II. ÉTHIQUE, ACCOMPAGNEMENT, FORMATION ET RECHERCHE : RÉUNIR LES CONDITIONS D'UNE IA SOURCE D'INNOVATION DANS L'ÉDUCATION
A. QUELS SCÉNARIOS DE DÉPLOIEMENT DE L'IA DANS L'ÉDUCATION ?
Plusieurs scénarios de déploiement de l'IA dans l'éducation sont envisageables pour les prochaines années. L'analyse montre qu'ils dépendent essentiellement de deux variables : d'une part, du degré de mise à disposition par les pouvoirs publics d'outils ayant fait la preuve de leur efficacité, d'autre part, du degré d'acculturation des utilisateurs. À partir de ces variables, le schéma ci-dessous propose quatre grands scénarios.
Dans le scénario « pessimiste », caractérisé par la mise à disposition de peu d'outils d'IA et une faible acculturation à ces outils, on observe que peu de technologies d'IA seraient disponibles à l'école, en raison d'une grande prudence sur les risques supposés de l'IA qui pourrait aller jusqu'à un moratoire sur les expériences d'IA générative les plus avancées, ou bien en raison d'un dégonflement de la bulle financière. Les acteurs de l'éducation se seraient peu emparés des outils. Dans ces conditions, le système éducatif ne connaîtrait que peu d'évolutions et pourrait s'éloigner des tendances à l'oeuvre dans d'autres pays du monde.
À l'autre extrémité, dans le scénario « optimiste », le potentiel des IA est bien exploité, avec des outils et des usages ciblés, et les acteurs de l'éducation s'y sont acculturés grâce à un accompagnement et une formation adaptés. Dans ce scénario, les enseignants exploitent pleinement le potentiel d'individualisation et de différenciation de l'IA et l'éducation enregistre des améliorations tangibles.
Deux scénarios intermédiaires font apparaître de forts contrastes entre des usages encore modestes et inégaux mais encadrés par des règles éthiques bien définies, et des usages en ordre dispersé hors de toute régulation.
Scénarios de déploiement de l'IA dans l'éducation en fonction des degrés de mise à disposition d'outils éprouvés et d'acculturation des acteurs
B. POUR UNE INTÉGRATION EFFICACE DE L'IA DANS L'ÉDUCATION : MIEUX ACCOMPAGNER, FORMER, ÉVALUER
Les enjeux éthiques de l'IA revêtent une sensibilité toute particulière dans l'éducation, où les données exploitées sont le plus souvent celles d'adultes en construction et où la masse des informations et connaissances disponibles rend critique la capacité de discernement des utilisateurs.
On ne peut donc que réaffirmer avec vigueur les principes qui doivent guider toute réflexion dans ce domaine : humanisme, transparence et explicabilité, sécurité et protection des données sensibles.
S'agissant en particulier de la sécurité des données, pour laquelle l'Éducation nationale s'appuie sur un comité d'éthique pour les données de l'éducation, mis en place en 2019, il s'agit notamment d'éviter le profilage des élèves et de garantir le recours à des algorithmes transparents et vérifiables.
L'utilisation équitable et inclusive de l'IA constitue un autre enjeu majeur : si l'usage efficace des technologies disponibles demeure l'apanage des élèves les mieux lotis et formés, l'aggravation des inégalités en éducation sera inéluctable.
Il faut enfin préserver un équilibre entre technologie et pédagogie et être au clair sur les capacités réelles de l'IA, qui ne doit pas menacer l'interaction humaine. L'apprentissage doit rester un acte social.
Une fois ce cadre éthique posé, il convient d'identifier dans quelle mesure et à quelles conditions l'IA, en accompagnant enseignants et élèves vers la réussite, pourra être utilisée comme une réelle source d'innovation dans l'éducation.
Pour aller vers une utilisation optimale de l'IA dans l'éducation, trois axes principaux se dégagent : mieux accompagner les acteurs de l'enseignement par l'explicitation d'un cadre d'usage ; former et favoriser l'émergence d'une culture citoyenne de l'IA, à l'école et en dehors de celle-ci ; évaluer les outils et approfondir la recherche.
