B. UNE APPLICATION CLASSIQUE DE LA JURISPRUDENCE EN MATIÈRE DE RECEVABILITÉ FINANCIÈRE

La jurisprudence exposée précédemment en matière de recevabilité financière s'applique de plein droit aux initiatives parlementaires ayant trait aux administrations de sécurité sociale.

Toute création ou toute aggravation d'une charge publique est donc irrecevable dès lors qu'elle est certaine et directe, et ce même si la concrétisation de la charge peut n'être qu'éventuelle ou facultative. Il est également impossible, comme le proposent de nombreuses initiatives parlementaires, de compenser une charge publique pour la sécurité sociale par une nouvelle ressource.

A contrario, une initiative parlementaire peut diminuer les ressources publiques des organismes de sécurité sociale, à la condition qu'elle soit correctement gagée267(*).

Cette application « classique » de l'article 40 de la Constitution est présentée ci-après à travers quelques-unes des catégories d'amendements les plus fréquemment rencontrées par le juge de la recevabilité financière268(*).

1. Les cas d'irrecevabilité caractérisée
a) L'élargissement des droits détenus par les administrés

La notion de charge publique englobe les droits que les administrés peuvent détenir sur une personne publique269(*), et notamment les droits à diverses prestations ou allocations.

(1) Les ouvertures de droits nouveaux

Par conséquent, sont irrecevables les initiatives parlementaires tendant à créer ou à ouvrir de nouveaux droits. Ainsi, le président de la commission des finances a été amenée à déclarer irrecevables les amendements qui prévoyaient :

- de créer un congé sabbatique d'un an financé par l'assurance vieillesse ;

- de bonifier d'un cinquième les droits à la retraite des agents de tous grades ayant accompli des services de sapeurs-pompiers ;

- d'instaurer des consultations médicales obligatoires, prises en charge par l'assurance maladie ;

- d'assurer la prise en charge intégrale, par l'assurance maladie, des activités physiques prescrites par les médecins.

(2) L'élargissement du champ des bénéficiaires ou l'assouplissement des conditions d'application de certains dispositifs créateurs de droits

Constituent également une aggravation de charge publique les amendements parlementaires qui élargissent le champ des bénéficiaires d'un dispositif créateur de droit ou qui en assouplissent les conditions d'accès ou d'application. Ont ainsi été déclarés irrecevables les amendements prévoyant :

- d'ouvrir des droits à une retraite anticipée aux personnes justifiant de la reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé ;

- d'exclure les revenus professionnels du montant des ressources retenues pour le calcul de l'allocation aux adultes handicapés (AAH), ce qui aurait mécaniquement eu pour effet, d'une part, de majorer le montant de l'AAH versée aux élus locaux en l'espèce, et, d'autre part, d'élargir le nombre de bénéficiaires de l'allocation270(*) ;

- de supprimer une dérogation à l'application du droit de refus aux transferts des salariés, ce qui ouvre la possibilité pour ces salariés d'être considérés comme licenciés et donc de bénéficier de droits à l'assurance chômage ;

- d'étendre le champ des allocations cumulables avec l'allocation journalière du proche aidant ou d'étendre le champ des personnes pouvant bénéficier de ce congé, pris en charge par l'assurance maladie.

(3) L'extension d'un dispositif créateur de droits, dans son montant ou dans sa durée

Sont également irrecevables les amendements tendant à augmenter la durée d'application ou les avantages octroyées par des dispositifs existants créateurs de droits pour les administrés. C'est sur ce fondement qu'ont été déclarés irrecevables des amendements parlementaires visant à :

supprimer la limite d'âge des six ans de l'enfant pour le versement du complément de libre choix du mode de garde, ce qui conduisait à étendre la durée du versement de cette prestation ; 

allonger la durée du congé maternité ou du congé paternité ou prévoir le versement d'une indemnité plus élevée pour le congé parental ;

allonger d'un à trois ans la durée d'affiliation gratuite et obligatoire des aidants au régime général d'assurance vieillesse, ce qui était créateur de droits supplémentaires à pension.

(4) L'élargissement de l'assiette des cotisations sociales ouvrant un droit à prestations

Le président de la commission des finances a également été amené à considérer irrecevables des amendements tendant à élargir l'assiette des cotisations sociales dans le but d'améliorer les droits à prestation des assurés - en vertu du principe selon lequel, aux termes de l'article 40 de la Constitution, la charge qui en résulte pour le régime obligatoire ne peut être compensée par la hausse de ses recettes.

