C. MAIS UN CLIMAT DE CONFIANCE QUI MANQUE À L'APPEL
Malgré cela, la déstabilisation et les incertitudes engendrées par le développement rapide des systèmes d'IA générative, couplées au retard pris dans la définition d'une doctrine d'usage partagée, sont de nature à renforcer les inquiétudes exprimées par certains acteurs de la communauté éducative, dont plusieurs n'hésitent pas à souligner l'impréparation des écoles, et plus largement de la France.
Les craintes qui s'expriment plus ou moins fortement chez une partie des enseignants sont multiples. Elles portent à la fois sur l'avenir du métier d'enseignant et la question de la souveraineté du système éducatif français au regard des technologies utilisées ainsi que sur les conséquences de celles-ci sur les compétences les plus fondamentales que chaque élève est censé acquérir durant sa scolarité.
· Est notamment pointée l'absence de démarche claire et structurée pour définir l'équilibre à privilégier entre la préservation de la liberté pédagogique et la réflexion d'ensemble sur les usages de l'IA, les bonnes pratiques, l'intérêt pédagogique des applications ou encore les supports utilisés. De nombreux enseignants s'interrogent sur la posture à adopter et leur légitimité face à des élèves qui ont pris l'habitude de manier les outils d'IA. Dans certains cas, ils vivent comme une injonction contradictoire l'encouragement à intégrer l'IA dans les pratiques professionnelles, l'exercice de la liberté pédagogique et le fait de ne pas pouvoir convier en classe les outils d'IA générative.
· Les inquiétudes sont également vives sur la transformation à l'oeuvre du métier d'enseignant, certains redoutant une forme de « dépossession » de leur métier s'il était, à terme, relégué à un rôle de « simple technicien informatique » dans la mesure où l'IA s'introduit dans les missions relevant du coeur même du métier, par exemple l'évaluation.
· Si une partie des enseignants reconnaissent que les technologies d'IA peuvent faire gagner du temps dans la réalisation de certaines tâches, d'autres estiment au contraire que le temps nécessaire à l'appropriation des outils et à la mise à jour des connaissances ainsi que le temps passé à vérifier l'existence d'erreurs ou de biais sont plutôt de nature à alourdir leur charge de travail.
· De grandes inquiétudes sont par ailleurs exprimées sur la capacité de l'IA générative à produire des résultats originaux impossibles à distinguer de la production humaine. En facilitant la triche, voire le plagiat, l'arrivée tonitruante de ChatGPT a pu provoquer une forme de sidération dans les établissements d'enseignement. La facilité d'utilisation de l'IA générative grâce au traitement du langage naturel complexe et contextuel est vécue comme un facteur de fragilisation.
· Nombre d'acteurs soulignent le manque de preuves scientifiques sur les apports pédagogiques de l'IA et l'efficacité des outils disponibles pour faire progresser les élèves et les accompagner vers la réussite.
· Dans ce contexte et à une époque où les résultats obtenus par le système éducatif français dans les évaluations internationales ne sont pas bons, est plus particulièrement pointé le risque de voir s'éroder encore davantage les compétences fondamentales (lecture et écriture, pensée critique, faculté d'autoévaluation), les capacités d'attention et de mémorisation, mais également le développement du lien social, tous indispensables pour forger l'intelligence de l'élève.
· Le développement d'une dépendance à quelques grandes entreprises dominant le marché mondial et non soumises à la réglementation européenne constitue une critique récurrente.
· Enfin, au-delà du débat sur le manque de moyens dont souffre le service public de l'éducation, de nombreuses voix considèrent qu'il faut également prendre en compte les usages de l'IA dans les discussions sur l'exposition des jeunes aux écrans et ses enjeux en termes d'éducation et de santé publique.
Qu'en pensent les syndicats d'enseignants ?
Une minorité d'entre eux ont arrêté une position officielle sur le sujet de l'IA dans l'éducation compte tenu de la rapidité des évolutions. Leur réflexion est néanmoins marquée par une extrême prudence, la crainte d'une « dépossession » du métier d'enseignant étant très prégnante. Tous rappellent que l'IA ne saurait être la priorité de l'école française en raison des nombreuses crises traversées par l'Éducation nationale.
Cela étant, les syndicats estiment qu'il faut s'emparer du sujet dans la mesure où les circonstances l'imposent.
L'Unsa Éducation et le SE-Unsa s'interdisent tout avis péremptoire et définitif sur le sujet dès lors que les technologies et les outils utilisant l'IA dans l'éducation sont jugés « immatures ». Ils reconnaissent toutefois les nombreuses opportunités offertes par les IA pour adapter, personnaliser, prendre en compte la diversité des élèves, créer des séries d'exercices, servir de support pour la prise de recul, et libérer du temps pour des tâches d'élaboration et d'accompagnement. Cependant, ces syndicats estiment que l'intégration de l'IA dans les pratiques d'enseignement en est encore à ses balbutiements dès lors que les IA génératives sont à ce stade incapables de détecter les erreurs de raisonnement ou de les expliquer et qu'en l'état actuel des choses, l'apprentissage adaptatif demeure selon eux utopique, voire dystopique.
Le point de vue général du Snalc sur l'enseignement à l'aide de l'IA est également empreint d'une grande inquiétude face à ce qui est identifié comme un « risque d'ingérence des entreprises privées » et de remise en cause de l'essence même du métier d'enseignant. Le syndicat insiste en particulier sur l'absence de preuves scientifiques quant à l'efficacité des outils d'IA dans l'éducation par rapport aux méthodes plus traditionnelles.
Le FSU-SNUipp semble partager ces préoccupations, en insistant sur le décalage entre la rapidité avec laquelle l'IA fait irruption dans le système scolaire et l'insuffisance de l'information des personnels.
L'ensemble des syndicats insistent sur les besoins de formation très importants des enseignants et la relative impréparation des établissements scolaires. Le respect de la liberté pédagogique, impliquant la possibilité de choisir en toute connaissance de cause les outils d'IA les plus adaptés, reste pour tous un point cardinal.
De façon schématique, la communauté éducative apparaît scindée entre une minorité d'« early adopters », qui constitue néanmoins une force motrice, les personnalités curieuses mais prudentes, dont les questionnements peuvent constituer un frein à l'appropriation des outils, et ceux qui sont très critiques et réfractaires. Ces derniers se sentent mis en danger et considèrent que l'IA complexifie la relation entre élèves et enseignants.
Toutes légitimes, les inquiétudes exprimées mettent en évidence la nécessité de bâtir un cadre de confiance fondé sur une approche équilibrée ni « technopessimiste » ni « technosolutionniste ». Cela implique tout d'abord d'assurer les enseignants de leur place centrale dans le système éducatif, de démythifier l'IA, mais aussi de faire la démonstration scientifique de la capacité de l'IA à favoriser la montée en compétences des apprenants et d'accompagner la transformation des façons d'enseigner.