II. L'EXERCICE DU CONTRÔLE DE LA RECEVABILITÉ FINANCIÈRE
La rédaction retenue par le constituant pour l'article 40 traite distinctement les « ressources publiques », au pluriel, et la « charge publique », au singulier. Loin d'être anecdotique, cette distinction emporte des conséquences juridiques concrètes s'agissant, d'une part, des initiatives parlementaires créant ou aggravant une charge publique et, d'autre part, de celles diminuant des ressources publiques.
En effet, si l'emploi du mot « charge » au singulier prohibe les créations ou les aggravations de charge - même compensées par la baisse d'une autre charge ou par l'augmentation des ressources publiques -, l'emploi du mot « ressources » au pluriel permet, quant à lui, la diminution ou la suppression d'une ressource publique, dès lors qu'elle est compensée par un surcroît de recettes, le principe étant de maintenir inchangé le niveau global des ressources publiques.
Ce traitement différencié des charges et des ressources publiques, conforme à la volonté des auteurs de la Constitution du 4 octobre 1958, a également été validé par la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Dans une décision du 28 décembre 1985, le juge constitutionnel a ainsi rappelé « qu'il résulte des termes mêmes [de l'article 40 de la Constitution] qu'il fait obstacle à toute initiative se traduisant par l'aggravation d'une charge, fut-elle compensée par la diminution d'une autre charge ou par une augmentation des ressources publiques »72(*).
En reprenant la jurisprudence développée par la commission des finances du Sénat, les développements suivants visent à expliciter les notions de « charge publique » et de « ressources publiques », qui peuvent revêtir diverses formes.
A. L'INTERDICTION DE CRÉER OU D'AGGRAVER UNE CHARGE PUBLIQUE
L'interdiction de créer ou d'aggraver une charge publique par le biais d'une initiative parlementaire est absolue et, comme cela a été rappelé, il est impossible de compenser la création ou l'aggravation d'une charge publique. Il convient d'y voir là la volonté du constituant d'éviter le retour des « opérations compensées ».
Dans la droite ligne de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, cette interdiction absolue est appliquée de manière stricte par le président de la commission des finances. Ainsi, un amendement instaurant une souscription nationale pour permettre aux particuliers et aux entreprises de contribuer, sous la forme de dons, aux travaux publics de conservation et de rénovation d'un site patrimonial a-t-il été déclaré irrecevable. Les dons ne pouvaient permettre de compenser la création de la charge publique représentés par ces travaux.
De la même façon, dans le cadre de l'examen de la proposition de loi visant à améliorer l'accès aux soins par l'engagement territorial des professionnels, le président de la commission des finances a déclaré irrecevable un amendement visant à restreindre l'accès au cumul emploi-retraite pour les médecins (diminution d'une charge publique) en le conditionnant à la réalisation d'une visite médicale, prise en charge par l'assurance maladie (création d'une charge publique).
1. Qu'est-ce qu'une charge publique ?
La notion de charge publique recouvre une réalité plus large que celle des dépenses stricto sensu imputées aux personnes publiques. En effet, elle comprend également les droits que des tiers détiennent sur ces personnes ou les compétences qu'elles exercent et les missions dont elles s'acquittent.
La charge publique est, avant tout, une notion juridique : elle est constituée dès lors qu'une initiative parlementaire en ouvre la possibilité juridique - en accordant, par exemple, la possibilité d'exercer une compétence nouvelle, ou en ouvrant un nouveau « droit de dépenser ». Par conséquent, ne sont pas opposables les raisonnements faisant valoir le caractère facultatif du dispositif proposé, impliquant que la personne concernée puisse ne pas faire usage de ce droit nouveau.
Les paragraphes qui suivent s'attachent à expliciter les critères établis par le juge de la recevabilité financière pour identifier la constitution d'une charge publique, sur le fondement de la jurisprudence du Conseil constitutionnel.
a) La charge doit être directe et certaine
Une charge publique est constituée au sens de l'article 40 de la Constitution dès lors qu'elle est directe ou certaine. Par exemple, dans sa décision du 24 juillet 200373(*), le Conseil constitutionnel avait clairement laissé entendre qu'auraient dû être déclarés irrecevables des dispositions prévoyant une « augmentation du nombre de sénateurs » dans la mesure où « celle-ci [avait] une incidence directe et certaine sur les dépenses du Sénat, lesquelles font partie des charges de l'État ».
Dans une décision du 5 janvier 198274(*), le Conseil constitutionnel avait déjà jugé que c'était à bon droit qu'avait été opposé l'article 40 de la Constitution à des amendements portant des mesures qui « constituaient [...] une autorisation, indirecte mais certaine, de créer ou d'aggraver la charge publique ».
Par suite, la lecture combinée de ces deux décisions semble indiquer que les critères précités - charge directe et certaine - ne sont pas cumulatifs. Dans ces conditions, un amendement proposant la création d'une charge certaine mais indirecte devrait être déclaré irrecevable ; tout comme la création d'une charge facultative (incertaine de ce point de vue) mais directe.
Le fait de figer un niveau de dépenses publiques (ou « crantage de la dépense ») constitue ainsi une charge certaine, dans la mesure où cela conduit à priver la personne publique de la possibilité de réduire les moyens consacrés. Ont ainsi été déclarés irrecevables des amendements tendant à conditionner la fermeture de classes dans des écoles rurales à l'avis du conseil municipal ou des associations de parents d'élèves, dans la mesure où de tels amendements limitent les marges de manoeuvre de l'État dans la gestion des établissements scolaires.
Pour autant, rechercher les conséquences les plus infimes pour les finances publiques d'une initiative parlementaire est hors de la portée du juge de la recevabilité financière. Par conséquent, le lien entre la charge et le dispositif doit présenter une certaine évidence pour que l'amendement qui le propose se voie opposer l'exception d'irrecevabilité.
Par conséquent, si la création ou l'aggravation d'une charge publique ne constitue qu'une conséquence trop indirecte du dispositif proposé, l'initiative doit être déclarée recevable. À titre d'exemple, lors de l'examen de la proposition de loi visant à renforcer le service civique, le président de la commission des finances a déclaré recevable un amendement plafonnant la durée hebdomadaire du service civique à 35 heures, contre 48 heures en l'état du droit. La conséquence éventuelle, à savoir le recrutement de davantage de volontaires pour couvrir le même nombre de missions, et la charge qui en découlerait pour l'État, présentait en effet un lien trop indirect avec l'initiative proposée.
En outre, quand il existe un doute quant aux conséquences financières d'un amendement, ce dernier est considéré comme recevable, conformément au principe fondamental selon lequel le doute profite à l'auteur de l'amendement.
Pour autant, et comme expliqué précédemment, cet effet « incertain » ne doit pas être confondu avec le caractère facultatif de la charge publique. La question n'est pas de savoir s'il est certain que l'initiative aura pour conséquence d'aggraver une charge publique, mais plutôt de déterminer s'il est certain que celle-ci peut entraîner une aggravation de charge - étant entendu qu'il est indifférent qu'elle se réalise ou non. C'est selon la même logique que sont déclarés irrecevables des amendements qui créent une charge future, tels ceux qui allongent les délais de demandes d'indemnisation. La charge publique, à savoir un nombre plus important de personnes indemnisées, est caractérisée quand bien même elle pourrait n'être constatée que dans le futur.
Par conséquent, il n'y a doute que lorsqu'il n'est pas certain que l'amendement puisse aggraver une charge publique.
Par exemple, le président de la commission des finances a déclaré recevable un amendement au projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2020 tendant, pour l'éligibilité des femmes enceintes éloignées d'une maternité à la prestation d'hébergement non médicalisé, à remplacer le critère temporel par un critère lié aux « circonstances locales ». En effet, au regard des données disponibles, rien ne permettait d'affirmer que l'amendement aurait conduit à une hausse de la dépense liée au versement de cette prestation : l'existence d'un doute a donc plaidé en faveur de la recevabilité de l'amendement.
L'application du caractère
« certain » aux amendements
portant sur la
procédure de passation des marchés publics
De nombreux amendements portent sur les procédures de passation des marchés publics, et notamment sur les critères d'attribution de ces marchés ainsi que sur les critères utilisés pour déterminer l'offre économiquement la plus avantageuse.
De jurisprudence constante, le président de la commission des finances considère recevables les amendements qui modulent, précisent ou complètent ces critères, au regard de leurs effets incertains. Il est en effet impossible pour le juge de la recevabilité financière de qualifier juridiquement la charge supplémentaire qui résulterait ou non, pour la personne publique ayant passé le marché, de la modification d'un critère. Ont ainsi été déclarés recevables des amendements qui incluaient un critère géographique de proximité des soumissionnaires ou un critère écologique.
En revanche, la charge publique est caractérisée lorsqu'un amendement parlementaire entend instaurer un prix plancher pour déterminer l'offre économiquement la plus avantageuse. En effet, dans ce cas, l'acheteur public s'impose lui-même un montant minimal de dépenses. La charge publique étant certaine, un amendement en ce sens a été déclaré irrecevable.
Source : commission des finances
Enfin, la nature juridique de l'analyse de la création ou de l'aggravation de la charge publique signifie que le juge de la recevabilité financière ne s'attache pas à son montant. Que l'amendement entraîne une dépense supplémentaire de plusieurs dizaines de milliers d'euros ou de plusieurs milliards d'euros n'a pas d'importance pour l'examen de la recevabilité financière75(*).
b) La charge peut n'être qu'éventuelle ou facultative
Ainsi qu'expliqué précédemment, dans la mesure où la charge publique est une notion essentiellement juridique, celle-ci est constituée à partir du moment où une initiative parlementaire en ouvre la possibilité juridique. Il en résulte que les initiatives parlementaires proposant la création ou l'aggravation d'une charge éventuelle ou facultative sont également irrecevables.
Une charge publique est qualifiée d'éventuelle si sa réalisation dépend de l'intervention d'évènements futurs aléatoires. Il s'agit, par exemple, des mécanismes d'indexation de prestations servies par une administration publique ou encore de l'octroi d'une garantie publique76(*). Le Conseil constitutionnel a ainsi validé la censure par la commission des finances de l'Assemblée nationale d'un amendement tendant à garantir un taux minimum de 11 % par an pour les intérêts attachés aux obligations données en échange des actions des sociétés nouvellement nationalisées77(*). Dans une application plus récente de cette jurisprudence, à l'occasion de l'examen du projet de loi pour le plein emploi, le président de la commission des finances a déclaré irrecevable un amendement prévoyant une indexation des traitements de la fonction publique sur l'indice des prix à la consommation dans les cas où celui-ci évoluerait de plus de 2 % par an.
