C. LES BASES DE RÉFÉRENCE UTILISÉES POUR L'EXAMEN DE LA RECEVABILITÉ FINANCIÈRE

La recevabilité financière d'un amendement parlementaire ou d'une proposition de loi s'apprécie nécessairement à partir d'un point de comparaison. Dans un souci de favoriser l'initiative parlementaire, plusieurs bases de référence sont utilisées. Celles-ci peuvent être regroupées en deux grandes catégories :

- le droit existant, constitué par la législation, les textes réglementaires, les traités et les accords internationaux en vigueur, la jurisprudence, voire, dans de rares cas et sous conditions, les situations de fait ;

- le droit proposé, qui comprend le texte de loi en discussion et les propositions de loi adoptées par l'une ou l'autre des assemblées parlementaires. Les intentions du Gouvernement peuvent également, sous certaines conditions, être utilisées comme base de référence.

Suivant une pratique constante, la base de référence la plus favorable à l'initiative parlementaire est systématiquement choisie.

1. La gamme du « droit existant »

Le droit existant constitue la base de référence la plus usitée. Une conception extensive du droit existant est retenue par le juge de la recevabilité financière afin de donner une plus grande latitude à l'initiative parlementaire. Cinq niveaux de normes sont ainsi considérés comme faisant partie du droit existant.

a) La législation en vigueur

Le droit existant inclut en premier lieu les textes législatifs en vigueur au moment où s'engage la discussion parlementaire, qu'ils résultent d'une loi ou d'une ordonnance, même non ratifiée.

Un amendement parlementaire proposant la suppression de dispositions d'un projet de loi en cours de discussion, dans le but de maintenir la législation en vigueur, est toujours recevable au regard de l'article 40. Ainsi, dans le cadre de l'examen du projet de loi de financement rectificative de la sécurité sociale pour 2023, tous les amendements supprimant strictement les dispositions prévoyant de décaler l'âge de départ à la retraite à 64 ans ont été déclarés recevables.

Dans un sens favorable à l'initiative parlementaire, le « droit à venir », c'est-à-dire le texte de loi promulgué mais dont l'entrée en vigueur n'est pas immédiate, a pu également être considéré comme base de référence au titre du droit existant.

b) La règlementation en vigueur

Pour l'examen de la recevabilité financière, un texte résultant du pouvoir réglementaire (décret ou arrêté) peut constituer une base de droit existant permettant à un amendement d'être recevable, sous réserve que son auteur fasse référence à cette réglementation dans son objet. De plus, pour qu'un tel amendement « crantant » au niveau législatif une disposition règlementaire coûteuse soit recevable, les conditions cumulatives suivantes doivent être respectées :

- la disposition règlementaire doit être conforme à la législation en vigueur, ce qui signifie, d'une part, que le texte règlementaire ne doit pas être dépourvu de base légale et que, d'autre part, si une disposition législative et la disposition règlementaire se contredisent, la première prime, conformément à la hiérarchie des normes ;

- le dispositif de l'amendement ne doit pas aggraver la charge publique par rapport au texte réglementaire et doit donc reprendre uniquement le texte existant ;

- le texte réglementaire de référence est contraignant. En conséquence, une circulaire ne peut servir de base de référence au titre du droit existant.

Par ailleurs, la recevabilité financière d'un tel amendement n'exclut en rien la possibilité d'invoquer l'article 41 de la Constitution, afin d'opposer, le cas échéant, une irrecevabilité tirée d'un « empiètement » du pouvoir législatif sur le champ réglementaire.

c) Le droit international et de l'Union européenne régulièrement applicable

Un texte de droit international remplissant les conditions d'applicabilité prévues par l'article 55 de la Constitution - à savoir l'approbation ou la ratification régulière, la publication et la réciprocité - peut servir de base de référence pour l'examen de la recevabilité financière.

S'agissant en particulier du droit dérivé de l'Union européenne, il convient de préciser que seules les normes présentant un caractère obligatoire, c'est-à-dire les règlements, les directives et les décisions, entrent dans le champ du droit existant considéré par le juge de la recevabilité. De surcroît, pour les directives, seules les dispositions précises et inconditionnelles peuvent servir de base de référence, et non celles qui laissent aux États membres d'importantes marges d'interprétation.