AXE N° 1 : MIEUX ACCOMPAGNER LES ACTEURS DE L'ENSEIGNEMENT
a) Partager une doctrine et un cadre d'usage conciliant liberté pédagogique et innovation
La vague massive de l'IA générative et les nombreuses interrogations qui en découlent constituent un défi de taille pour le service public de l'éducation, déjà confronté à de multiples difficultés. Dans ce contexte, l'instauration d'un climat de confiance nécessite la définition d'une doctrine et d'un cadre d'usage qui, tout en préservant la liberté pédagogique, permettent l'innovation. Les enseignants doivent disposer de lignes directrices claires et structurantes.
Dans quels buts utiliser l'IA ? Avec quels outils ? Les élèves doivent-ils pouvoir utiliser l'IA pour leurs devoirs, voire lors des examens, comme c'est déjà parfois le cas avec les calculatrices et les logiciels de traitement de texte ? Quelle place pour l'IA dans l'évaluation des travaux ? Chaque enseignant doit être éclairé sur les outils disponibles et les possibilités offertes ainsi que sur les précautions d'usage et savoir quelle posture adopter pour tenir compte de l'accès des apprenants à l'IA générative.
b) Réfléchir avec les enseignants à la transformation des manières d'enseigner et d'évaluer
Parallèlement, les enseignants doivent être associés à la réflexion sur la façon dont l'IA transforme les pratiques éducatives. Il faut nécessairement réenvisager ce qui doit être appris, comment et à quelles fins ainsi que la manière dont les apprentissages doivent être évalués.
Du point de vue des sciences cognitives et de l'éducation, l'utilisation sans discernement de l'IA générative pour les devoirs à la maison fait courir le risque d'un « court-circuitage » de l'effort cognitif nécessaire à un apprentissage efficace30(*). Le ton apparemment très assuré des IA génératives et l'image associée d'une « super-intelligence » « peut amener de nombreux élèves à surestimer à la fois les compétences IAGen et leurs propres compétences, limitant le développement et l'expression de leur curiosité, de leur esprit critique et de leur métacognition qui sont pourtant essentiels à des apprentissages efficaces et motivants. Ces effets sont amplifiés par l'absence de posture pédagogique dans le comportement des IA génératives. »31(*)
L'Unesco appelle à « empêcher l'utilisation de la GenAI lorsqu'elle priverait les apprenants de la possibilité de développer leurs capacités cognitives et leurs compétences sociales par l'observation du monde réel, par des pratiques empiriques pouvant être des expériences, des discussions avec d'autres humains, ou par un raisonnement logique indépendant ».
Unesco, 2023
Les modes d'évaluation habituels doivent donc être repensés, en particulier la conception des devoirs écrits pour éviter que les outils d'IA ne servent à les accomplir sans effort. Dans cet esprit, le développement des IA génératives doit conduire le système éducatif à s'intéresser davantage au processus d'écriture, de création et d'apprentissage que simplement au « produit final ». Cela renvoie à la pensée computationnelle, c'est-à-dire à la capacité de structurer et d'organiser une tâche complexe en sous-tâches pour résoudre un problème.
c) Apprendre à apprendre et maintenir une motivation intrinsèque à apprendre
Pour prévenir le risque de perte de compétences et être capable de se passer d'IA, l'enjeu est également d'apprendre à apprendre : dans une démarche d'autonomisation, les élèves doivent acquérir des compétences métacognitives pour être capables d'adopter une stratégie d'utilisation et d'évaluation des systèmes et apprendre à être résistants à l'erreur.
Enfin, du point de vue des neurosciences et de la psychologie, l'engouement pour l'IA et la « gamification », qui encourage l'apprenant à réaliser un exercice par un mécanisme de récompense, invite à une certaine prudence. Pour un apprentissage durable et de qualité, l'enjeu est de préserver la capacité d'attention et une motivation intrinsèque à apprendre.
d) Mieux accompagner les enseignants dans le déploiement des solutions d'IA mises à leur disposition en leur permettant de les expérimenter en conditions réelles
Comprendre l'IA et connaître les outils ne suffit pas à s'en saisir. Afin d'éviter de produire et de mettre à la disposition des écoles des outils éprouvés qui restent inutilisés, la question de l'acceptation des technologies d'IA par les enseignants, dont il faut prendre en compte les points de vue et les besoins, reste primordiale. Elle renvoie à l'accompagnement et à la conduite du changement.