Une charge publique est qualifiée de facultative lorsque sa réalisation dépend de la décision d'une personne entrant dans le périmètre de l'article 40 de la Constitution ; c'est-à-dire lorsque cette personne a été autorisée à prendre une décision coûteuse (versement d'une subvention ou d'une prestation, exercice d'une nouvelle compétence ou mission) sans y être obligée. Ainsi, un amendement à la proposition de loi relative au renforcement de la sûreté dans les transports, qui visait à permettre aux autorités organisatrices de transports collectifs de personnes de se doter - si elles le souhaitaient - de services internes de sécurité, créant un « droit à dépenser » pour celles-ci, a été jugé irrecevable. Il en va de même des amendements qui proposent, à la discrétion de la collectivité territoriale concernée, d'opter pour obtenir le transfert d'une compétence exercée par une autre personne publique, telle que l'État.
2. Les cas d'irrecevabilité caractérisée
En application des principes qui viennent d'être explicités, il est proposé d'établir, à l'usage des auteurs d'amendements ou de propositions de loi, une « typologie » des cas les plus répandus d'irrecevabilité prononcée sur le fondement de la création ou de l'aggravation d'une charge publique78(*).
a) Les dotations et les subventions publiques
(1) Principe général
Parmi les cas d'irrecevabilité les plus aisément décelables figurent tout d'abord les amendements visant les dotations et les subventions attribuées par une personne publique, qui se traduisent nécessairement par une dépense supplémentaire.
Sont ainsi contraires à l'article 40 de la Constitution les initiatives parlementaires :
- augmentant des dépenses existantes - à l'instar d'amendements visant à augmenter une dotation budgétaire, à étendre le bénéfice du fonds d'indemnisation des victimes de pesticides aux victimes de contamination par des médicaments vétérinaires ou encore à élargir l'accès à la dotation de coordination versée aux services qui réalisent des prestations d'aide et de soins à domicile ;
- ou instituant une dotation ou une subvention nouvelle, en prévoyant par exemple la création par l'État d'un fonds de soutien aux clubs de sport ou la création d'un fonds d'urgence pour les entrepreneurs français établis à l'étranger. La création d'un fonds public, destiné à dépenser, est donc par nature irrecevable (cf. infra).
(2) Enveloppe fermée et enveloppe ouverte
Il convient toutefois de noter que les amendements élargissant l'éligibilité à une dotation ou à un fonds sont recevables lorsque la dotation ou le fonds constitue une « enveloppe fermée ». Derrière ce qui peut apparaître comme un « raffinement » du contrôle de la recevabilité financière, c'est bien la volonté de préserver l'initiative parlementaire qui prévaut : cette distinction a conduit, dans le respect des exigences de l'article 40 et de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, à déclarer recevables de nombreuses initiatives sénatoriales.
La distinction enveloppe « ouverte » / enveloppe « fermée »
Une enveloppe fermée est une enveloppe dont le montant est défini a priori et constitue dès lors un plafond de dépense. Les crédits sont donc limitatifs : s'ils sont épuisés avant la fin de l'exercice budgétaire, il n'est pas possible de continuer à dépenser. Un élargissement des conditions d'éligibilité à une telle enveloppe n'aggrave donc pas une charge publique, mais présente pour seul risque un plus grand « saupoudrage » des crédits - ce qui relève d'une appréciation politique, et non de celle du juge de la recevabilité financière.
Une enveloppe ouverte est une enveloppe dont le montant ne peut pas être connu a priori, en fonction de ses caractéristiques (modalités d'octroi, automaticité ou sélection de projets, nombre de bénéficiaires, nombre d'activités éligibles). Le cas échéant, les crédits inscrits en loi de finances au titre des dispositifs concernés sont donc uniquement évaluatifs. Au sein des enveloppes ouvertes, deux situations doivent être distinguées. Il y a d'une part les dépenses dites de guichet : si les droits octroyés excèdent les crédits ouverts, ces derniers sont rehaussés. Les dépenses sociales telles que le revenu de solidarité active (RSA), l'aide personnalisée au logement (APL), la prime d'activité ou encore l'allocation adulte handicapé (AAH) en sont les principaux exemples. C'est également le cas des aides de type « Ma Prime Rénov' ». Sont d'autre part qualifiées d'ouvertes les enveloppes dont le montant total des crédits est défini après avoir tenu compte des modifications législatives ou règlementaires relatives à ses modalités de fonctionnement.
Dans le cas d'une enveloppe ouverte, un élargissement des conditions d'éligibilité aggrave une charge publique, puisque le montant des crédits ouverts ne constitue pas une limite de dépenses et devra impérativement être ajusté en conséquence, par exemple dans le cadre de la loi de finances de fin de gestion.
L'image, peut-être simpliste, la plus fréquemment utilisée est celle du gâteau : dans une enveloppe fermée, le gâteau à partager reste le même, que quatre ou douze personnes soient conviées. Dans une enveloppe ouverte, le gâteau s'élargit avec le nombre de convives.
Source : commission des finances
Les dotations de l'État en soutien à l'investissement des collectivités locales79(*) constituent des exemples d'enveloppes fermées : les subventions versées au titre de ces dotations sont limitées par la disponibilité des crédits. Ainsi, toutes les collectivités remplissant les conditions d'éligibilité ne peuvent pas toujours bénéficier de subventions à ce titre. Dans ces conditions, élargir les critères d'éligibilité à ces dotations revient à diluer la dotation entre un nombre plus important de bénéficiaires potentiels, mais n'aggrave pas une charge publique. Ont ainsi été déclarées recevables des initiatives visant à élargir l'éligibilité à la dotation d'équipement des territoires ruraux (DETR) aux communes nouvelles dont l'une des communes fondatrices était déjà éligible.
Dans le domaine de la santé, a été déclaré recevable un amendement prévoyant que certains produits de santé pouvaient faire l'objet d'un financement par la dotation nationale de financement des missions d'intérêt général. Il s'agit en effet d'une enveloppe fermée dont le montant est fixé par l'État en fonction de l'objectif national de dépenses d'assurance maladie, et non en fonction des dépenses éligibles.
A contrario, le fonds d'intervention régional (FIR) constitue une enveloppe ouverte, dans la mesure où son montant est fixé par arrêté, pris chaque année après l'adoption définitive de la loi de financement de la sécurité sociale (LFSS), qui définit les modalités de fonctionnement du FIR. Ainsi, un élargissement des missions financées par le FIR dans la LFSS peut en pratique conduire à l'octroi d'une enveloppe de crédits plus importante par arrêté. Sont en revanche recevables les amendements prévoyant que le FIR peut financer des actions ou des structures se rattachant à ses missions actuelles, de tels amendements ayant simplement valeur de précision.
Enfin, il convient de souligner que la caractérisation d'une enveloppe d'ouverte ou de fermée peut évoluer, par exemple si l'un de ses paramètres (financement, automaticité de l'accès aux fonds) est modifié. Le fonds de prévention des risques naturels majeurs, dit « fonds Barnier », en constitue un exemple. Depuis 2021, ce fonds est un dispositif budgétaire, dont les crédits limitatifs sont portés par le programme 181 de la mission « Écologie ». Plusieurs paramètres de ce dispositif en font, dans ses règles de fonctionnement actuelles, une enveloppe fermée :
- les dispositions législatives et réglementaires du code de l'environnement ne prévoient pas de « droits acquis » aux financements issus du fonds, qui échappe alors à une logique « de guichet » ;
- le versement des financements attribués par le fonds est conditionné à une décision explicite d'attribution prise par le préfet après instruction d'un dossier déposé par le porteur de projet ;
- le financement par le fonds de mesures individuelles au profit de particuliers est anecdotique, l'essentiel des financements concernant à ce jour les collectivités territoriales.
Par suite, tout amendement visant à étendre le champ d'intervention du fonds Barnier est recevable, à la condition qu'il ne créée pas un « droit acquis », dans une logique de guichet, qui remettrait en cause le caractère d'enveloppe fermée du fonds. Ce raisonnement s'applique aux autres fonds : à partir du moment où l'accès aux financements portés par le fonds devient automatique, dès lors que les conditions d'éligibilité sont respectées, le fonds ne peut plus être qualifié d'enveloppe fermée80(*). Une telle initiative parlementaire serait dès lors irrecevable.
b) Les droits détenus par les administrés sur une personne publique
La notion de charge publique intègre également les droits que les administrés peuvent détenir sur une personne publique, en particulier les droits à diverses prestations ou allocations. Plusieurs cas peuvent être distingués.
(1) L'ouverture de droits nouveaux
Sont irrecevables les ouvertures de droits nouveaux. Lors de l'examen de la proposition de loi créant une résidence d'attache pour les Français établis hors de France, un amendement permettant à ces derniers de bénéficier de l'aide personnalisée au logement à leur retour en France, dans des conditions dérogatoires au droit commun, a été déclaré irrecevable au titre de l'article 40 de la Constitution.
Instituer un droit nouveau ou en préciser
le contenu : l'exemple de la formation
L'instauration de formations financées par une personne publique constitue la création d'une charge publique au sens de l'article 40 de la Constitution. Ont ainsi été déclarés irrecevables des amendements prévoyant l'organisation, par les services de l'État, d'actions de sensibilisation des élus locaux aux risques d'ingérences étrangères. De telles formations ne sont en effet aujourd'hui pas prévues dans le cadre du droit à la formation des élus locaux81(*). Sont également irrecevables les amendements qui rehaussent le plafond du montant maximal des droits à la formation détenus par chaque élu local.
Toutefois, les amendements qui se bornent à préciser le contenu de formations existantes n'aggravent pas une charge publique. Un amendement précisant que la formation obligatoire des élus ayant reçu une délégation du maire comprend un volet sur les finances publiques, les marchés publics, les ressources humaines et l'organisation du service public local a ainsi été déclaré recevable. Il n'élargit pas le champ des bénéficiaires de ce droit à la formation (cf. infra) et n'instaure pas une formation nouvelle.
Source : commission des finances
Il convient en outre d'être attentif au fait que sont irrecevables les amendements tendant à élargir l'assiette des cotisations sociales dans le but d'améliorer les droits à prestations des assurés. En application de ce principe, ont par exemple été déclarés irrecevables, lors de l'examen de la réforme des retraites de 202382(*), des amendements permettant aux élus locaux, dont les indemnités de fonction ne sont en principe pas soumises à cotisations, de cotiser au régime général pour se prémunir du risque vieillesse. Il s'agit là, par ailleurs, de l'application stricte du texte constitutionnel, aux termes duquel il est impossible de compenser l'aggravation d'une charge (la couverture du risque vieillesse) par l'augmentation d'une ressource (les cotisations). A contrario, un amendement augmentant le taux ou élargissant l'assiette d'une cotisation sociale sans création de droits nouveaux est recevable.