Ainsi, une initiative parlementaire reprenant une disposition inconditionnelle et suffisamment précise d'un traité déjà ratifié, transposant une disposition d'une directive de l'Union européenne ou reprenant54(*) les dispositions d'un règlement européen serait conforme à l'article 40, même si cette disposition s'avérait coûteuse, et à la condition que cette disposition soit entrée en application55(*).

Par conséquent, un amendement qui anticiperait l'entrée en application d'une disposition d'un texte européen (directive ou règlement) serait irrecevable56(*). En revanche, serait recevable un amendement qui transposerait une disposition coûteuse d'une directive qui n'aurait pas encore été transposée, à la condition que le délai de transposition ait été dépassé et que la disposition soit précise et inconditionnelle.

Enfin, le droit de l'Union européenne peut également permettre de caractériser l'extension d'une charge publique. Ainsi, un amendement prévoyant que seules les entreprises en difficulté au sens du droit français, et non au sens du droit de l'Union européenne, étaient exclues du bénéfice des garanties octroyées par Bpifrance, alors que la règlementation européenne relative aux aides d'État interdit les aides telles que ces garanties aux entreprises en difficulté, a été déclaré irrecevable en ce qu'il constituait un élargissement des bénéficiaires de ces dispositifs de soutien public.

d) La jurisprudence nationale et internationale

Cherchant à préserver l'initiative parlementaire, le juge de la recevabilité peut également utiliser comme base de référence, au titre du droit existant, des décisions de justice. Néanmoins, seules des décisions définitives, précises, interprétant le droit et s'imposant à tous peuvent être retenues. Entrent ainsi dans cette catégorie :

- le contentieux pour excès de pouvoir ; les décisions d'annulation prononcées par le juge administratif ont alors un effet erga omnes : toute personne peut s'en prévaloir et elles sont opposables à tous ;

- le plein contentieux objectif - notamment le contentieux fiscal - où le juge tend à trancher un point de droit, c'est-à-dire à établir le droit, législatif ou réglementaire, applicable ;

- le contentieux par voie d'exception, dès lors que le juge administratif y est amené, de façon incidente, à se prononcer sur la légalité d'un acte réglementaire ;

- le contentieux porté devant le juge constitutionnel, sous réserve des critères précédemment évoqués.

S'agissant de la jurisprudence internationale, les arrêts en annulation et les arrêts en manquement de la Cour de justice de l'Union européenne peuvent également servir de base de référence, car ces derniers ont un effet erga omnes et viennent ainsi s'insérer dans la jurisprudence nationale. Pour autant, les critères précédemment évoqués continuent de s'appliquer, les effets de la décision devant être directs et clairement identifiés pour le droit français comme pour les nouveaux moyens à mobiliers. Sous les mêmes réserves, le raisonnement est identique pour les décisions de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH).

Dans tous les cas, eu égard au volume de jurisprudence considéré et aux délais restreints dans lesquels s'exerce le contrôle de la recevabilité financière des initiatives parlementaires, les auteurs sont invités à faire connaître dans l'objet de leur amendement ou dans l'exposé des motifs de leur proposition de loi l'existence d'une décision de justice pouvant faire office de base de référence au titre du droit existant.

Enfin, les décisions du Conseil constitutionnel doivent nécessairement être prises en compte dans l'appréciation de la recevabilité financière. En effet, en vertu du dernier alinéa de l'article 62 de la Constitution, ses décisions « s'imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles ». Dès lors, il peut arriver que des décisions conduisent à modifier la jurisprudence établie par la commission des finances. Deux exemples récents l'illustrent :

- les amendements élargissant le nombre de bénéficiaires de l'aide juridictionnelle sont systématiquement déclarés irrecevables. Toutefois, dans une décision QPC du 28 mai 202457(*), le juge constitutionnel a déclaré contraires à la Constitution les dispositions restreignant l'aide juridictionnelle aux seules personnes résidant régulièrement sur le territoire français. Dès lors, tout amendement sénatorial visant à élargir le bénéfice de l'aide juridictionnelle aux étrangers, même en situation irrégulière, serait désormais déclaré recevable ;