S'agissant des outils d'IA à visée éducative déployés par le ministère de l'éducation nationale dans le cadre des P2IA, de l'avis général, ils demeurent relativement peu utilisés. Indépendamment de la question des moyens et des infrastructures, deux obstacles principaux paraissent freiner leur adoption : d'une part, le manque de temps disponible pour s'acculturer à ces outils dans un contexte où les enseignants font face à de multiples sollicitations, d'autre part, un préjugé souvent négatif sur le numérique à l'école en général et sur l'IA en particulier.
Pourtant, selon les chercheurs, il s'agit de systèmes « modestes mais utiles », développés en tenant compte des apports des sciences cognitives. L'attention portée aux conditions de déploiement des nouvelles ressources est importante pour permettre leur appropriation et éviter un effet de surcharge cognitive chez les utilisateurs qui évoluent dans un environnement où les informations et le matériel pédagogique ne manquent pas.
Ceci plaide pour un accompagnement des enseignants dans l'expérimentation des outils en conditions réelles et pour l'intégration des technologies d'IA dans les scénarios pédagogiques accessibles par exemple dans l'« Edubase » validée par les inspections. Il s'agit de confronter les enseignants directement aux outils afin qu'ils puissent en évaluer par eux-mêmes les capacités et les limites. Une majorité du corps enseignant n'a pas encore expérimenté tout le potentiel de ces technologies dont il s'est construit une représentation trop imprécise.
e) Faire des choix techniques permettant à chaque enseignant d'accéder facilement aux outils d'IA éducatifs qu'il souhaite parmi un ensemble de solutions référencées
La recherche d'un meilleur accompagnement des enseignants ne peut faire l'économie d'une réflexion sur les infrastructures et les choix techniques. Il s'agit de faciliter l'accès des enseignants aux IA éducatives de leur choix.
Une enveloppe de crédits dédiée permettrait d'en simplifier l'achat via un « compte ressources », tel que le projet en avait été imaginé par le ministère avant d'être abandonné faute de financement32(*), ou la généralisation d'un « cartable numérique » qui serait une avancée majeure. Dans cette attente, des progrès doivent être réalisés dans l'interopérabilité des systèmes utilisés par les collectivités territoriales et l'interfaçage des espaces numériques de travail (ENT) avec le gestionnaire d'accès au réseau (GAR), ce qui suppose l'adoption de normes communes.
AXE N° 2 : FORMER À L'IA ET FAVORISER L'ÉMERGENCE D'UNE CULTURE CITOYENNE DE L'IA
a) Inclure l'IA dans la formation initiale et continue des enseignants et des autres professionnels de l'éducation
Les efforts de formation à l'IA déployés en direction des acteurs de l'éducation doivent viser non seulement les enseignants au cours de leur formation initiale et continue mais également l'ensemble des cadres du premier et du second degré de l'enseignement, en particulier le corps des inspecteurs, lesquels doivent être en capacité d'accompagner et de conseiller efficacement les enseignants dans leurs choix et les parcours pédagogiques.
Pour créer un climat de confiance et dépasser le sentiment de déclassement parfois ressenti, le rôle central des enseignants dans l'accès à la connaissance doit être valorisé. Des formations adaptées doivent être proposées pour que ces acteurs voient dans l'IA un outil au service de leur pédagogie et non une menace.