Enfin, la création de droits peut revêtir des formes plus difficiles à déceler, par exemple celle d'un transfert de droits acquis. Ainsi le président de la commission des finances a déclaré irrecevable un amendement autorisant la cession de tout ou partie du compte personnel de formation entre membres d'une même famille, le dispositif ayant pour effet de créer ou d'accroître les droits à la formation de la personne bénéficiaire de la cession.
(2) L'élargissement du champ des bénéficiaires
Sont également irrecevables les amendements élargissant le champ des bénéficiaires d'une prestation. Plusieurs amendements visant par exemple à ouvrir l'accès au revenu de solidarité active (RSA) aux adultes de moins de 25 ans ont été déclarés irrecevables, tout comme des amendements ouvrant le droit à la formation des élus locaux, financée par des fonds publics, à l'ensemble des citoyens participant à des instances de délibération publique.
Sont également irrecevables des amendements qui ont pour effet d'assouplir les conditions d'accès à une prestation ou à une allocation, dès lors que leur effet est identique à l'ouverture de droits à de nouvelles catégories de bénéficiaires. En effet, de tels amendements conduisent mécaniquement à élargir l'accès au dispositif coûteux et donc à en renchérir le coût. Lors de l'examen du projet de loi relatif aux outils de gestion des risques climatiques en agriculture, les amendements visant à assouplir les conditions d'éligibilité des exploitants agricoles à l'indemnisation publique versées en cas de perte de récoltes due à la réalisation d'un risque climatique ont été déclarés irrecevables.
Le degré d'assouplissement n'est pas pris en compte par le juge de la recevabilité financière : l'analyse n'est pas économique mais juridique, dès lors qu'un critère est plus souple que celui prévu par le droit existant ou par le droit proposé, la charge est caractérisée83(*).
(3) L'accroissement des droits détenus par les administrés
Selon la même logique, les amendements augmentant les droits détenus par les administrés sur une personne publique sont irrecevables. Tout amendement ayant pour effet d'accroître le montant de la prestation versée est ainsi contraire aux dispositions de l'article 40. Par le passé, ont donc dû être déclarés irrecevables par le président de la commission des finances les amendements prévoyant la déconjugalisation de l'allocation de solidarité aux personnes âgées (ASPA), d'autant que cette nouvelle modalité de calcul conduisait également à accroître le nombre de bénéficiaires. Il en fut de même pour un amendement qui étendait la durée du congé maternité pour les femmes élevant seules leurs enfants.
Dans ce qui constitue une évolution récente des pratiques, de plus en plus d'amendements sénatoriaux portent sur la revalorisation des droits des administrés : en lieu et place d'augmenter frontalement les droits des administrés, les dispositifs modifient le niveau de revalorisation ou les indicateurs utilisés à cet effet. Dans la majorité des cas, ces amendements conduisent à aggraver une charge publique au sens de l'article 40.
Ont ainsi été déclarés irrecevables des amendements ouvrant la possibilité de revaloriser semestriellement, et non plus annuellement, les pensions d'invalidité ou encore prévoyant une application rétroactive de la majoration de 10 % du montant de la pension pour trois enfants pour les professions libérales et les exploitants agricoles.
Un certain nombre d'amendements déposés chaque année, notamment à l'occasion de l'examen des projets de loi de financement de la sécurité sociale, porte sur les indicateurs retenus pour calculer l'évolution annuelle des droits des administrés. Il convient ici de distinguer les amendements portant des dispositifs de revalorisation des amendements modifiant simplement l'indicateur retenu pour l'évolution du montant des prestations versées.
Si elle peut apparaître subtile, cette distinction découle directement du fait que la notion de charge publique est une notion juridique. C'est sur ce fondement que le président de la commission des finances a déclaré recevable un amendement prévoyant d'indexer les pensions de vieillesse sur l'évolution moyenne des salaires et non plus sur l'inflation. Il était en effet impossible, pour le juge de la recevabilité financière, de juger en droit si l'indexation sur l'évolution des salaires était plus coûteuse que l'indexation sur l'inflation. Outre que cela peut varier d'une année sur l'autre, la logique sous-jacente à ce raisonnement aurait été économique, et non juridique.
Pour résumer, tout amendement modifiant les modalités de calcul de l'évolution d'une prestation est recevable dès lors que les effets de cette modification sont incertains. En revanche, lorsque le dispositif est rédigé de telle sorte à induire nécessairement une revalorisation des droits, il est irrecevable.
c) Les créations de structures ayant vocation à dépenser
Les créations de structures publiques nouvelles auxquelles sont confiées des missions et des moyens sont aussi irrecevables. D'une part, parce que cette création peut, en elle-même, être coûteuse. D'autre part, parce que les structures ainsi créées auront inévitablement vocation à dépenser (dépenses de fonctionnement, rémunération des personnels, crédits consacrés à la mission confiée à la structure).
Sont ainsi concernés les amendements créant des établissements publics administratifs, des autorités administratives indépendantes, des groupements d'intérêt public (GIP), des agences ou encore des fonds, dès lors que leur nature publique est constituée.
(1) Les fonds et les structures publiques
Le cas le plus fréquemment rencontré par le juge de la recevabilité financière est celui des fonds. Qu'ils aient ou non la personnalité juridique, les fonds disposent nécessairement d'une autonomie budgétaire qui suppose l'existence, même formelle, de recettes et de dépenses. Ils ont vocation à dépenser et l'existence de recettes en contrepartie ne peut permettre d'assurer la recevabilité d'initiatives parlementaires tendant à la création de ces fonds, toute compensation d'une charge publique étant interdite.
Lors de l'examen du projet de loi relatif à l'engagement dans la vie locale et à la proximité de l'action publique, le président de la commission des finances a donc déclaré irrecevable un amendement prévoyant la création d'un fonds pour le financement de la dotation particulière relative aux conditions d'exercice des mandats locaux. Il en a été de même, lors de l'examen du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2023, d'un amendement créant un fonds pour la transition énergétique et écologique du système de santé.
Ainsi qu'indiqué précédemment, il n'est cependant pas nécessaire que la structure publique prenne la forme d'un fonds pour que sa création soit constitutive d'une charge publique. La création d'une structure publique emporte en elle-même la création d'une charge publique au sens de l'article 40. Un amendement au projet de loi relatif à la construction de nouvelles installations nucléaires et au fonctionnement des installations existantes a été déclaré irrecevable au motif qu'il proposait la création d'un organisme de suivi postérieurement au démantèlement de sites nucléaires, organisme public qui aurait eu un coût direct et certain pour l'État. Il en a été de même pour des amendements proposant de créer un secrétaire général à l'intelligence économique, doté d'un secrétariat placé auprès des services du Premier ministre ou de créer une fondation pour la mémoire des harkis, chargée de favoriser la recherche historique dans ce domaine ainsi que de contribuer à la formation des enseignants.
La seule exception a trait à la composition des commissions ou des comités consultatifs. Sont admis les amendements qui élargissent la composition de ces comités ou qui incluent de nouvelles catégories de personnes (parlementaires, élus locaux, etc.), à la condition qu'il soit précisé que ces personnes ne peuvent être rémunérées pour leurs fonctions et qu'elles y sont nommées ès-qualité. Cependant, lorsque le droit en vigueur ou les statuts d'un comité existant prévoit de couvrir les frais engagés par ses membres au titre des fonctions exercées au sein de ce comité, un amendement parlementaire ne pourra pas proposer d'en élargir la composition. Plus généralement, les procédures de participation et de consultation du public, au niveau local notamment, sont considérées comme recevables.
En revanche, la tolérance précédemment énoncée ne peut s'appliquer à la création de structures pérennes, qui, pour assurer leurs missions engageront des dépenses de fonctionnement et de personnel ; il en va ainsi de l'instauration d'un conseil social, économique et écologique dans chacune des régions ou de la création d'un comité de suivi et d'évaluation du référentiel national d'évaluation des situations de risque pour la protection de l'enfance.
(2) Un assouplissement de la jurisprudence : la fusion de plusieurs structures publiques dans un objectif de rationalisation budgétaire
Depuis les évolutions apportées à la jurisprudence en matière de contrôle de la recevabilité financière au mois de juillet 2020 par Vincent Éblé, alors président de la commission des finances, une initiative parlementaire visant à fusionner plusieurs structures publiques, à des fins de rationalisation fonctionnelle ou budgétaire, est jugée recevable au titre de l'article 40 de la Constitution.
Une telle fusion, sous la condition énoncée, est désormais considérée comme une réorganisation de charges publiques existantes, et non plus comme la création d'une nouvelle charge publique. Cette évolution jurisprudentielle s'inscrit dans le cadre d'un travail d'harmonisation engagé avec le président de la commission des finances de l'Assemblée nationale, aux fins de limiter les divergences d'interprétation entre les deux chambres.
C'est sur le fondement de cette évolution jurisprudentielle qu'a été déclaré recevable, dans le cadre de l'examen du projet de loi relatif à la simplification de la vie économique, un amendement prévoyant de fusionner diverses structures (secrétariat général à la planification économique, commissariat général à la stratégie et à la prospective, secrétariat général pour l'investissement, Haut-commissariat au plan) au sein d'une nouvelle commission nationale à la planification. Les auteurs de l'amendement avaient par ailleurs clairement indiqué dans leur objet que cette fusion répondait à un souci de rationalisation du paysage administratif et d'efficacité de la dépense publique.
d) L'élargissement des compétences d'une personne publique
(1) L'octroi ou l'extension de compétences d'une personne publique
Sont incluses dans la notion de charge publique les compétences des personnes entrant dans le champ de l'article 40 de la Constitution. Aucun amendement parlementaire ne saurait donc attribuer des compétences nouvelles à une personne publique, que ces compétences soient générales ou prennent la forme d'une mission ponctuelle.
Sur ce fondement, le président de la commission des finances a déclaré irrecevable un amendement attribuant à l'Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection une mission de sensibilisation du public scolaire et universitaire à l'énergie nucléaire et à son développement. Cette mission aurait été manifestement nouvelle pour l'Autorité et aurait donc aggravé une charge publique.
Pas davantage qu'elles ne peuvent être créées, les compétences d'une personne publique ne peuvent être élargies, que ce soit matériellement ou géographiquement. A ainsi été déclaré irrecevable un amendement étendant les missions de la plateforme Pharos84(*) à la lutte contre la diffusion d'images d'actes de torture, de barbarie et de viol, en plus de la lutte contre les contenus terroristes et pédopornographiques85(*) (extension matérielle). Le président de la commission des finances a également opposé l'irrecevabilité à un amendement élargissant le périmètre géographique du droit de préemption des communes (extension géographique).
