B. LE TRAITÉ DE SANDHURST : LE PRIMAT À LA LUTTE CONTRE L'IMMIGRATION IRRÉGULIÈRE

1. La nécessité de pallier les insuffisances de l'accord du Touquet

Si le cadre présenté ci-dessus est pour l'essentiel efficace pour la gestion des flux d'immigration régulière, il a en revanche rapidement montré ses limites face à la montée en puissance des flux d'immigration irrégulière. En conséquence, le traité du Touquet a été d'emblée exposé à de violentes critiques, en particulier de deux ordres.

La première de ces critiques tenait à son contenu même et à son caractère inégalitaire. De fait, l'immense majorité des flux migratoires ont le Royaume-Uni comme destination finale, la France n'occupant qu'un statut de pays de transit. A contrario, les quelques départs du Royaume-Uni vers la France sont anecdotiques. La conjugaison de flux déséquilibrés avec le cadre partenarial du Touquet a placé la France dans une position de gestionnaire de la frontière britannique. D'un point de vue financier, les charges liées à la surveillance des voies de passage irrégulièrement empruntées par les étrangers reposaient quasi-exclusivement sur la France. Cette asymétrie était dénoncée d'autant plus vivement en France qu'elle s'accompagnait de l'idée que le Royaume-Uni n'engageait pas les actions nécessaires pour décourager l'immigration irrégulière. Les résultats modestes des autorités britanniques en matière de retours étaient ainsi régulièrement mis sur le compte d'une législation inadaptée - en raison de l'absence de carte d'identité notamment -, voire d'un désintérêt pour la question, les personnes en situation irrégulière étant facilement absorbées par un marché du travail notoirement en tension.

Cette critique s'est intensifiée avec l'émergence du phénomène dit des « small boats » à partir de 2018. La sécurisation des infrastructures de l'Eurotunnel a en effet entraîné un déport des tentatives de traversée vers un vecteur maritime extrêmement périlleux. L'essentiel des départs sont désormais effectués sur le littoral via des embarcations de fortune.

La seconde critique récurrente était de nature humanitaire. Elle est à bien des égards encore d'actualité aujourd'hui. Pour l'essentiel, le cadre institué notamment par les accords du Touquet laisserait prospérer la crise migratoire dans le Nord de la France, en y bloquant les candidats à l'immigration souhaitant se rendre au Royaume-Uni. Celui-ci serait par conséquent directement responsable de la prolifération de camps de migrants illégaux et bien souvent insalubres dans le Calaisis. L'exemple le plus tristement célèbre en est celui de la « jungle de Calais » qui a « abrité » jusqu'à 9 000 personnes avant son démantèlement en octobre 2016. Le graphique ci-dessous illustre bien la croissance continue du nombre de candidats stationnant dans la région du Calaisis sur la période, avec une multiplication par 3,8 entre 2002 et 2016.

Nombre de personnes en situation irrégulière stationnant
dans la région du Calaisis
(1998-2016)

Source : Commission des lois, d'après les données de la Préfecture du Pas-de-Calais

Cette situation dramatique a été à l'origine de nombreux appels à une renégociation du cadre de gestion de la frontière commune. Dans un avis du 9 juillet 2015 sur la situation des migrants à Calais et dans le Calaisis, la Commission nationale consultative des droits de l'homme recommandait par exemple la dénonciation des traités et accords dits du Touquet et de Sangatte150(*). Elle estimait que ces dispositifs bilatéraux conduisaient au maintien sur le territoire français de migrants dans des conditions dégradantes, et qu'ils s'avéraient en définitive très désavantageux pour la France, qui devait subir seule « depuis plus de vingt ans le coût moral et matériel d'une situation humanitaire catastrophique »151(*). Le Défenseur des droits a également publié deux rapports d'une tonalité similaire en 2015 et 2018152(*).

2. Le traité de Sandhurst : un instrument spécifiquement dédié à la sécurisation de la frontière commune

Cette situation intenable à bien des égards a conduit les autorités françaises et britanniques à s'accorder sur un nouvel instrument lors du 35ème sommet franco-britannique : le traité relatif au renforcement de la coopération pour la gestion coordonnée de la frontière commune du 18 février 2018, dit « traité de Sandhurst ». Contrairement aux instruments présentés ci-dessus, celui-ci traite exclusivement des modalités de coopération entre les deux États pour la lutte contre l'immigration irrégulière, avec un objectif de rééquilibrage des charges entre les deux partenaires. En pratique, le traité comprend un volet opérationnel et un volet financier.

a) Une coopération opérationnelle en matière de lutte contre l'immigration clandestine

Conclu dans le contexte particulier de la préparation de la sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne, le traité de Sandhurst devait politiquement permettre d'afficher la continuité de la coopération entre les deux États en matière de lutte contre l'immigration irrégulière. Concrètement, il comprend un ensemble de mesures visant à approfondir la coopération opérationnelle en matière de prévention des départs clandestins, de lutte contre les réseaux de passeurs, de prise en charge des demandeurs d'asile ou des mineurs non accompagnés, ou encore d'exécution de mesures de retour. Ces engagements sont, selon la direction nationale de la police aux frontières, déclinés annuellement dans des protocoles d'accord, en vue de satisfaire à cinq objectifs :

réduire le nombre de tentatives de traversées via des « small boats » et augmenter le taux d'interception ;

démanteler les organisations criminelles ;

- favoriser une compréhension commune des phénomènes de flux migratoires traversant la France à destination du Royaume-Uni ;

améliorer le contrôle aux frontières pour traiter les flux le long des routes vers la France et le Royaume-Uni ;

- augmenter le nombre et la proportion d'individus et de bateaux empêchés de traverser.