- les amendements élargissant la protection fonctionnelle octroyée aux agents publics sont également déclarés irrecevables. Or, dans une décision QPC du 4 juillet 202458(*), le Conseil constitutionnel a considéré qu'il y avait lieu de juger « jusqu'à l'entrée en vigueur d'une nouvelle loi ou jusqu'à la date de l'abrogation des dispositions déclarées inconstitutionnelles, [que] la collectivité publique est tenue d'accorder sa protection à l'agent public entendu sous le régime de l'audition libre à raison de faits qui n'ont pas le caractère d'une faute personnelle détachable de l'exercice de ses fonctions ». Dès lors, un amendement sénatorial étendant la protection fonctionnelle aux agents publics entendus sous le régime de l'audition libre serait désormais déclaré recevable.

Là-encore seules les décisions du Conseil constitutionnel ayant un effet direct, immédiat, clairement identifié et modifiant directement le droit peuvent être utilisées comme base de droit existant.

e) La coutume

À titre exceptionnel, certains éléments de fait peuvent être intégrés dans la base de référence au regard de l'article 40. Des situations existantes et coûteuses peuvent ainsi être légalisées par une initiative parlementaire. Cette possibilité est néanmoins soumise à deux conditions, appréciées de façon stricte :

- la situation de fait considérée doit être constitutive d'une coutume, c'est-à-dire qu'elle doit correspondre à une pratique constante et continue, partagée par l'ensemble des acteurs concernés. La mise en oeuvre d'une pratique spécifique par une partie seulement des structures ciblées ne saurait donc constituer une coutume dès lors que son application n'est pas généralisée ;

- la pratique coutumière doit être conforme à la législation en vigueur.

Une initiative parlementaire ne saurait régulariser une situation de fait coûteuse et contra legem. Ainsi, a été déclaré irrecevable un amendement sur le projet de loi organique portant actualisation de la loi du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie59(*), visant à permettre au conseil territorial de Saint-Pierre-et-Miquelon de participer au financement des dépenses de fonctionnement des établissements d'enseignement privé du premier degré. Le fait que le conseil territorial ait, dans la pratique, financé ces écoles ne pouvait constituer une base de référence étant donné qu'il s'agissait d'une pratique contraire à l'article R. 442-44 du code de l'éducation nationale, qui prévoit que ces dépenses relèvent de l'échelon communal.

Lors de l'examen du projet de loi relatif à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l'action publique locale (dit « 3DS »), un amendement qui prévoyait que les grandes collectivités mettent à disposition, dans l'espace public, des points d'eau potable a été déclaré irrecevable. Quand bien même cette pratique existait déjà dans une partie de ces collectivités, il ne s'agissait ni d'une obligation ni d'une pratique commune à l'ensemble des collectivités concernées.

f) La temporalité, une dimension essentielle du droit existant

Au-delà des différents niveaux de normes, la notion de droit existant doit être correctement appréciée dans le temps. En la matière, il convient d'appeler l'attention sur deux points.

D'une part, le droit existant ne correspond pas au droit qui a existé. Au contraire des initiatives parlementaires proposant le retour à l'état du droit en vigueur par rapport au texte en discussion, les amendements proposant le retour à un ancien état du droit ne sont pas recevables s'ils créent une charge publique ou diminuent sans compensation des ressources publiques. Après que le Gouvernement a invoqué en séance publique une exception d'irrecevabilité sur le fondement de l'article 40 de la Constitution, a ainsi été déclaré irrecevable par la commission des finances du Sénat une proposition de loi visant à abroger la réforme des retraites portant l'âge légal de départ à 64 ans60(*).

D'autre part, les amendements visant à pérenniser ou à proroger des dispositifs existants mais limités dans le temps sont irrecevables du point de vue de l'article 40, dès lors que ces dispositifs comportent un coût pour les finances publiques. En effet, de semblables amendements constituent ipso facto la création d'une charge.

Bien entendu, il est toujours possible pour les parlementaires de s'opposer à la reconduction d'une mesure limitée dans le temps ou de proposer l'abrogation d'un dispositif coûteux.

2. La référence au droit proposé

Si le droit en vigueur constitue la base de référence la plus souvent retenue pour l'application de l'article 40, la recevabilité financière des initiatives parlementaires peut également être appréciée par rapport au droit proposé lorsque les dispositions du texte discuté tendent soit à une diminution de ressources publiques, soit à la création ou l'aggravation d'une charge publique.