Compte tenu de la vitesse d'évolution des technologies basées sur l'IA, notamment générative, la formation doit cibler avant tout les compétences nécessaires à la compréhension et à l'utilisation des outils, leurs implications pour l'humanité, et non pas seulement les outils eux-mêmes, et contribuer ainsi à leur « démystification ».
b) Doter les élèves et les citoyens d'une culture générale de l'IA
(1) Intégrer dans la formation scolaire et universitaire une approche interdisciplinaire obligatoire sur l'IA, permettant d'en saisir les enjeux technologiques mais aussi sociaux et éthiques
· Mettre en place un parcours pédagogique cohérent à l'école
S'agissant de la formation des élèves à l'IA, la question de savoir s'il faut concentrer l'enseignement de l'IA dans une seule matière ou, compte tenu de son caractère pluridisciplinaire, distiller des notions d'IA dans plusieurs d'entre elles reste ouverte. En tout état de cause, il convient d'écarter toute approche qui conduirait à n'aborder que les aspects techniques ou, au contraire, uniquement les dimensions sociales, historiques et éthiques. Le socle de connaissances minimal à acquérir doit bien porter sur le fonctionnement social et technique des IA et des grands modèles de langage.
En l'état actuel des programmes, l'éducation aux médias et à l'information (EMI) des deuxième et troisième cycles ainsi que l'enseignement moral et civique auraient vocation à sensibiliser les élèves au potentiel et aux limites de l'IA. Le cours de technologie obligatoire en 6e, qui permettait d'acquérir des notions pour la maîtrise de l'informatique et des outils numériques, aurait constitué le lieu idéal pour aborder le fonctionnement des technologies d'IA, comme c'est le cas avec l'enseignement de tronc commun des « sciences numériques et technologie » (SNT) au lycée (classes de seconde) ; on ne peut que regretter sa suppression en 2023.
Afin de prendre en compte la nature transversale de l'IA, il est désormais nécessaire qu'une réflexion soit menée par le conseil des programmes sur une intégration de l'IA dans les différents champs disciplinaires et qu'un parcours pédagogique cohérent soit mis en place.
· Généraliser la prise en compte de l'IA dans le supérieur
Dans l'enseignement supérieur, au-delà des efforts réalisés pour mettre en place des parcours de formation d'excellence dans le domaine de l'IA, l'intégration de l'IA dans les formations universitaires doit également s'inscrire dans une approche interdisciplinaire et faire son entrée partout en France et dans d'autres disciplines que celles actuellement concernées, en particulier en médecine ou dans les sciences humaines.
Il pourrait être envisagé d'inclure dans les cursus de premier cycle (niveau licence) un module obligatoire sur l'IA, à l'image de la mise en place à l'horizon 2025 d'un socle minimal de connaissances et de compétences relatif à la transition écologique pour un développement soutenable (TEDS) dans la formation de tous les étudiants de premier cycle de l'enseignement supérieur et de la recherche33(*).
De plus, les efforts de formation de formateurs doivent être renforcés, la demande de professionnels qualifiés en IA dépassant l'offre disponible et les besoins éducatifs allant croissant.
Parallèlement, des programmes de formation continue doivent être développés et surtout labellisés pour permettre aux professionnels de mettre à jour leurs compétences et tenir compte de la rapidité des évolutions. Les formations faisant aujourd'hui référence concernent un public restreint compte tenu notamment de leur coût34(*).
Enfin, favoriser un usage pertinent de l'IA dans l'enseignement supérieur ne peut aller sans faire des choix technologiques ambitieux en fournissant aux établissements les ressources matérielles nécessaires (serveurs, plateformes cloud sécurisées permettant de partager des modèles d'IA spécifiques et souverains) et les faisant accéder à des modèles d'IA optimisés (fine-tuning) ainsi que des plateformes de RAG dédiés aux différentes disciplines enseignées.
(2) Faire de l'IA le 6e domaine du certificat de compétence numérique PIX
Enfin, il conviendrait d'intégrer un module d'IA au programme d'acquisition de la certification PIX, dont l'obtention est obligatoire pour les collégiens de 3e, les élèves en classe de terminale et ceux en dernière année d'études post-bac suivies en lycée, et qui est également accessible à tout autre public (étudiants de l'enseignement supérieur, agents publics, etc.).