Reprenant les annonces faites lors de la signature de la déclaration conjointe franco-britannique à Calais le 20 août 2015, qui prévoyait l'établissement d'un « centre de commandement et de contrôle intégré comprenant des personnels des forces de sécurité intérieure française et britannique appelés à travailler ensemble au quotidien »153(*), le traité prévoit par ailleurs en son article 6 la création d'un centre conjoint d'information et de coordination (CCIC).

Aux termes du traité, le CCIC dispose d'un large champ de compétences comprenant la gestion et la prévention des menaces à l'ordre public sur les infrastructures de transport transfrontalières, la gestion de crise en cas de pression migratoire aiguë154(*) ainsi que le soutien à la lutte contre les filières de passeurs, les trafiquants d'êtres humains et les réseaux criminels155(*). Le France et le Royaume-Uni se sont également engagés à déployer des officiers de liaison au sein de leurs services afin de fluidifier les échanges opérationnels.

Le traité de Sandhurst traite enfin explicitement la question des mineurs non accompagnés156(*) et des demandeurs d'asile. Pour les premiers, le gouvernement britannique s'est engagé, d'une part, à réduire les délais d'instruction des demandes de transfert de six mois à trente jours pour les majeurs et à quinze jours pour les mineurs non accompagnés et, d'autre part, à faciliter la réunification familiale de ces migrants vulnérables ayant des liens au Royaume-Uni. S'agissant des demandeurs d'asile, le traité prévoit notamment la possibilité d'une participation britannique au financement d'infrastructures d'accueil situées en dehors de la zone de Calais et de Dunkerque.

b) La mise en place d'une contribution britannique au financement de la sécurisation de la frontière

L'apport principal du traité de Sandhurst réside en réalité dans le cadre financier qu'il institue. Il fixe en effet le principe d'une contribution britannique au financement d'un dispositif de prévention des traversées.

La France a perçu au titre de la première vague de « financements Sandhurst » un total de 222 millions d'euros de la part du Royaume-Uni entre 2018 et 2022157(*). Ce financement a néanmoins été nettement revu à la hausse lors du 36ème sommet franco-britannique du 10 mars 2023. Un accord y a été trouvé pour une contribution supplémentaire de l'ordre de 540 millions d'euros sur la période 2023-2026.

Financement britannique « Sandhurst » annuel (en millions d'euros)

La direction nationale de la police aux frontières (DNPAF) a précisé les contours de ce financement supplémentaire au cours de son audition. Celui-ci se répartit en trois cycles : 141 millions d'euros en 2023-2024, 191 millions d'euros en 2024-2025 et 208 millions d'euros en 2026-2027. Les fonds alloués sont mobilisés dans six domaines déterminés : l'acquisition d'équipements, le financement de ressources humaines ainsi que d'investissements immobiliers, le soutien aux capacités de renseignement et l'appui au fonctionnement du dispositif local de rétention administrative.

Plus de la moitié de ces ressources financières (51,8 %158(*)) est, selon la police aux frontières, destinée au financement des moyens humains déployés sur le littoral transmanche et ses environs, qu'il s'agisse de réservistes, de personnels actifs des forces de l'ordre ou encore d'opérateurs privés. Près de 280 millions d'euros sont ainsi fléchés sur ce poste sur la période 2023-2026159(*).

Enfin, une partie importante des fonds britanniques finance les infrastructures et équipements nécessaires à la sécurisation de la frontière transmanche. À titre d'exemple, les fonds britanniques ont permis de financer la location exclusive de cinq avions équipés de caméras, pour un budget annuel de six millions d'euros. Ces fonds ont également pu être mobilisés pour l'achat de drones. Comme l'ont constaté les rapporteurs au cours de leur déplacement à Calais, cette aide est indéniablement utile en ce qu'elle facilité l'acquisition des matériels et équipements indispensables à une surveillance efficace de la frontière par les forces de l'ordre. Les acteurs rencontrés sur le terrain ont ainsi unanimement souligné l'intérêt de ces équipements dans l'exercice de leurs missions au quotidien.


* 150 Recommandation n° 24.

* 151 Commission nationale consultative des droits de l'homme, Avis sur la situation des migrants à Calais et dans le Calaisis, 2 juillet 2015, page 18

* 152 Défenseur des droits, « Exilés et droits fondamentaux : la situation sur le territoire de Calais », octobre 2015 ; Défenseur des droits, « Exilés et droits fondamentaux, trois ans après le rapport Calais », 14 décembre 2018.

* 153 Discours de M. Bernard Cazeneuve, ministre de l'intérieur, à l'occasion de la signature de la déclaration conjointe franco-britannique à Calais le 20 août 2015

* 154 Il peut le cas échéant se constituer en centre opérationnel de gestion de crise.

* 155 La signature le 12 juillet 2020 d'une convention créant une cellule franco-britannique de renseignement, l'Unité opérationnelle de renseignement (URO) a enlevé au CCIC sa mission de soutien à la lutte contre les filières.

* 156 Réponse à la question écrite de M. le député Christophe Blanchet à l'adresse du ministre de l'Europe et des Affaires étrangères, publiée au JO le 30 octobre 2018

* 157 Cour des comptes, Rapport public thématique La politique de lutte contre l'immigration irrégulière, janvier 2024, page 40

* 158 Commission des lois, d'après les données de la direction nationale de la police aux frontières

* 159 À hauteur de 78 millions d'euros pour le cycle 2023-2024, 96 millions d'euros pour 2024-2025 et 106 millions d'euros pour 2026-2027.

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