Cette pratique est avalisée de longue date par le Conseil constitutionnel. Dans une décision du 20 janvier 196161(*), ce dernier a considéré qu'un amendement de réécriture d'une disposition coûteuse ne pouvait être considéré comme aggravant la charge publique qui eut résulté de l'adoption du projet de loi initial et que, partant, il ne « tombait pas sous le coup de l'irrecevabilité prévue par l'article 40 de la Constitution ».

La référence au droit proposé confère donc une plus grande latitude à l'initiative parlementaire. De surcroît, à l'instar du droit existant, le droit proposé est apprécié de façon large.

Quelle que soit la base de référence de droit proposé retenue, il est primordial que les auteurs de l'amendement l'indiquent dans l'objet de leur dispositif : les délais laissés à l'examen de la recevabilité financière sont bien trop contraints pour que le juge de la recevabilité recherche une décision de justice, une proposition de loi adoptée par l'autre chambre ou encore une déclaration du Gouvernement qui pourraient assurer la recevabilité de l'amendement déposé.

a) Les textes en discussion

Selon le stade de la discussion du texte, plusieurs versions peuvent servir de base de référence pour l'examen de la recevabilité financière des amendements déposés sur ce même texte :

- soit le projet de loi déposé par le Gouvernement, auquel l'article 40 n'est pas opposable ;

- soit le texte de la proposition de loi en discussion tel qu'inscrit à l'ordre du jour ;

- soit le texte adopté par la commission saisie au fond62(*) dudit projet de loi ou de ladite proposition de loi au sein de chaque chambre. Il convient toutefois de noter que l'invocation de l'article 40 à l'encontre de dispositions du texte de la commission qui seraient irrecevables demeure possible. Le cas échéant, l'irrecevabilité qui en découlerait entraînerait la disparition de la base de référence ;

- soit les textes transmis d'une assemblée à l'autre au cours de la navette parlementaire, dans la rédaction transmise au bureau de l'autre chambre saisie63(*).

Dès la première législature de la VRépublique, il a été admis qu'il n'y avait pas, devant la deuxième assemblée saisie, de contrôle de recevabilité des textes adoptés par l'autre assemblée. À cet égard, il est possible de se référer à la prise de parole d'Henri Rochereau, ministre de l'agriculture, devant l'Assemblée nationale le 23 novembre 196064(*) :

La commission des finances du Sénat a estimé que l'article 40 de la Constitution ne s'appliquait pas. J'ai alors réservé la position du Gouvernement en déclarant qu'il saisirait le Conseil constitutionnel du conflit surgi entre le Sénat et le Gouvernement sur l'application de l'article 40 en présence d'un accroissement des charges publiques.

C'est pourquoi je me suis permis de préciser aujourd'hui, devant votre assemblée, qu'il n'était plus possible d'invoquer l'article 40 de la Constitution, puisque vous étiez appelés à vous prononcer en deuxième lecture sur un texte adopté par le Sénat.

Telle est la thèse constamment soutenue par le Gouvernement.

Au fil de l'examen du texte et de la navette parlementaire, le nombre de bases de référence de droit proposé s'accroît. Cette situation peut, dans certains cas, compliquer l'exercice du contrôle de la recevabilité financière. Le président de la commission des finances s'efforce néanmoins systématiquement de rechercher et de retenir la base de référence la plus favorable à l'initiative parlementaire.

En revanche, les différents stades de droit proposé ne peuvent pas être cumulés. Ainsi, un amendement au projet de loi relatif à l'accélération d'énergies renouvelables étendant le bénéfice du partage territorial de la valeur65(*) aux clients finals et aux communes a été considéré comme irrecevable : quand bien même les précédentes versions du texte visaient alternativement l'une ou l'autre de ces catégories, aucune version du texte ne prévoyait un cumul des deux. L'amendement revenait donc à accroître une charge publique par rapport aux diverses bases de droit proposé.

b) Les propositions de loi adoptées par l'une ou l'autre des assemblées parlementaires lors de la législature en cours

Au titre du droit proposé, une proposition de loi adoptée par l'une ou l'autre des assemblées parlementaires lors de la législature en cours peut également constituer une base de référence valable pour l'appréciation de la recevabilité financière. L'amendement parlementaire doit toutefois se borner à reprendre les dispositions de la proposition de loi adoptée, sans en aggraver le caractère coûteux.

