du centre de Sangatte, Paris le 12 juillet 2002.