(3) Rappeler l'importance fondamentale des compétences langagières et mathématiques et des compétences dites « du 21e siècle » dans la formation des élèves
L'utilisation efficace et la compréhension des IA génératives, comme les modèles de langage avancés, requièrent une maîtrise des apprentissages fondamentaux en langues, mathématiques et sciences. Faute de cela, les élèves courent un risque accru d'exclusion.
En outre, aider les élèves à vivre collectivement dans un environnement numérique et médiatique caractérisé par l'omniprésence de l'IA implique de renforcer leur autonomie et les compétences humaines (ou « compétences du 21e siècle ») : pensée critique, communication, collaboration, créativité.
Source : Franck Bodin, chef de projets communs numériques et mixité, réseau Canopé
Il s'agit d'éclairer les élèves sur ce qui ne peut relever que de l'humain, comme donner du sens à une information, de leur apprendre à déceler un point de vue, à vérifier une source ou la pertinence des réponses fournies, à faire la différence entre moteur de recherche et agent conversationnel, ou encore de les sensibiliser aux biais algorithmiques.
Source : Ministère de l'éducation nationale et de la jeunesse, Intelligence artificielle et éducation - Apports de la recherche et enjeux pour les politiques publiques, janvier 2024
De ce point de vue, pour faire prendre conscience de la nature faillible de l'IA et des biais cognitifs propres aux êtres humains, les outils d'IA générative pourraient opportunément constituer une brique de l'environnement de travail de la classe. La capacité des élèves à formuler des questions circonstanciées ou contextualisées et précises et à remettre en question l'exactitude des réponses obtenues doit faire l'objet d'une attention particulière. Il s'agit d'ailleurs d'une demande de certains parents d'élèves qui souhaitent que l'acquisition de compétences comme la rédaction d'une requête pertinente et l'analyse du résultat obtenu puisse s'effectuer de manière progressive tout au long de la scolarité35(*).
À cet égard, se pose plus particulièrement la question de l'âge à partir duquel il convient de faire accéder les apprenants aux outils d'IA générative, l'Unesco recommandant de fixer celui-ci à 13 ans, soit un âge auquel la capacité de compréhension et d'analyse des résultats est suffisamment avancée36(*).
(4) Inciter les établissements scolaires et d'enseignement supérieur à diffuser une culture de l'IA, permettant d'en acquérir une connaissance objective, selon diverses modalités comme les « cafés IA » associant tous les acteurs intéressés y compris les parents d'élèves
Parce que la compréhension de ce qu'est une IA, de son fonctionnement et de ses implications dans la vie quotidienne concerne chaque citoyen, la Commission de l'intelligence artificielle a souhaité que soient réunies « les conditions d'une appropriation collective de l'IA et de ses enjeux afin de définir collectivement les conditions dans lesquelles elle s'insère dans notre société et nos vies quotidiennes »37(*).
Elle appelle de ses voeux la création de nombreux espaces d'échange dans les lieux publics, appelés « cafés IA ». Le principe de ces ateliers ou « cafés IA » pourrait être adopté à l'échelle de chaque établissement scolaire ou de l'enseignement supérieur, ce qui permettrait d'informer, de sensibiliser et de soutenir des publics variés, au premier rang desquels les parents d'élèves. Cela donnerait par ailleurs l'occasion de faire davantage connaître les ressources disponibles pour se former et acquérir une première approche de l'IA38(*). L'enjeu est bien de doter chaque citoyen des connaissances nécessaires pour lui permettre un usage responsable de l'IA générative et de participer de façon éclairée aux choix sociétaux.
AXE N° 3 : ÉVALUER LES OUTILS ET POURSUIVRE LA RECHERCHE
a) Garantir une évaluation indépendante des technologies d'IA mises à la disposition des enseignants et des élèves dans le cadre scolaire
Le dispositif des P2IA constitue en France un avantage indéniable par rapport à d'autres pays. Porté par une administration centralisée, il permet en effet à un consortium de partenaires publics et privés de construire ensemble des outils choisis selon des critères pédagogiques, techniques et juridiques dans un temps court, de l'ordre de 18 à 24 mois, du prototype expérimental et de la pré-industrialisation au passage à l'échelle et à l'exploitation. Les besoins réels des enseignants et des élèves sont ainsi pris en compte dans le cadre d'une phase d'expérimentation et d'adaptation.