Lors de l'examen du projet de loi de simplification de la vie économique, un amendement créant un Haut conseil à la simplification pour les entreprises, chargé d'évaluer l'impact des normes sur ces dernières, a été déclaré recevable sur le fondement qu'il reprenait strictement les dispositions d'une proposition de loi précédemment adoptée par le Sénat, au cours de la même législature.

En revanche, et dans ce cadre, ne peuvent constituer une base de référence au titre du droit proposé :

une proposition ou un projet de loi adopté par l'une des chambres du Parlement lors d'une précédente législature66(*). En d'autres termes, un amendement créant une charge ou diminuant sans gage les ressources publiques, même s'il se borne à reprendre des mesures adoptées par le Sénat ou par l'Assemblée nationale au cours d'une précédente législature, demeure irrecevable. Le président de la commission des finances a ainsi déclaré irrecevable un amendement déposé sur le projet de loi de finances pour 2024 et instituant un dispositif de soutien à l'investissement des communes, dispositif déjà adopté par le Sénat en 2017, sous une précédente législature ;

une proposition de loi déposée mais non adoptée, qu'elle ait été rejetée ou qu'elle n'ait jamais été inscrite à l'ordre du jour dans la chambre dans laquelle elle a été déposée.

Selon la même logique, un amendement examiné mais non adopté dans l'une des chambres ne peut servir de base de référence pour assurer la recevabilité d'un amendement identique dans l'une ou l'autre chambre. Chaque assemblée assure en effet de manière autonome le contrôle de la recevabilité financière ; la jurisprudence de chaque assemblée peut différer sur certains points et les conditions d'examen de la recevabilité sont de plus en plus difficiles67(*).

c) La prise en compte des intentions du Gouvernement

Enfin, l'intention du Gouvernement peut servir de base de référence afin de déclarer recevable un amendement ou une proposition de loi au regard de l'article 40.

De manière à éviter toute dérive, d'autant qu'il s'agit d'une pratique très libérale destinée à favoriser l'initiative parlementaire68(*), l'expression de cette intention doit respecter des formes strictes. Aussi, seules sont susceptibles d'être retenues comme base de référence les intentions exprimées de façon formelle par :

le dispositif, l'exposé des motifs ou l'étude d'impact de tout projet de loi déposé par le Gouvernement. Par exemple, de nombreux amendements au projet de loi relatif à la création de la Banque publique d'investissement ont été acceptés en ce qu'ils visaient à introduire des missions que l'exposé des motifs ou l'étude d'impact du projet de loi se proposaient d'assigner à la future Bpifrance ;

- un amendement du Gouvernement rejeté par l'une des assemblées au cours de la navette parlementaire, à la stricte condition que l'amendement n'ait pas été retiré ;

- un amendement du Gouvernement déposé au Sénat et maintenu jusqu'à la discussion des amendements sénatoriaux identiques. Par conséquent, le retrait de l'amendement gouvernemental avant la discussion des amendements sénatoriaux entraîne leur irrecevabilité ;

- un soutien explicite du Gouvernement à des amendements sénatoriaux lors de la discussion générale du texte sur lesquels ils sont déposés, dès lors que ces amendements sont précisément désignés ;

- plus largement, un membre du Gouvernement s'exprimant au nom du Gouvernement - et non seulement en son nom propre - devant l'Assemblée nationale ou le Sénat ou bien devant une commission de l'une des deux assemblées et dont les propos ont été repris dans un compte rendu officiel. Peuvent également être prises en compte les réponses des ministres aux questions écrites des parlementaires, publiées au Journal officiel. En revanche, les déclarations de presse ne sont pas admises dès lors qu'il n'appartient pas au président de la commission des finances d'analyser la portée des intentions exprimées par les membres du Gouvernement par voie médiatique.