N'est toutefois pas considérée comme une aggravation de charge publique au sens de l'article 40 de la Constitution l'extension du champ matériel ou territorial des compétences d'une personne publique dès lors que cette extension remplit deux conditions cumulatives :
- d'une part, l'extension du champ matériel ou territorial doit pouvoir se rattacher aux missions existantes confiées à l'entité, y compris en en précisant le contenu. Elle ne peut être assimilable à une compétence nouvelle ;
- d'autre part, l'extension de son champ de compétences doit pouvoir être assurée à moyens constants par l'organisme et n'excède donc pas la charge de gestion (cf. infra).
À titre d'exemple, lors de l'examen du projet de loi d'orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027, a été jugé recevable un amendement étendant la compétence matérielle et territoriale du pôle dédié au traitement des crimes sériels et non élucidés du tribunal judiciaire de Nanterre aux faits d'atteintes aux personnes graves non résolus commis sur des ressortissants français à l'étranger.
(2) L'attribution d'une recette à l'exercice de sa compétence par une personne publique
Par ailleurs, et toujours selon le principe constitutionnel selon lequel une création ou une aggravation de charge publique ne peut être compensée, tout amendement visant à orienter une partie des ressources d'une personne publique ou à contraindre cette dernière à consacrer une fraction déterminée de ses ressources à une compétence identifiée est irrecevable.
Le « fléchage » d'une ressource publique vers le financement d'une compétence spécifique doit en effet être analysé comme une aggravation de charge publique dès lors qu'il comporte, selon les termes du juge constitutionnel, « l'établissement d'une corrélation entre une recette de l'État et une dépense incombant à celui-ci »86(*). En d'autres termes, l'augmentation des recettes affectée à une personne publique a pour effet de renforcer sa capacité à dépenser, dans son champ de compétences. C'est pour cette raison qu'un amendement au projet de loi d'orientation et de programmation du ministère de la justice pour les années 2023-2027, qui prévoyait d'orienter les recettes de la contribution pour la justice économique vers le financement du fonctionnement des tribunaux de commerce, a été déclaré irrecevable.
Il convient toutefois de distinguer ces dispositifs de ceux ayant strictement pour objet d'augmenter les ressources d'une personne publique dotée de la personnalité morale, sans orienter ces ressources vers une compétence identifiée ou vers une dépense spécifique. Depuis les assouplissements intervenus à l'été 2020, dans l'objectif de limiter les divergences d'interprétation avec l'Assemblée nationale, de telles initiatives sont désormais recevables. Ont ainsi été déclarés recevables des amendements instituant une contribution sur les boissons alcoolisées au profit de la Caisse nationale d'assurance maladie sans orienter ces nouvelles recettes vers le financement d'activités spécifiques. Dans ce dernier cas, le fait que les auteurs de l'amendement aient indiqué dans son objet des investissements susceptibles d'être financés par cette nouvelle recette est resté sans incidence sur la recevabilité de cette initiative.
e) Les expérimentations
Les expérimentations constituent un autre cas fréquent d'irrecevabilité financière.
Le cadre constitutionnel des expérimentations
L'article 37-1 de la Constitution dispose que la « loi et le règlement peuvent comporter, pour un objet et une durée limités, des dispositions à caractère expérimental ».
L'article 72 de la Constitution prévoit quant à lui que, dans certaines conditions, « les collectivités territoriales ou leurs groupements peuvent, lorsque, selon le cas, la loi ou le règlement l'a prévu, déroger, à titre expérimental et pour un objet et une durée limités, aux dispositions législatives ou réglementaires qui régissent l'exercice de leurs compétences ».
Source : Constitution du 4 octobre 1958
Si les articles 37-1 et 72 de la Constitution disposent que le législateur peut prévoir des expérimentations, il n'en demeure pas moins que cette faculté doit être conciliée avec les autres exigences constitutionnelles, et notamment celle de la recevabilité financière. La jurisprudence sénatoriale en matière de recevabilité financière a toujours considéré irrecevables les amendements autorisant l'État ou les collectivités territoriales à procéder à des expérimentations coûteuses, et ce quand bien même la création ou l'aggravation de la charge publique ne serait que temporaire. Aucune décision du juge constitutionnel ne laisse entendre que le caractère temporaire, facultatif ou réversible d'une charge publique serait de nature à écarter l'application de l'article 40. Dès lors, un amendement prévoyant, à titre expérimental, la création d'un chèque alimentaire et nutritionnel a été déclaré irrecevable, tout comme un amendement prévoyant, à titre expérimental et pour une durée de trois ans, la prise en charge par l'assurance maladie des activités sportives prescrites par un professionnel de santé.
Le raisonnement est le même pour les amendements élargissant le périmètre d'expérimentations existantes : dès lors que l'expérimentation est coûteuse pour une personne publique, toute extension de cette expérimentation conduit nécessairement à aggraver une charge publique. Cette extension peut être matérielle (champ de l'expérimentation, champ des personnes publiques concernées), géographique ou temporelle.
Figurait par exemple dans le projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2023 une expérimentation autorisant les infirmiers à signer les certificats de décès, expérimentation financée par le Fonds d'intervention régional (FIR), une enveloppe ouverte (cf. supra). Tous les amendements visant, soit à étendre la durée de l'expérimentation d'un an à trois ans, soit à l'étendre à toutes les régions, ont été déclarés irrecevables.
Il convient de noter que les expérimentations constituent l'un des derniers points de divergence entre les jurisprudences de l'Assemblée nationale et du Sénat. Néanmoins, le président Éric Woerth, considérant que la faculté donnée aux députés de déposer un amendement proposant une expérimentation coûteuse constituait « une tolérance audacieuse »87(*), a rappelé que la recevabilité financière de tels amendements était soumise à des critères cumulatifs stricts, « chaque expérimentation [étant] examinée au cas par cas »88(*).
f) Les transferts de charge entre personnes publiques
Dès lors que l'article 40 de la Constitution prohibe la compensation de la création ou de l'aggravation d'une charge publique par la diminution d'une autre charge publique, il ne saurait être possible, pour une initiative parlementaire, de procéder à un transfert de compétence entre personnes publiques. Ce transfert de compétence se traduirait en effet par une création de charge pour la personne destinataire.
Ce principe s'applique sans exception, entre personnes publiques de catégories égales ou différentes, et quand bien même l'auteur de l'amendement ferait valoir qu'un tel transfert permettrait au nouveau titulaire de la charge de l'assumer à moindre coût.
Ont par exemple été déclarés irrecevables les amendements tendant à transférer à l'État la prise en charge des mineurs non accompagnés, compétence qui relève aujourd'hui des départements au titre de l'aide sociale à l'enfance. Le même raisonnement s'appliquerait aux initiatives parlementaires qui viseraient à transférer une charge ou une compétence d'un établissement public à un autre ou d'un opérateur à un autre.
Le cas particulier des transferts de compétence au sein de l'État
S'agissant des transferts au sein même de l'État, en particulier entre ministères ou administrations89(*), le principe demeure le même, à savoir l'impossibilité de compenser l'aggravation d'une charge publique par la diminution d'une autre charge publique ; et les initiatives parlementaires procédant à de tels transferts ne sauraient être toutes considérées comme neutres pour les finances publiques.
Sont dès lors irrecevables les amendements transférant des charges entre le budget général de l'État, les budgets annexes et les comptes spéciaux, en raison de leur autonomie comptable. Toutefois, afin de favoriser l'initiative parlementaire, le président de la commission des finances a déclaré recevables des amendements transférant une compétence entre administrations relevant de la même mission budgétaire. Ce raisonnement se fonde sur un parallélisme des formes avec l'examen des crédits lors des projets de loi de finances90(*).
Par suite, des amendements transférant un contentieux des juridictions administratives aux juridictions de l'ordre judiciaire ont été déclarés irrecevables ; les crédits des premières étant portés par la mission budgétaire « Conseil et contrôle de l'État », les crédits des secondes par la mission « Justice ».
Source : commission des finances
Par ailleurs, en application d'une jurisprudence favorable à l'initiative parlementaire, la création ou l'aggravation d'une charge publique n'est pas constituée lorsque le transfert de compétence se borne à redistribuer le poids d'une même charge entre différentes personnes publiques relevant de la même catégorie de collectivités territoriales - soit appartenant à un même « bloc » de collectivités. Dès lors, un amendement modifiant la répartition entre communes d'une charge qui leur incombait déjà, ou entre des communes et un établissement public de coopération intercommunal (EPCI), est recevable en raison du rattachement de ces personnes au « bloc communal »91(*). Ce ne serait en revanche pas le cas d'un amendement transférant une compétence entre une commune et un département, ou entre un département et une région.
En outre, ne constituent pas un transfert de compétence les simples délégations de compétence entre collectivités territoriales relevant de catégories différentes, dans la mesure où la compétence demeure, juridiquement, celle de la collectivité délégante. De plus, la collectivité qui reçoit la délégation n'engage pas ses propres deniers, mais agit pour le compte du délégant. Il convient seulement de se demander si elle pourra raisonnablement exercer cette charge sans nouveaux moyens humains, ce qui revient à se demander si la délégation de compétence peut être considérée comme une « charge de gestion » (cf. infra).
g) Les dispositions intéressant l'emploi public
(1) Le recrutement d'agents publics
Tout recrutement opéré par une personne publique, qu'il concerne des agents titulaires ou non, est constitutif d'une création de charge. À tout emploi s'attachent en effet des dépenses - liées notamment aux rémunérations - et des droits détenus par l'agent public sur son employeur, en particulier des droits à pension. Par conséquent, un amendement parlementaire autorisant le contrôleur général des lieux de privation de liberté à recruter des collaborateurs pour former son cabinet ou des fonctionnaires et contractuels pour les services placés sous son autorité est irrecevable. En revanche, le président de la commission des finances déclare recevables les amendements se bornant à prévoir qu'une personne publique désigne, au sein de son personnel, des « référents » (par exemple pour le harcèlement ou pour la lutte contre les violences sexistes et sexuelles), à condition que cette désignation ne conduise pas à l'attribution d'une nouvelle compétence pour cette personne publique.