Ont ainsi été déclarés irrecevables les amendements :

- soumettant les sommes versées au titre de l'intéressement et de la participation au versement de cotisations à l'assurance vieillesse, en contrepartie du rehaussement des droits à la retraite ;

- permettant aux élus locaux dont les indemnités de fonction ne sont pas assujetties aux cotisations de cotiser au régime général pour se prémunir du risque vieillesse ;

- assouplissant les conditions dans lesquelles des trimestres peuvent être rachetés pour les droits à pension.

Aux termes de l'article 40, la hausse des ressources ne pouvait être invoquée pour contourner la charge que faisait peser sur le régime d'assurance vieillesse l'extension des droits au versement d'une pension de retraite.

b) L'extension du droit de prescription

Le droit de prescription désigne la liberté, pour un professionnel de santé, de prescrire un soin, un acte ou un traitement à un patient, qui bénéficie à ce titre, dans la très grande majorité des cas, d'un remboursement partiel ou total de l'assurance maladie. Ce remboursement est constitutif d'une charge publique au regard de l'article 40 de la Constitution.

En la matière, la jurisprudence en matière de contrôle de la recevabilité financière a fait l'objet d'une profonde inflexion au début de l'année 2022, à la suite de la décision du Conseil constitutionnel sur la loi de financement de la sécurité sociale pour 2022.

Antérieurement, le président de la commission des finances considérait comme recevables les amendements ayant pour objet d'étendre un droit de prescription à de nouvelles catégories de professionnels de santé. Avait ainsi été déclaré recevable un amendement octroyant aux kinésithérapeutes la faculté de renouveler des prescriptions initiales d'actes de kinésithérapie. Le raisonnement, favorable à l'initiative parlementaire, était le suivant : accroître le nombre de prescripteurs ne pouvait juridiquement avoir qu'un effet indirect sur le nombre d'actes, de médicaments ou de soins prescrits et ne pouvait être considéré ni comme créateur d'une « demande » par les patients271(*) ni comme ayant un effet direct sur l'évolution des diagnostics médicaux. Dès lors, tant qu'une initiative parlementaire se contentait d'étendre le nombre de prescripteurs, sans relever le montant de la prise en charge par l'assurance maladie, elle était jugée conforme aux exigences de l'article 40. Cette approche était partagée par l'Assemblée nationale.

Or, le Conseil constitutionnel a mis un « coup d'arrêt » à cette lecture favorable des deux assemblées. Dans sa décision du 16 décembre 2021 sur la loi de financement de la sécurité sociale (LFSS) pour 2022272(*), le Conseil constitutionnel a expressément considéré qu'un dispositif autorisant les orthoptistes à réaliser « certains actes et à établir certaines prescriptions », en l'espèce un bilan visuel et le renouvellement d'une prescription de verres correcteurs ou de lentilles de contact oculaire, avait sa place en LFSS, « au regard de leur incidence attendue sur les dépenses d'assurance maladie ». Dans la même décision, et sur le même fondement, le juge constitutionnel a confirmé que l'autorisation donnée à certains professionnels de santé d'exercer leur art sans prescription médicale, en l'espèce les masseurs-kinésithérapeutes et les orthophonistes, relevait bien du domaine des LFSS - impliquant que cette disposition aurait été irrecevable si elle avait été introduite par un amendement d'initiative parlementaire.

Dès lors, à l'Assemblée nationale comme au Sénat, le juge de la recevabilité financière n'a pas eu d'autre choix que de tirer les conséquences de cette décision et de déclarer irrecevables, à compter des textes suivants, les amendements étendant le droit de prescription des professionnels de santé ou autorisant la délivrance de médicaments ou de traitements sans prescription préalable.

Si ce changement de jurisprudence, opéré sous l'impulsion du Conseil constitutionnel, a pu susciter quelques incompréhensions parmi les parlementaires, le juge constitutionnel a pourtant confirmé cette analyse dans sa décision sur la LFSS pour 2023. Il a en effet expressément considéré qu'un dispositif autorisant à titre expérimental les infirmiers en pratique avancée à prendre en charge directement des patients (c'est-à-dire sans prescription préalable) était « de nature à avoir un effet à la hausse sur les dépenses » de la branche maladie273(*).