Dans tous les cas, et pour éviter toute ambiguïté, l'intention du Gouvernement doit avoir été exprimée en termes suffisamment clairs et précis - y compris dans une étude d'impact ou dans l'exposé des motifs d'un projet de loi. De surcroît, l'amendement ou la proposition ne doit pas aller plus loin que ce à quoi le Gouvernement s'est expressément engagé.

Ces différents cas doivent être distingués du simple avis favorable du Gouvernement à une proposition ou à un amendement d'origine parlementaire, qui n'empêche pas l'application de l'article 4069(*). La jurisprudence du Conseil constitutionnel ne laisse pas planer de doute à cet égard, celui-ci ayant ainsi censuré au titre de l'irrecevabilité financière la loi complémentaire à la loi du 2 août 1960 et relative aux rapports entre l'État et l'enseignement agricole privé, pourtant issue d'une proposition de loi à l'égard de laquelle le Gouvernement avait manifesté son approbation en l'inscrivant à l'ordre du jour prioritaire des deux assemblées70(*).

Cette distinction répond à la logique suivante :

- dans le cas d'une intention du Gouvernement, l'initiative parlementaire rejoint, sans la dépasser, celle du Gouvernement. D'un strict point de vue juridique (et non politique), l'amendement ou la proposition peut être considéré comme un véhicule traduisant une initiative gouvernementale, qui est donc recevable ;

- à l'inverse, dans le cas d'un avis favorable du Gouvernement sur un amendement, l'initiative de la mesure coûteuse émane véritablement du Parlement et l'accord du Gouvernement ne saurait retirer au dispositif son caractère irrecevable.

3. Les limites de la combinaison entre droit existant et droit proposé

La base de référence choisie pour l'examen de la recevabilité financière est toujours celle qui est la plus favorable à l'initiative parlementaire. Toutefois, la possibilité d'une option entre le droit proposé et le droit existant ne peut être interprétée comme autorisant une initiative parlementaire à combiner les éléments les plus favorables de dispositifs issus de deux bases de référence possibles.

Cette règle trouve par exemple à s'appliquer lorsque le texte en discussion propose un aménagement dont certains aspects sont coûteux et d'autres impliquent une moindre dépense publique. Un amendement qui s'opposerait à la mesure restrictive, au nom du droit en vigueur, tout en laissant s'appliquer la mesure extensive, au nom du droit proposé, se traduirait par une dégradation des finances publiques au regard de chacune des deux bases de comparaison possibles. Celui-ci devrait alors être considéré comme irrecevable au regard de l'article 40.

Cette situation s'est par exemple présentée lors de l'examen du projet de loi de finances pour 2014. Un amendement proposait de supprimer deux alinéas correspondant à l'abaissement du plafond du quotient familial, tout en maintenant deux alinéas visant à neutraliser l'effet de ladite baisse pour certains publics spécifiques. Dans la mesure où cet amendement aurait entraîné une perte de recettes pour le budget de l'État, il a dû être gagé pour être déclaré recevable.

Le même raisonnement s'applique pour la création ou l'aggravation d'une charge publique. Par exemple, dans le cadre de l'examen de la proposition de loi visant à moderniser et à faciliter la procédure d'expropriation de biens en état d'abandon manifeste, le président de la commission a déclaré irrecevable un amendement :

- rétablissant la possibilité pour le conseil municipal de désigner un département en tant qu'acquéreur d'un bien abandonné, ce qui était prévu par le droit existant mais supprimé par le droit proposé ;

- et rétablissant dans le même temps la possibilité pour les départements d'acquérir ces biens, une faculté proposée par le texte examiné.

Au final, cet amendement aggravait une charge publique à la fois par rapport au droit proposé et par rapport au droit existant.

La limitation de la combinaison entre le droit existant et le droit proposé correspond à la jurisprudence du Conseil constitutionnel. En réponse à la saisine de députés sur la loi supprimant la patente et instituant une taxe professionnelle, le Conseil constitutionnel a considéré que « l'institution par ladite loi de la taxe professionnelle doit être regardée non comme la création d'une ressource fiscale entièrement nouvelle, mais seulement comme la substitution de cette taxe professionnelle à la contribution des patentes »71(*). Dans cette configuration, des amendements parlementaires non gagés mais aboutissant pourtant à une réduction du produit de la taxe professionnelle à un niveau inférieur à la fois à celui résultant du projet de loi et à celui de la patente préexistante avaient, à juste titre, été déclarés irrecevables.