Par ailleurs, et selon une jurisprudence développée pour soutenir l'initiative parlementaire, les amendements qui se bornent à élargir le vivier de recrutement sur des emplois publics sont considérés comme recevables, dès lors qu'ils n'entraînent pas d'obligation pour la personne publique de recruter davantage mais qu'ils lui offrent la possibilité de choisir entre un plus grand nombre de candidats. Ainsi, dans le cadre de l'examen de la proposition de loi pour le statut de l'élu local, un amendement élargissant les profils de candidats admis sur liste d'aptitudes qui peuvent être nommés à des emplois de catégorie B de la fonction publique territoriale a été déclaré recevable. Cet amendement n'avait pas d'effet sur le nombre d'emplois offerts par la collectivité territoriale mais sur son vivier de recrutement. Tout assouplissement d'un critère de recrutement (âge, qualification) est donc recevable tant qu'il ne conduit à rehausser ni le nombre d'agents publics recrutés, ni leur rémunération. Il convient toutefois de noter, ainsi que cela sera développé dans la quatrième partie, qu'eu égard à la jurisprudence du Conseil constitutionnel, cette tolérance dite du « vivier de recrutement » ne s'applique pas aux personnels de santé, dans la mesure où ceux-ci disposent du droit de prescription92(*).
Sont également irrecevables les initiatives parlementaires impliquant nécessairement des recrutements pour la personne publique concernée. À titre d'exemple, lors de l'examen du projet de loi 3DS, un amendement tendant à augmenter le volume hebdomadaire d'enseignement dispensé en langue régionale, qui aurait automatiquement rendu nécessaire le recrutement de nouveaux enseignants, a été déclaré irrecevable.
Le même raisonnement prévaut pour déclarer irrecevables les amendements parlementaires fixant des ratios d'accompagnement ou d'encadrement dans les structures gérées et financées par des personnes publiques. De tels ratios supposent en effet a minima le maintien d'agents en poste, contraignant ainsi les organismes publics concernés à un certain niveau de dépenses de personnel, voire le recrutement de personnels supplémentaires pour satisfaire à ces exigences. Ont donc été déclarés irrecevables des amendements instaurant un ratio maximal de demandeurs d'emploi par conseiller référent de France Travail ou encore un ratio maximal d'encadrement des résidents par le personnel soignant des Ehpad.
Dans le prolongement de cette logique, les amendements qui élargissent les règles de mobilité des agents publics, notamment en cas de détachement dans une autre fonction publique, sont déclarés irrecevables dès lors que leur remplacement implique le recrutement d'agents supplémentaires par l'employeur public concerné et que leur rémunération fait l'objet, le cas échéant, d'un transfert de charges entre deux personnes publiques, par exemple entre l'État et une collectivité territoriale.
De même, les amendements qui allongent la durée d'études obligatoire au sein d'un cycle de formation sont irrecevables, dès lors qu'ils supposent de recruter davantage de personnels enseignants. Ces amendements sont a fortiori irrecevables lorsqu'ils visent plus spécifiquement les études de médecine, et notamment les internes, qui bénéficient d'une rémunération publique. Lors de l'examen du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2023, le président de la commission des finances a ainsi déclaré irrecevable un amendement qui prévoyait d'ajouter une quatrième année au troisième cycle des études odontologiques. Cette approche retenue pour les études de médecine a été confirmée indirectement par le Conseil constitutionnel, qui a estimé que les dispositifs relatifs à la réforme des études de santé avaient bien leur place dans un PLFSS « eu égard au nombre d'étudiants concernés par cette mesure dont la rémunération est assurée au moyen de crédits de l'assurance maladie »93(*).
S'agissant toujours des études de santé, il convient de préciser que lorsque le numerus clausus s'appliquait, les initiatives parlementaires le supprimant étaient déclarées irrecevables ; puisque cette suppression aurait eu pour effet de contraindre les établissements à accroître leurs capacités de formation (personnel enseignant, immobilier, frais de fonctionnement). C'est également sur ce fondement que, dans le cadre de l'examen de la proposition de loi sur l'accès aux soins par l'engagement territorial des professionnels, a été déclaré irrecevable un amendement prévoyant que les capacités d'accueil des formations en deuxième et troisième années de premier cycle des études de médecine soient déterminées sans tenir compte des capacités de formation des établissements. La prise en compte de ces capacités de formation est en effet aujourd'hui un élément déterminant pour définir les capacités d'accueil : le retirer aurait certainement et directement contribué à obliger les universités à accroître leurs capacités de formation. En revanche, les amendements qui prévoient d'élargir le nombre d'étudiants pouvant s'inscrire dans certaines formations sont recevables, dès lors que les dispositifs ne créent pas un « droit à la formation » et préservent l'autonomie des universités dans la définition de leurs capacités d'accueil.
Si ces distinctions et aménagements peuvent de prime abord apparaître complexes, ils ont été développés par le juge de la recevabilité financière pour concilier au mieux les exigences constitutionnelles de l'article 40 et le droit d'initiative des parlementaires. Les évolutions intervenues ces dernières années ont eu pour objectif d'assouplir la jurisprudence en matière de recrutement des agents publics, dans un sens favorable aux initiatives des sénateurs.
(2) La rémunération et la carrière des agents publics
Les amendements parlementaires ayant pour conséquence d'augmenter la rémunération des agents publics sont également contraires à l'article 40. Ils peuvent revêtir diverses formes : augmentation directe du traitement perçu par les agents publics, requalification des agents dans une catégorie supérieure - par exemple un passage de la catégorie C à la catégorie B -, assouplissement des conditions de versement ou d'accès à une prime, application d'un régime de rémunération ou de promotion plus favorable94(*) ou encore accélération de l'avancement en grade.
À titre d'exemple, respectivement sur la proposition de loi destinée à revaloriser le métier de secrétaire de mairie et sur le projet de loi relatif à la simplification économique, ont été déclarés irrecevables un amendement prévoyant de reclasser des agents territoriaux de la catégorie B à la catégorie A et un amendement prévoyant de supprimer la condition de la double mobilité pour l'accès des magistrats administratifs au grade de premier conseiller95(*).
Enfin, un amendement parlementaire ne peut prévoir la titularisation d'agents contractuels, les droits attachés au statut de fonctionnaire titulaire étant plus étendus que ceux des agents non titulaires. Le président de la commission des finances a donc dû déclarer irrecevable un amendement rendant automatique la titularisation des agents contractuels occupant la fonction de secrétaire de mairie.
h) Les charges de trésorerie
Pour une personne publique, les charges de trésorerie correspondent aux charges associées au fait d'anticiper la réalisation d'une charge publique ou de différer la perception d'une ressource publique.
Par principe, un amendement ayant pour effet de créer une charge de trésorerie pour une personne publique s'analysera comme une aggravation de charge au sens de l'article 40 de la Constitution, dans la mesure où il pèsera, même momentanément, sur sa capacité de décaissement. Par ailleurs, une charge de trésorerie est susceptible de créer un besoin de financement pour l'organisme concerné, besoin généralement comblé par un recours à l'emprunt ou par la mobilisation de ressources financières supplémentaires auprès de la personne publique tutélaire ou garante, l'État le plus souvent.
Bien qu'elle puisse apparaître moins intuitive, cette forme de charge publique avait été envisagée dès la rédaction de la Constitution : lors de la réunion de la commission constitutionnelle du Conseil d'État des 25 et 26 août 1958, Gilbert Devaux avait inscrit « les dépenses [...] de trésorerie » dans le champ des charges publiques. Dans la droite ligne de la volonté exprimée par le constituant, le Conseil constitutionnel a lui aussi intégré cette déclinaison de la charge publique dans sa jurisprudence en validant la censure, par la commission des finances de l'Assemblée nationale, d'un amendement diminuant la durée d'amortissement des obligations données en échange des actions des sociétés nationalisées en vertu de la loi du 11 février 198296(*).
Toutefois, une nuance a été apportée au caractère absolu de l'irrecevabilité des charges de trésorerie. Certaines d'entre elles peuvent en effet être regardées comme des « charges de gestion » pour les organismes concernés, à la stricte condition qu'elles présentent à la fois un caractère infra-annuel et non massif. Lorsque ces deux conditions sont cumulativement remplies, les charges de trésorerie concernées ne sont pas constitutives d'une aggravation de charge publique au sens de l'article 40.
En application de cette grille de lecture :
- un amendement au projet de loi de programmation de la recherche pour les années 2021 à 2030 ayant pour objet d'anticiper le versement mensuel de la rémunération des chargés d'enseignement vacataires a été déclaré recevable ;
- en revanche, un amendement au projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2023 ayant pour objet de neutraliser le délai d'entrée en vigueur de six mois pour l'application de mesures conventionnelles visant à revaloriser les tarifs des honoraires, des rémunérations et des frais accessoires en matière de santé a été déclaré irrecevable, la charge de trésorerie étant massive pour les organismes de sécurité sociale. De même, un amendement avançant d'un an la contemporanéisation du crédit d'impôt relatif aux activités de garde d'enfant à domicile a été déclaré irrecevable, la charge de trésorerie pour l'État étant à la fois supra-annuelle et massive.
Cet assouplissement fait partie des trois évolutions présentées au mois de juillet 2020 par Vincent Éblé, alors président de la commission des finances du Sénat. Il s'agissait là encore de se rapprocher de la jurisprudence appliquée à l'Assemblée nationale en retenant une application plus souple du principe de l'irrecevabilité des charges de trésorerie, qui comporte néanmoins indéniablement un risque au regard de la jurisprudence précitée du Conseil constitutionnel.
i) Les autres cas d'irrecevabilité
Enfin, et toujours sans prétendre à l'exhaustivité, il peut être utile de présenter certains cas d'irrecevabilité spécifiques, tant parce qu'ils présentent un intérêt particulier que parce que le juge de la recevabilité financière y est régulièrement confronté.
(1) Nationalisation, expropriation et droit de préemption
Bien qu'elles aient pour finalité d'augmenter les ressources ou le patrimoine des personnes publiques, les initiatives parlementaires qui prévoient la nationalisation d'entreprises ou qui, plus généralement, ouvrent ou étendent une possibilité d'expropriation doivent être considérées comme irrecevables.
En effet, conformément à l'article XVII de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen97(*), les personnes privées de leur propriété doivent impérativement faire l'objet « d'une juste et préalable indemnité », principe constamment réaffirmé par le Conseil constitutionnel98(*).
Dans ces conditions, de telles opérations impliquent nécessairement une indemnisation des personnes privées de leur propriété et donc l'aggravation d'une charge publique au sens de l'article 40 de la Constitution. De surcroît, étendre une procédure d'expropriation constitue également une incitation à dépenser pour les personnes publiques titulaires de ce droit, dans la mesure où leur est donnée juridiquement la faculté d'acquérir de nouveaux éléments de patrimoine, l'acquisition et l'entretien de biens constituant des charges certaines et directes.