Une autre conséquence de cette analyse du droit de prescription comme créateur d'une charge publique est l'absence d'application de la jurisprudence « vivier de recrutement »274(*) aux professionnels de santé, là-encore sous l'impulsion du juge constitutionnel.

Lors de l'examen de la proposition de loi visant à améliorer l'accès aux soins par l'engagement territorial des professionnels de santé, le président de la commission des finances a déclaré recevables plusieurs amendements tendant à assouplir le régime d'autorisation d'exercice des praticiens. Il avait considéré que ces amendements, qui n'affectent ni les droits à bénéficier d'un remboursement pour les patients ni le droit de prescription en tant que tel, dans la mesure où ils n'étendent pas les catégories de professionnels de santé autorisés à prescrire, n'étaient pas de nature à aggraver une charge publique au plan juridique.

Toutefois, le Conseil constitutionnel a retenu une approche différente. Dans sa décision précitée sur la LFSS pour 2023275(*), le juge constitutionnel a considéré qu'une disposition reportant la date à laquelle prenait fin le dispositif dérogatoire d'autorisation d'exercice de certains praticiens diplômés hors de l'Union européenne avait, « au regard du nombre de praticiens concernés par cette mesure et des dépenses de remboursement des soins réalisés par ces professionnels », « une incidence sur les dépenses d'assurance maladie ». C'est sur ce même fondement qu'il a également considéré que le dispositif prolongeant jusqu'en 2035 la possibilité pour certains médecins et infirmiers de cumuler un emploi avec le versement d'une retraite relevait du domaine de la LFSS.

Pour résumer, sont désormais irrecevables les initiatives parlementaires :

- permettant à divers professionnels de santé, y compris des pharmaciens, de prescrire de nouvelles catégories d'actes ou de dispositifs médicaux ainsi que de renouveler des prescriptions initiales ;

- étendant le champ des actes médicaux sans prescription pris en charge par l'assurance maladie ;

- assouplissant les conditions d'exercice des professionnels de santé, et notamment l'octroi des autorisations d'exercice.

Le cas particulier de la permanence des soins

Composante de la politique publique d'offre de soins, l'organisation de la permanence des soins est une mission de service public relevant des agences régionales de santé (ARS), qui donne lieu à des obligations incombant aux professionnels de santé d'un territoire, notamment sous la forme d'astreintes. Ces dernières font l'objet d'une rémunération forfaitaire, sur fonds publics.

Dans sa décision sur la LFSS pour 2023276(*), le Conseil constitutionnel a censuré comme cavalier social, c'est-à-dire comme dispositif ne relevant pas des lois de financement de la sécurité sociale, un article prévoyant que les chirurgiens-dentistes, les sage-femmes et les infirmiers avaient vocation à concourir à la permanence des soins. Il a en effet considéré que cette mesure n'avait pas d'effet direct sur les comptes de l'assurance maladie.

Le juge de la recevabilité financière en a tiré les conclusions qui s'imposaient : si le dispositif n'a pas d'effet direct sur les dépenses de l'assurance maladie, il n'est pas constitutif d'une charge publique au sens de l'article 40 de la Constitution. Par suite, ont donc été déclarés recevables des amendements qui étendaient la participation à la permanence des soins aux médecins libéraux et aux cabinets et structures membres d'une communauté professionnelle territoriale de santé.

Il convient toutefois de noter que si une initiative parlementaire avait pour objectif de renforcer la politique publique de permanence des soins, par exemple en faisant peser de nouvelles obligations sur les professionnels de santé, obligations pour lesquelles ces derniers bénéficieraient d'un droit à la rémunération, alors la jurisprudence « permanence des soins » ne pourrait trouver à s'appliquer. Dans ce cas en effet, la création de la charge publique est directe et certaine, en l'espèce sous la forme d'une indemnisation des professionnels de santé.