Pour résumer

La base de référence utilisée pour apprécier la recevabilité financière
d'une initiative parlementaire

· Pour apprécier la recevabilité d'un amendement, son dispositif est comparé soit au droit existant, soit au droit proposé. L'amendement est recevable s'il n'entraîne pas de charge supplémentaire ou de baisse de recettes par rapport à l'une ou l'autre des bases de référence.

· Le droit existant regroupe la législation en vigueur ou à venir, les textes réglementaires, les traités et les accords internationaux dont les dispositions sont entrées en application, la jurisprudence française et internationale - sous conditions -, et enfin, exceptionnellement, les situations de fait.

· Le droit proposé comprend les différentes étapes du texte de loi en discussion ainsi que les propositions de loi adoptées par l'une ou l'autre des assemblées parlementaires sous la législature en cours. N'entrent en revanche pas dans cette catégorie les textes déposés mais non discutés ou les textes rejetés par l'une ou l'autre chambre.

· Des amendements qui ne relèvent ni du droit proposé ni du droit existant peuvent être recevables même s'ils sont coûteux s'ils reprennent une intention du Gouvernement. Ils ne peuvent en aucun cas aller plus loin que cette intention exprimée.

· La base de référence choisie est celle qui est la plus favorable à l'initiative parlementaire. Les sénateurs sont invités à indiquer la base retenue dans l'objet de leurs amendements.


* 54 Les règlements européens étant d'application directe. Sont donc par définition inclues dans cette catégorie les mesures adaptant le droit national au droit européen.

* 55 En droit de l'Union européenne, il convient en effet de distinguer l'entrée en vigueur d'un texte, suivant sa publication au Journal officiel de l'Union européenne, et l'entrée en application des dispositions de ce texte, selon un calendrier généralement plus long.

* 56 Autrement dit, une initiative sénatoriale qui transposerait une disposition d'une directive avant que le délai laissé à l'État pour le faire ne soit expiré serait contraire à l'article 40 de la Constitution.

* 57 Conseil constitutionnel, décision n° 2024-1091/1092/1093 QPC du 28 mai 2024, M. Diabe S. et autres.

* 58 Conseil constitutionnel, décision n° 2024-1098 QPC du 4 juillet 2024, M. Sébastien L.

* 59  Loi organique n° 99-209 du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie.

* 60  Loi n° 2023-270 du 14 avril 2023 de financement rectificative de la sécurité sociale pour 2023.

* 61 Conseil constitutionnel, décision n° 60-11 DC du 20 janvier 1961, op. cit.

* 62 En effet, en application de l'article 42 de la Constitution, tel que modifié par la révision constitutionnelle de 2008, « la discussion des projets et des propositions de loi porte, en séance, sur le texte adopté par la commission saisie ».

* 63 Ce qui exclut donc, lors de l'examen au Sénat, le texte adopté en commission à l'Assemblée nationale.

* 64 Compte-rendu intégral de la deuxième séance du 23 novembre 1960.

* 65 Le régime de partage territorial de la valeur mis en place par la loi d'accélération de la production d'énergies renouvelables consiste en une remise sur la facture d'électricité acquittée par les clients finals ou les communes à proximité d'installations de production d'énergies renouvelables.

* 66 Une nouvelle législature est ouverte à l'issue de chaque élection législative, que celle-ci intervienne selon le calendrier ordinaire ou à l'issue d'une dissolution.

* 67 Autrement dit, l'examen de la recevabilité financière d'un amendement dans l'une des chambres ne lui confère une garantie de recevabilité dans l'autre chambre.

* 68 Pratique en vigueur à l'Assemblée nationale comme au Sénat.

* 69 De la même façon, la circonstance que le Gouvernement ait donné un avis favorable à un amendement n'emporte pas la recevabilité d'un amendement identique déposé ultérieurement sur un autre texte.

* 70 Conseil constitutionnel, décision n° 77-91 DC du 18 janvier 1978, Loi complémentaire à la loi du 2 août 1960 et relative aux rapports entre l'État et l'enseignement agricole privé.

* 71 Conseil constitutionnel, décision n° 75-57 DC du 23 juillet 1975, op. cit.

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