Ont ainsi été déclarés irrecevables des amendements créant de nouvelles catégories de biens en état d'abandon manifeste, en ce qu'ils conduisaient à étendre le périmètre des biens sur lesquels les communes pouvaient exercer leur droit d'expropriation. Il en a été de même pour les amendements réduisant la durée au terme de laquelle une succession non réglée est considérée comme un bien sans maître, au motif qu'ils avaient pour conséquence d'étendre le droit d'appropriation des communes et constituaient donc une incitation à dépenser.
Dans la même logique, se voient également opposer l'article 40 de la Constitution les amendements créant ou étendant des droits de préemption qui s'apparentent là-aussi, d'un point de vue juridique, à une autorisation d'acheter un bien - à laquelle est donc associé un « droit de dépenser ». Ainsi, les amendements parlementaires visant à créer un droit de préemption environnemental des communes sur le foncier non bâti, à étendre le droit de préemption des sociétés d'aménagement foncier et d'établissement rural (Safer) aux cessions en nue-propriété de biens à vocation agricole ou encore à étendre le droit de préemption des communes aux copropriétés dégradées ont été déclarés irrecevables. Il convient de rappeler ici que la charge est constituée dès lors que l'amendement parlementaire en donne la possibilité juridique, peu importe qu'il ne s'agisse que d'une faculté et non d'une obligation.
(2) L'engagement de la responsabilité d'une personne publique
Peuvent ensuite être évoquées les initiatives ayant pour effet d'assouplir les conditions d'engagement de la responsabilité d'une personne relevant du champ d'application de l'article 40 de la Constitution. En effet, l'engagement de la responsabilité d'une telle personne est susceptible de se traduire par le versement d'une indemnité, venant ainsi aggraver une charge publique au sens de l'article 40 de la Constitution. Cette lecture a d'ailleurs été récemment reconfirmée par le Conseil constitutionnel, qui a estimé que l'extension du bénéfice du régime de la responsabilité administrative aux médecins assurant la régulation des appels du service d'accès aux soins dans le cadre d'un exercice libéral avait une « incidence sur les dépenses d'assurance maladie »99(*), ce qui justifiait d'ailleurs l'inscription de cette disposition dans la loi de financement de la sécurité sociale pour 2023.
Ainsi, lors de l'examen du projet de loi relatif au plein emploi, un amendement prévoyant l'engagement de la responsabilité pour faute de Pôle emploi (remplacé par France Travail) en cas de carences dans l'exercice de ses missions d'accompagnement personnalisé a été jugé irrecevable. Ce fut également le cas pour un amendement déposé au projet de loi 3DS prévoyant d'étendre le champ de la responsabilité pénale des collectivités territoriales au-delà des seules infractions commises dans l'exercice d'activités susceptibles de faire l'objet de délégations de service public.
3. Les cas dans lesquels l'irrecevabilité n'est pas constituée
La création ou l'aggravation d'une charge publique n'est naturellement pas constituée lorsqu'elle est totalement étrangère au dispositif de l'amendement ou lorsqu'elle n'en constitue qu'une conséquence très indirecte. Peu d'amendements seraient en effet susceptibles d'échapper à la déclaration d'irrecevabilité s'ils étaient évalués à l'aune de leurs implications ultimes sur la dépense publique.
Par ailleurs, il est d'usage de considérer qu'en matière de recevabilité financière, le doute profite à l'auteur de l'amendement. Dès lors que le juge de la recevabilité ne peut établir de façon certaine que l'amendement est constitutif d'une création ou d'une aggravation de charge publique, cet amendement sera déclaré recevable.
Hormis ces cas de recevabilité « manifeste », il existe également d'autres situations bien établies dans lesquelles des amendements situés « à la lisière » de l'irrecevabilité financière peuvent être admis. Les paragraphes suivants s'attachent à retracer la jurisprudence développée en la matière, en constante évolution.
a) Les amendements non normatifs
Ainsi que cela a déjà été indiqué, une charge publique est constituée au sens de l'article 40 de la Constitution dès lors qu'est ouverte une possibilité juridique de créer ou d'aggraver une charge. Par conséquent, une initiative parlementaire sans portée normative ne saurait être déclarée irrecevable.
L'absence de portée normative doit être clairement établie. Le caractère non normatif d'un amendement affichant l'intention de créer ou d'aggraver une charge peut tout d'abord résulter de la rédaction de l'amendement. Une initiative parlementaire peut ainsi davantage s'apparenter à une déclaration d'intention ou à un « voeux pieux » et présenter une dimension plus politique que juridique, en affirmant des principes ou des droits généraux. Ont ainsi été déclarés recevables des amendements prévoyant que la France se donne pour objectif de mettre en place une stratégie de recyclage des métaux et des terres rares employés dans l'industrie ou encore que la Nation se fixe pour objectif que le montant de l'allocation de solidarité aux personnes âgées (ASPA) soit supérieur au seuil de 60 % du revenu médian.
En outre, dans le cadre des lois de programmation, les amendements parlementaires bénéficient d'une présomption de recevabilité dès lors qu'ils modifient les dispositions non normatives de ces projets de loi, sous réserve de ne pas présenter eux-mêmes un caractère normatif100(*). Bien que ces projets de loi aient vocation à accueillir des dispositions fixant des orientations politiques et, éventuellement, une projection pluriannuelle des moyens financiers consacrés à ces orientations, celles-ci sont dépourvues de portée normative.
Par ailleurs, le contrôle de la recevabilité financière ne porte que sur le dispositif des initiatives parlementaires et non sur leurs motivations (exposé des motifs de la proposition de loi ou objet de l'amendement). Si ces dernières peuvent éclairer le juge de la recevabilité financière quant aux intentions de l'auteur et à la portée du dispositif proposé, elles ne sauraient constituer l'objet de son contrôle.
Pour en donner un exemple, il a été précédemment expliqué que, depuis une évolution de jurisprudence intervenue au mois de juillet 2020, les amendements sénatoriaux affectant une nouvelle recette à une personne publique dotée de la personnalité morale sont recevables, sous réserve de ne pas flécher son utilisation vers une action spécifique. Il est toutefois loisible à l'auteur de l'amendement d'indiquer, dans son objet, l'action ou la mission qu'il souhaiterait voir être financée par cette nouvelle recette (plan d'investissement, soutien aux personnes précaires, etc.), sans que cette intention n'ait d'incidence sur la recevabilité financière de cette initiative.
Enfin, il convient de préciser que n'entrent pas dans la catégorie des amendements non normatifs les amendements parlementaires qui délégueraient au Gouvernement le soin de créer ou d'aggraver une charge publique. La souplesse introduite dans la jurisprudence au profit des dispositions non normatives ne saurait en effet se traduire par l'ouverture d'une voie de contournement de la recevabilité financière : si l'initiative parlementaire ne se borne pas à exprimer une intention politique mais prévoit expressément que le Gouvernement prenne une décision ayant pour effet d'aggraver une charge publique, le renvoi au niveau règlementaire ne peut faire écran à l'application de l'article 40 à l'initiative parlementaire et ne saurait neutraliser le contrôle de la recevabilité financière.
La charge étant de nature juridique, en prévoir le fondement en droit suffit à la caractériser au sens de l'article 40 de la Constitution : que le Gouvernement prenne ou non les dispositions règlementaires matérialisant véritablement la charge publique ne relève pas de la compétence du juge de la recevabilité financière.
C'est en application de ce raisonnement qu'un amendement prévoyant qu'un décret fixe les critères d'éligibilité des patients à la prescription et au remboursement par l'assurance maladie des activités physiques adaptées, alors que ces dernières ne font pas l'objet d'une prise en charge par l'assurance maladie, a été déclaré irrecevable, tout comme un amendement disposant qu'un décret devait garantir la prise en compte d'un facteur de nature à accroître l'indemnisation publique des agriculteurs en cas d'aléa climatique ainsi que le subventionnement public de leurs primes et cotisations.
Sont en revanche recevables les amendements parlementaires qui se bornent à renvoyer au niveau règlementaire la définition de certaines modalités de mise en oeuvre d'un dispositif - à la condition donc de n'imposer aucun contenu de nature à aggraver une charge publique ou que les effets soient incertains.
Pour illustrer cette distinction, deux exemples d'amendements déposés sur le projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2024 peuvent être utilisés :
- un amendement prévoyant qu'un décret détermine le nombre de lits nécessaires en soins palliatifs au regard des besoins de la population a été déclaré recevable, le Gouvernement ayant toute latitude pour définir un nombre de lits inférieur ou égal au nombre de lits existants ;
- a contrario, un amendement prévoyant qu'un décret devait être pris après avis de la Haute Autorité de la santé pour garantir l'accès aux soins palliatifs, en définissant un nombre de lits et d'équipes mobiles médicales minimal, a été déclaré irrecevable.
b) Les charges de gestion
Les initiatives parlementaires dont les effets n'excèdent pas la charge de gestion sont recevables. Entrent dans ce champ les charges si minimes qu'une personne relevant du champ de l'article 40 de la Constitution pourrait y faire face par la mobilisation des moyens existants dont elle dispose dans le cadre de son activité normale.
Cette jurisprudence, issue d'une pratique parlementaire ancienne, a été validée par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 9 novembre 1999, ce dernier ayant jugé que c'était à bon droit que l'article 40 de la Constitution n'avait pas été opposé à la proposition de loi relative au pacte civil de solidarité (PACS) dès lors que « l'augmentation des dépenses pouvant résulter, pour les services compétents, des tâches de gestion imposées par la proposition de loi n'était ni directe, ni certaine »101(*).
Une fois de plus, s'il serait impossible d'être exhaustif dans la description des formes que peuvent prendre les charges de gestion, quelques critères permettent d'en définir les principales catégories.
(1) Les rapports, schémas et délais de traitement
Constituent, au premier chef, d'emblématiques charges de gestion les demandes de rapport, dont l'élaboration, la rédaction et l'impression sont, selon toute vraisemblance, réalisées à moyens constants par les services qui en ont la charge.
De même, les amendements prévoyant la création ou l'extension d'un schéma territorial ou d'un plan d'action sont considérés comme n'emportant pas de charge financière, leur élaboration étant généralement absorbable à moyens constants par les administrations. Ont ainsi été déclarés recevables des amendements élargissant le contenu des schémas régionaux d'aménagement, de développement durable et d'égalité des territoires ou le nombre de communes tenues d'élaborer un plan d'action pluriannuel pour l'égalité professionnelle entre les femmes et les hommes. N'est ici concernée que l'élaboration des schémas : un amendement déposé au projet de loi 3DS ouvrant la possibilité aux régions de conventionner avec les départements pour que ces derniers puissent participer financièrement à la mise en oeuvre des schémas régionaux de développement économique, d'innovation et d'internationalisation (SDREII) a été déclaré irrecevable.