Cependant, ce délai ne permet pas de réaliser une évaluation scientifique approfondie des outils dans le temps long. Or, la démarche d'évaluation est indispensable pour garantir leur pertinence et éviter les désillusions. La valeur ajoutée de l'IA doit être étudiée et démontrée dans le cadre d'études avec essai randomisé contrôlé (force de la preuve).
De manière générale, il manque aujourd'hui une évaluation indépendante des outils d'IA mis à la disposition du corps enseignant par l'institution, les analyses d'impact étant la plupart du temps réalisées par les fournisseurs de services eux-mêmes et l'efficacité des outils n'étant souvent analysée qu'à l'aune des notes obtenues par les utilisateurs39(*).
Pourtant l'enjeu va bien au-delà de la notation : il est de déterminer si les IA contribuent à développer chez les apprenants des compétences transférables, qui leur soient utiles au-delà du contrôle continu et du bachotage, dans la perspective d'une « éducation durable ».
b) Approfondir la recherche sur les effets de l'IA générative et poursuivre les expérimentations
(1) Créer un observatoire de l'IA à l'école
Historiquement, l'IA a longtemps relevé du champ des sciences cognitives pour modéliser et mieux comprendre l'intelligence humaine. Ce rapport s'est en quelque sorte inversé : l'IA générative généraliste a été développée sans réflexion particulière sur les usages, sans tenir compte de l'apport des neurosciences, a fortiori dans l'éducation, et avec l'objectif principal de fournir des réponses le plus rapidement possible. Dans son rapport de 2023 relatif aux « orientations pour l'intelligence artificielle dans l'éducation et la recherche », l'Unesco indiquait ainsi que « les efforts déployés pour affiner les modèles de base en vue d'une utilisation plus ciblée des GPT dans l'éducation ne sont qu'à leurs débuts ».
Ainsi, les experts en sciences cognitives et sciences de l'éducation soulignent que les preuves manquent quant à la capacité de l'IA, en particulier générative, à améliorer les résultats d'apprentissage et la compréhension du processus d'apprentissage lui-même. Parce qu'elles exigent une inscription dans le temps long et des moyens, les études sont rares.
Une terra incognita
« La vitesse de ce développement est telle que les études scientifiques permettant de mieux comprendre les usages et leurs impacts sont encore très rares car elles nécessitent un temps incompressible de mise en place et de vérification. On peut dire que globalement, d'un point de vue scientifique, c'est une terra incognita : on sait peu et nombreuses sont les questions ouvertes. »
Pierre-Yves Oudeyer, Centre Inria de l'Université de Bordeaux, septembre 2024
D'où la nécessité d'approfondir la recherche en sciences cognitives et sciences de l'éducation sur l'impact de l'IA générative sur les apprenants et les enseignants, les façons de travailler, l'émergence de nouvelles formes d'apprentissage (tâches réalisées, modes d'utilisation, attitude des utilisateurs entre contentement et pensée critique) ou encore de ses effets sur la capacité de concentration et de travail en équipe, le développement cognitif, émotif et relationnel et l'inventivité.
La mise en place d'un observatoire public de l'IA à l'école ou des usages des IA éducatives permettant la réalisation d'études de cohorte sur le long terme et à grande échelle constituerait un atout indéniable pour répondre à cet enjeu.
La recherche doit reposer sur une approche pluridisciplinaire, translationnelle et participative, réunissant autour de la table non seulement l'administration et les entreprises mais aussi les chercheurs en informatique, les experts en pédagogie et en sciences cognitives, les enseignants et les parents d'élèves.
Pour en faciliter l'acceptabilité et l'adoption à long terme, il est en effet essentiel que les écoles et les enseignants puissent être pleinement parties prenantes à l'élaboration des solutions technologiques dans le cadre d'un « design participatif » où les scientifiques jouent un rôle de médiateur pour légitimer les initiatives.