Dans la plupart des cas, relèvent également de la charge de gestion les amendements prévoyant d'imposer à une personne publique un délai de traitement des demandes formulées par un administré ou par une collectivité ou encore de réduire les délais prévus par le droit existant. Ce principe ne vaut que sous réserve que le délai proposé ne conduise pas la personne publique concernée à devoir accroître les moyens mobilisés pour le traitement de ces demandes ou que l'absence de réponse ne soit pas créatrice d'un droit au profit du demandeur.
Les délais de traitement : une nécessaire clarification de la jurisprudence applicable en matière de contrôle de la recevabilité financière
Au regard du nombre croissant d'amendements sénatoriaux portant sur les délais octroyés aux personnes publiques pour traiter les demandes qui leur sont adressées et des interrogations qui ont pu être soulevées à cet égard, la jurisprudence applicable en matière de contrôle de la recevabilité financière a dû être affinée.
Du point de vue de l'article 40 de la Constitution, deux questions se posent et guident le juge de la recevabilité financière dans son appréciation du dispositif proposé : (1) quelles sont les conséquences du non-respect de ce délai pour l'administration et pour le demandeur et (2) quels sont les moyens que l'administration devra mobiliser pour respecter ce délai.
Il convient alors de distinguer les amendements qui limitent le délai de réponse de l'administration de ceux qui encadrent le délai dont dispose une juridiction pour statuer sur un dossier.
S'agissant des premiers, le caractère recevable de l'amendement dépend en premier lieu des conséquences des décisions de l'administration. Lorsqu'elles sont coûteuses, le plus souvent parce qu'elles sont créatrices de droits, la réduction du délai de traitement dont dispose l'administration peut entraîner, à moyens constants, une réduction du nombre de dossiers traités. Or, en vertu du principe général selon lequel « silence vaut acceptation », l'absence de traitement du dossier peut conduire à l'ouverture de droits, et donc à l'aggravation d'une charge publique.
Le deuxième critère pris en compte, de manière alternative ou cumulative selon les cas, est celui du nombre de dossiers à traiter dans le délai proposé. Sont considérés comme recevables les amendements portant sur une procédure peu usitée ou limitée. Aussi le président de la commission des finances a-t-il déclaré recevable un amendement limitant à neuf mois le délai d'instruction et de délivrance des autorisations d'installation d'éoliennes en mer. A contrario, un amendement prévoyant de réduire à deux mois le délai dont disposent les préfectures pour répondre aux demandes de modification ou d'extension de travaux soumis à une évaluation environnementale a été jugé irrecevable, les auteurs ayant par ailleurs indiqué que la procédure prenait aujourd'hui entre deux et cinq ans. Il a en été de même pour un amendement imposant à France Travail de faire recevoir par un conseiller toute personne en faisant la demande dans un délai maximal d'un mois, délai qui aurait nécessité, pour être respecté, le recrutement de nouveaux conseillers.
S'agissant des amendements portant sur les délais dont dispose une juridiction pour statuer sur un dossier, sont par principe considérés comme irrecevables, dès lors que le non-respect de ce délai peut engager la responsabilité de l'État, et que l'imposition d'un tel délai peut par ailleurs supposer un accroissement considérable des moyens alloués à la juridiction. A ainsi été déclaré irrecevable un amendement au projet de loi pour la simplification de la vie économique prévoyant de plafonner à un an le délai de traitement des contentieux environnementaux par la juridiction administrative.
Source : commission des finances
(2) L'aménagement limité des compétences d'une personne publique
Sur un autre sujet, appartiennent également à la catégorie des charges de gestion les amendements aménageant de façon limitée les missions d'une personne entrant dans le champ de l'article 40. À titre d'exemple, dans le cadre du projet de loi 3DS, le président de la commission des finances a déclaré recevable un amendement visant à créer, au sein de la métropole de Lyon, un service ayant pour mission d'enregistrer et de répondre aux demandes des maires concernant les domaines de compétence de la métropole. En revanche, un amendement visant à permettre aux communes de créer et de gérer un service au public dans un domaine ne relevant pas de leur compétence a été déclaré irrecevable, s'agissant dans ce cas véritablement de l'octroi d'une compétence nouvelle, constitutive d'une charge publique au sens de l'article 40 (cf. supra).
(3) Les dépenses informatiques
La jurisprudence développée en matière de projets informatiques tend à considérer comme recevables les amendements parlementaires qui n'ont pas pour effet d'imposer aux personnes publiques de se doter de nouvelles infrastructures numériques, d'adapter significativement un système informatique ou de développer un nouveau traitement informatique, par définition consommateur de ressources humaines et de crédits de fonctionnement et d'investissement. Sont ainsi recevables les amendements qui se bornent à proposer la mise en place d'un traitement à partir de données numériques existantes dans le système d'information de la personne publique concernée. Par exemple, la proposition, par un parlementaire, d'envoyer un mail automatique à l'ensemble des assurés d'un même régime social est recevable.
En revanche, ont été déclarés irrecevables des amendements prévoyant de rendre interopérables les systèmes informatiques de l'État et des collectivités territoriales pour ce qui concerne les données relatives à l'artificialisation des sols, de mettre en place un système informatique de suivi des situations à risque au sein des cours d'appel ou encore de créer une plateforme numérique de formation et d'information à destination des candidats à une élection locale.
(4) La création de structures « légères »
Enfin, la création de certaines structures légères peut également relever, sous conditions, de la catégorie des charges de gestion. Une telle initiative parlementaire est d'autant plus susceptible d'être recevable :
- que ladite structure sera dépourvue de personnalité juridique ;
- qu'elle sera dotée d'attributions limitées, à vocation notamment informative, consultative ou prospective, et par principe peu coûteuses à exercer ;
- et que l'amendement ne prévoira aucun moyen de fonctionnement ou aucun recrutement d'agents pour en assurer le fonctionnement.
S'inscrivent dans cette catégorie la plupart des comités ou instances consultatives : ont été déclarés recevables des amendements instituant un comité consultatif d'allocation des ressources auprès des Agences régionales de santé (ARS), un conseil de service aux usagers auprès de Voies navigables de France ou encore un comité d'évaluation du dispositif d'encadrement des loyers. Pour assurer la pleine recevabilité de ces initiatives, le président de la commission des finances peut demander aux auteurs de rectifier leur dispositif afin de prévoir que les membres de ces instances ne sont pas rémunérés ou que leurs frais ne sont pas pris en charge.
À l'inverse, ainsi qu'expliqué précédemment, cette tolérance ne peut s'appliquer à la création de structures impliquant par définition que des ressources soient mobilisées pour leur permettre d'assurer leurs missions.
c) La jurisprudence de l'« État employeur »
Sont toujours recevables les amendements de portée générale, qui auraient pour effet de créer ou d'aggraver une charge tant pour les personnes privées que pour les personnes publiques. Il en va ainsi des amendements portant sur la législation du travail et qui imposeraient des mesures coûteuses à l'ensemble des entreprises, mais également aux personnes inscrites dans le champ de l'article 40 de la Constitution qui emploient des salariés relevant du droit privé, parmi lesquels figurent notamment l'État, les collectivités territoriales et les établissements publics. Ces derniers ne sont pas visés en tant que tels par l'initiative parlementaire mais de manière incidente, au titre de leur fonction d'employeur.
Seule la portée générale du dispositif, qui s'appliquerait indifféremment aux personnes publiques et aux personnes privées, peut faire écran à l'application de l'article 40. Par suite, les dispositifs qui créent une charge spécifique pour les personnes publiques sont toujours déclarés irrecevables. Lors de l'examen des projets de loi relatifs à l'état d'urgence sanitaire, plusieurs amendements parlementaires ont été déposés pour modifier les dispositions qui avaient instauré une obligation vaccinale pour les soignants. Dès lors que le dispositif visait les établissements publics comme privés, il était recevable. En revanche, un amendement visant à réintégrer spécifiquement le personnel soignant public a été déclaré irrecevable. De même, un amendement prévoyant un maintien de rémunération pour les assistants familiaux a été déclaré irrecevable, au motif que la quasi-totalité des assistants familiaux sont employés par les départements ou les établissements publics sociaux ou médico-sociaux.
Si ce principe jurisprudentiel a été développé à l'occasion d'examen d'amendements portant sur le droit du travail, d'où le nom de « jurisprudence État employeur », il trouve à s'appliquer dans d'autres domaines. Par exemple, un amendement prévoyant de soumettre l'ensemble des personnes publiques et privées à une contribution annuelle sur leurs émissions de gaz à effet de serre serait recevable. À l'inverse, un amendement prévoyant de supprimer l'exonération de taxe d'enlèvement des ordures ménagères, dont bénéficient spécifiquement l'État, les départements, les communes et certains établissements publics102(*), a été déclaré irrecevable, puisqu'il était créateur d'une charge spécifique pour les personnes publiques.
d) La jurisprudence « démocratie »
En application de la jurisprudence « démocratie », les initiatives parlementaires visant à permettre ou à améliorer l'exercice de la démocratie par les citoyens font l'objet, au Sénat, d'une certaine tolérance dans le cadre du contrôle de leur recevabilité financière, afin de ne pas entraver l'expression de la volonté populaire. Pour ces amendements, le coût éventuel du dispositif proposé n'est qu'une conséquence accessoire.
Il ne saurait toutefois être réservé à cette jurisprudence, favorable à l'initiative parlementaire, une interprétation trop large, qui pourrait conduire à accepter toutes les initiatives ayant trait à l'organisation des institutions démocratiques, et dès lors à contourner les règles de la recevabilité financière.
La jurisprudence établie par les présidents successifs de la commission des finances tend donc à distinguer :
- les initiatives ayant pour objet l'expression de la souveraineté populaire, qui sont recevables, dans la mesure où elles n'ont pas pour objet direct l'aggravation d'une charge publique. Sont ainsi recevables des amendements prévoyant la mise à disposition de bulletins blancs ou augmentant la fréquence des élections. Dans le cadre du projet de loi relatif à la gestion de la crise sanitaire, le président de la commission des finances a également déclaré recevable un amendement autorisant les personnes qui ne pouvaient se déplacer en raison de l'épidémie de covid-19 à demander à ce que des officiers ou des agents de police judiciaire habilités se déplacent à leur domicile pour établir une procuration ;
- les initiatives concernant le fonctionnement des institutions démocratiques, auxquelles l'article 40 s'applique de façon classique. Un amendement prévoyant que les citoyens tirés au sort pour participer aux travaux du Conseil économique, social et environnemental (CESE) perçoivent une indemnité a ainsi été déclaré irrecevable. Par ailleurs, ne sont pas recevables au titre de la jurisprudence « démocratie » les initiatives parlementaires relatives au nombre ou à la rémunération des élus. Ont donc dû être déclarés irrecevables des amendements majorant le plafond des indemnités maximales votées par les conseils municipaux pour l'exercice des fonctions de maire et de président de délégation spéciale.
À cet égard, il convient de noter que le Conseil constitutionnel a confirmé que l'augmentation du nombre d'élus se traduisait par l'aggravation d'une charge publique, le juge constitutionnel ayant considéré que « l'augmentation du nombre de sénateurs [avait] une incidence directe et certaine sur les dépenses du Sénat, lesquelles font partie des charges de l'État »103(*).
e) Les évolutions intervenues au mois de juillet 2020
Dans une communication présentée à la commission des finances104(*) puis à l'ensemble des sénateurs au mois de juillet 2020105(*), Vincent Éblé, alors président de la commission des finances, a annoncé trois évolutions jurisprudentielles favorables à l'initiative parlementaire. Présentées précédemment, elles sont rappelées ici pour davantage de clarté. Sont désormais recevables :
- les initiatives sénatoriales ayant pour effet de repousser dans le temps la perception d'une ressource publique ou d'anticiper le versement d'une dépense publique, sous réserve que leur effet présente un caractère infra-annuel et non massif sur la trésorerie de la personne publique concernée106(*) ;
- les initiatives visant à fusionner plusieurs personnes publiques existantes à des fins de rationalisation fonctionnelle ou budgétaire107(*) ;
- les initiatives affectant de nouvelles recettes à une personne publique disposant de la personnalité morale, sous réserve de ne pas flécher leur utilisation vers une dépense ou vers une action spécifique108(*).
Ces évolutions ont constitué d'importants assouplissements dans l'application de l'article 40 de la Constitution au Sénat et ont permis de procéder à un rapprochement majeur d'avec la jurisprudence applicable à l'Assemblée nationale.
Pour résumer Les charges publiques · Constitue une charge publique au sens de l'article 40 une charge directe ou certaine, notamment toute dépense supplémentaire pour une personne publique, quel que soit son montant, y compris le recrutement de personnels, l'extension ou la création de droits envers une personne publique, l'ajout d'une compétence nouvelle ou l'extension d'une compétence déjà exercée par une personne publique, dès lors qu'elle suppose la mobilisation de moyens supplémentaires. · Le transfert d'une charge d'une personne publique à une autre est également irrecevable. Ce n'est cependant pas le cas pour les transferts opérés à l'intérieur d'une même strate de collectivités territoriales. · Une charge publique peut n'être qu'éventuelle. Elle peut aussi être facultative : il suffit qu'une personne publique ait la possibilité d'augmenter une dépense pour que les dispositions parlementaires soient irrecevables. · Une charge publique est également constituée lorsqu'une structure publique est incitée à dépenser. Le fléchage d'une ressource publique vers une mission spécifique est également irrecevable : l'accroissement de la dépense ne peut pas être « compensée » par l'attribution d'une ressource. · L'extension ou la pérennisation d'une expérimentation coûteuse est assimilée une charge publique. · En revanche, une charge publique n'est pas caractérisée lorsque l'initiative parlementaire est faiblement normative ou lorsque la « charge » peut être réalisée par la personne publique à moyens constants (charge de gestion). · Des évolutions récentes ont permis de renforcer l'initiative parlementaire : fusion de structures publiques, autorisation sous condition de la création d'une charge de trésorerie, octroi d'une nouvelle ressource à une personne publique sans fléchage vers une dépense spécifique, précisions jurisprudentielles (schémas, comités, etc.). |
* 72 Conseil constitutionnel, décision n° 85-203 DC du 28 décembre 1985, Loi de finances rectificative pour 1985.
* 73 Conseil constitutionnel, décision n° 2003-476 DC du 24 juillet 2003, Loi organique portant réforme de la durée du mandat et de l'âge d'éligibilité des sénateurs ainsi que de la composition du Sénat.
* 74 Conseil constitutionnel, décision n° 81-134 DC du 5 janvier 1982, op. cit.
* 75 Dès lors, comme cela sera décrit plus bas, que cette charge ne puisse pas être considérée comme une charge de gestion, absorbable par l'organisme concerné.
* 76 Par ailleurs du domaine exclusif des lois de finances (cf. deuxième partie sur la recevabilité organique).
* 77 Conseil constitutionnel, décision n° 81-132 DC du 16 janvier 1982, Loi de nationalisation.
* 78 Étant précisé que les initiatives parlementaires portant sur les collectivités territoriales et sur les administrations de sécurité sociale font l'objet d'un traitement spécifique dans les troisième et quatrième parties du rapport.
* 79 La dotation d'équipement des territoires ruraux (DETR), la dotation de soutien à l'investissement local (DSIL), la dotation politique de la ville (DPV) et la dotation de soutien à l'investissement des départements (DSID).
* 80 Cela vaut pour des fonds dont l'accès serait ouvert aux particuliers. Il ne saurait être opposé à une personne individuelle qui respecterait les critères d'éligibilité au fonds une logique de « premier arrivé premier servi », l'épuisement des crédits ne pouvant justifier de lui refuser le bénéfice de la subvention à laquelle il aurait par ailleurs droit.
* 81 Section 2 du chapitre II du titre II du livre Ier de la deuxième partie du code général des collectivités territoriales.
* 82 Loi n° 2023-270 du 14 avril 2023 de financement rectificative de la sécurité sociale pour 2023.
* 83 Situation qu'il revient de distinguer, comme cela a été expliqué précédemment, de l'effet incertain d'un remplacement d'un critère par un autre. L'assouplissement d'un critère d'éligibilité a un effet certain sur le niveau de la charge publique.
* 84 Portail officiel de signalement des contenus illicites de l'Internet.
* 85 L'Office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l'information et de la communication, en charge de la plateforme Pharos, avait en outre indiqué qu'une telle extension supposerait une augmentation significative de ses moyens.
* 86 Conseil constitutionnel, décision n°82-154 DC du 29 décembre 1982, Loi de finances pour 1983.
* 87 Rapport d'information n° 5107, déposé en application de l'article 145 du règlement, par la commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire sur la recevabilité financière des initiatives parlementaires et la recevabilité organique des amendements à l'Assemblée nationale, présenté par M. Éric Woerth, 23 février 2022.
* 88 Ibid. Ces critères sont les suivants : l'expérimentation doit être à la main de l'État, elle doit être limitée dans le temps, elle doit faire l'objet d'une délimitation géographique, elle doit être réversible et l'objet de l'expérimentation doit être défini, réalisable et précis. Le président de la commission des finances écarte également les expérimentations dont l'intérêt serait déjà démontré. Enfin, toute modification d'une expérimentation existante doit se conformer aux critères de l'expérimentation.
* 89 Les opérateurs de l'État constituant, comme vu précédemment, des personnes publiques à part entière, entrant à ce titre dans le champ d'application de l'article 40 de la Constitution, tout transfert de compétences entre deux opérateurs est irrecevable.
* 90 Sur ce point, le lecteur est invité à se reporter à la deuxième partie, consacrée à la recevabilité des amendements au regard des dispositions de la loi organique relative aux lois de finances.
* 91 Sur ce point, le lecteur est invité à se reporter à la troisième partie, consacré à l'examen de la recevabilité financière des initiatives ayant trait aux collectivités territoriales.
* 92 Comme cela sera explicité dans la quatrième partie, le Conseil constitutionnel considère que tout élargissement du droit de prescription a un impact sur les dépenses d'assurance maladie.
* 93 Conseil constitutionnel, décision n° 2022-845 DC du 20 décembre 2022, Loi de financement de la sécurité sociale pour 2023.
* 94 Dans la fonction publique, les régimes de rémunération ne sont pas unifiés et peuvent varier, d'un ministère à l'autre par exemple. Dès lors, tout amendement parlementaire visant à soumettre les agents d'un ministère à un régime de rémunération d'un autre ministère est irrecevable si ce régime est plus favorable.
* 95 En l'espèce, la jurisprudence dite du « vivier de recrutement », décrite plus haut, ne peut pas s'appliquer, puisqu'il ne s'agit pas d'élargir le vivier de recrutement à volume d'agents recrutés égal, mais de promouvoir plus facilement certains agents publics, avec un effet direct et certain sur leurs rémunérations.
* 96 Conseil constitutionnel, décision n° 81-132 DC du 16 janvier 1982, Loi de nationalisation.
* 97 L'article XVII de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789 dispose que « La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité ».
* 98 À titre d'exemple, dans sa décision n° 2012-236 QPC du 20 avril 2012, le Conseil constitutionnel a jugé que « la loi ne peut autoriser l'expropriation d'immeubles ou de droits réels immobiliers que pour la réalisation d'une opération dont l'utilité publique a été légalement constatée ; que la prise de possession par l'expropriant doit être subordonnée au versement préalable d'une indemnité ; que, pour être juste, l'indemnisation doit couvrir l'intégralité du préjudice direct, matériel et certain, causé par l'expropriation ».
* 99 Conseil constitutionnel, décision n° 2022-845 DC du 20 décembre 2022, op. cit.
* 100 Pour davantage de détails sur l'application de l'article 40 de la Constitution aux lois de programmation, le lecteur est invité à se reporter au I. de la première partie.
* 101 Conseil constitutionnel, décision n° 99-419 DC du 9 novembre 1999, Loi relative au pacte civil de solidarité.
* 102 Plus spécifiquement, aux termes de l'article 1521 du code général des impôts, sont visés « les locaux sans caractère industriel ou commercial loués par l'État, les départements, les communes et les établissements publics, scientifiques, d'enseignement et d'assistance et affectés à un service public ».
* 103 Conseil constitutionnel, décision n° 2003-476 DC du 24 juillet 2003, Loi organique portant réforme de la durée du mandat et de l'âge d'éligibilité des sénateurs ainsi que de la composition du Sénat.
* 104 Compte-rendu de la commission des finances du Sénat du 8 juillet 2020, Communication du président Vincent Éblé sur la recevabilité financière des initiatives parlementaires.
* 105 Courrier de M. Vincent Éblé à l'adresse de Mmes et MM. les Sénatrices et Sénateurs, en date du 10 juillet 2020.
* 106 Pour davantage de détails, le lecteur est invité à se reporter à la partie consacrée aux charges de trésorerie.
* 107 Pour davantage de détails, le lecteur est invité à se reporter à la partie consacrée à la création de structures ayant vocation à dépenser.
* 108 Pour davantage de détails, le lecteur est invité à se reporter à la partie consacrée à l'élargissement des compétences d'une personne publique ainsi qu'aux taxes affectées.