(2) Encourager les expérimentations
Compte tenu du rythme de développement des IA, il conviendrait d'encourager dans les écoles des expérimentations pilotes sur l'utilisation de l'IA, en tirant les leçons des succès et en reproduisant à plus grande échelle les pratiques qui ont fait leurs preuves.
c) Réfléchir à un renforcement du recours à l'IA pour le pilotage de la politique éducative
De nombreuses données relatives à la « performance » du système éducatif sont collectées, notamment celles issues des évaluations nationales. Or il apparaît que ces données sont aujourd'hui sous-exploitées alors qu'elles pourraient être réinvesties pour améliorer les parcours d'apprentissage et mieux cibler les appuis technologiques disponibles, comme ont commencé à le faire d'autres pays comme le Canada.
C'est pourquoi il est souhaitable de faire aboutir une réflexion sur un meilleur pilotage des approches pédagogiques par la donnée, dans le respect des cadres juridiques en vigueur (RGPD, AI Act).
* 30 Kasneci et al., 2023 ; Abdelghani et al., 2023. Cités par Pierre-Yves Oudeyer, « IA générative, société et éducation : en quoi l'IA générative représente-t-elle un enjeu dans la formation des citoyens ? », septembre 2024.
* 31 Ibid.
* 32 La nécessité de donner aux enseignants et chefs d'établissement un accès facilité à des ressources numériques éducatives a été soulignée lors des États généraux du numérique pour l'éducation (2021) puis lors d'ateliers de concertation en 2022. Pour répondre aux attentes, la création d'un « compte ressources » devait permettre de simplifier le choix de ressources dans un catalogue lisible et conforme aux prescriptions ministérielles dans le cadre d'une enveloppe dédiée. À l'issue de la phase de prototypage, faute d'arbitrage budgétaire favorable pour envisager de créditer les comptes ressources de chaque enseignant de manière pérenne, il a finalement été décidé de ne pas développer ce service.
* 33 Le ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche a diffusé en 2023 un cahier des charges du socle de connaissances et de compétences faisant office de cadre pour former les étudiants à la transition écologique. Il fixe des connaissances prioritaires. Chaque établissement devra ensuite construire ses compétences en fonction d'un propre référentiel.
* 34 Voir par exemple l'Executive Master Intelligence artificielle & science des données de l'Université Paris Dauphine-PSL.
* 35 Voir notamment la contribution de la FCPE, « 20 mesures pour l'école de demain », La Revue des parents, février 2024.
* 36 « L'émergence de divers chatbots GenAI exige que les pays examinent attentivement - et délibèrent publiquement - le seuil d'âge approprié pour les conversations indépendantes avec les plateformes GenAI. Le seuil minimum devrait être fixé à 13 ans. Les États devront également décider si l'autodéclaration de l'âge reste un moyen de vérification approprié. Ils devront définir, enfin, les responsabilités des fournisseurs d'IA générative en ce qui concerne le contrôle de l'âge et les responsabilités des parents ou des tuteurs en ce qui concerne la surveillance des conversations menées en autonomie par les mineurs. », Unesco, Orientations pour l'intelligence artificielle générative dans l'éducation et la recherche, 2023.
* 37 Commission de l'intelligence artificielle, Notre ambition pour la France, mai 2024 : https://www.info.gouv.fr/upload/media/content/0001/09/4d3cc456dd2f5b9d79ee75feea63b47f10d75158.pdf.
* 38 Voir notamment le Class'Code IAI L'intelligence artificielle... avec intelligence !, MOOC proposé par l'Inria sur la plateforme FUN-MOOC : https://www.fun-mooc.fr/fr/cours/lintelligence-artificielle-avec-intelligence/ ou encore la plateforme « Vittascience IA » : https://fr.vittascience.com/ia/
Voir également les ressources mises à la disposition par l'Inria pour développer une approche éclairée et critique de l'IA générative : https://developmentalsystems.org/chatgpt_5_minutes/fr/ ; https://github.com/flowersteam/clia.
* 39 Cf. par exemple l'analyse réalisée au sujet de l'outil Mathia : https://mathia.education/wp-content/uploads/2023/08/Mathia-Rapport-dimpact-2023.pdf.