Source : commission des finances

c) Les dotations publiques et les fonds de concours

Parmi les cas d'irrecevabilité caractérisés, figurent également les amendements instituant une dotation ou une subvention nouvelle au profit des ASSO - versée par l'État ou par un organisme relevant des ASSO à un autre - ou en augmentant le montant277(*). Le président de la commission des finances a ainsi déclaré irrecevables :

- l'instauration d'une dotation pour financer une équipe dédiée à la prévention au sein de chaque groupement hospitalier de territoire (GHT) ;

- le financement des mesures d'optimisation de l'organisation et de la qualité des soins ainsi que des actions de prévention des établissements et services médico-sociaux via le forfait global de soins versé à ces établissements par les organismes d'assurance maladie, ce qui aurait nécessairement conduit à en augmenter le montant ;

- le financement des actions de prévention des centres de soin, d'accompagnement et de prévention en addictologie par le versement d'une nouvelle dotation annuelle au sein de l'Ondam « médico-social » ;

l'automaticité de la création ou de l'extension des établissements accueillant des personnes âgées, alors que ces derniers bénéficient d'une subvention publique.

Sont également irrecevables les amendements parlementaires instituant des fonds de concours, qui se traduisent concrètement par un décaissement d'un régime de base au profit d'un autre organisme. Ce fut le cas d'un amendement entendant affecter le produit de la taxe sur les complémentaires santé à l'Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (EPRUS) par le biais d'un rattachement par voie de fonds de concours.

d) La création de nouvelles structures publiques ou l'élargissement des compétences de structures existantes

Comme pour l'État et ses opérateurs, un amendement créant une structure publique ou financée par des fonds publics est irrecevable au regard de l'article 40 de la Constitution, dans la mesure où cette création est en elle-même coûteuse et où la structure aura inévitablement vocation à dépenser une fois créée278(*).

Ont ainsi été déclarés irrecevables :

- la création d'un fonds d'investissement financé par les économies générées par les établissements publics de santé ;

- la création d'un pôle public du médicament.

Plus largement, le fait de fixer un nombre minimal de structures sur un territoire donné ou de limiter la possibilité de procéder à la fermeture de structures publiques constitue une charge au sens de l'article 40. A ainsi été déclaré irrecevable un amendement prévoyant la création d'au moins une maison de naissance par département.

Selon une logique similaire, sont également irrecevables les amendements élargissant les compétences de structures publiques existantes ou des fonds qui ne sont pas dotés de la personnalité juridique279(*).

Le président de la commission des finances a ainsi déclaré irrecevable un amendement tendant à élargir le périmètre d'intervention du Fonds national de prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles dans les fonctions publiques territoriale et hospitalière au financement d'actions de prévention de l'usure professionnelle. Il s'agissait en effet d'une compétence nouvelle.

Par conséquent, les amendements parlementaires qui se limitent à préciser les compétences d'une structure ou d'un fonds existant sont recevables. Ainsi, s'il n'est pas possible, pour un parlementaire, d'élargir les missions ou de prolonger les expérimentations financées par le Fonds d'intervention régional (FIR), qui n'est pas une enveloppe fermée280(*), il lui est en revanche permis de préciser le contenu de ses missions. En d'autres termes, le dispositif qu'il est proposé de financer par le FIR doit pouvoir être rattaché à l'une de ses missions préexistantes. Ainsi :

- un amendement prévoyant que le FIR puisse financer une expérimentation limitée d'un an relative à l'utilisation par les pharmaciens de certains tests Covid a été déclaré recevable - les missions du FIR, définies à l'article L. 1435-8 du code de la santé publique, incluant la prévention des maladies ;

- un amendement prévoyant le financement par le FIR d'une prime de revalorisation salariale a été déclaré irrecevable, puisque le dispositif proposé ne pouvait être directement rattaché à aucune des missions du fonds.

e) La suppression d'un « verrou » à la dépense publique

Le juge de la recevabilité financière est confronté à un autre cas fréquent d'irrecevabilité : les initiatives parlementaires qui tendent à supprimer des « verrous » à la dépense publique. Les conséquences de tels dispositifs sont à la fois directes et certaines pour le régime concerné, soit en se traduisant par un niveau de prise en charge plus élevée, soit en assouplissant les conditions d'accès à un droit ou à un remboursement. Ont par exemple été déclarés irrecevables des amendements :

- créant une autorisation de mise sur le marché « prévention » pour certains produits naturels de santé, qui se serait traduite, pour les industriels commercialisant ces produits, par le droit de demander leur inscription sur la liste des produits remboursables ;

assouplissant les conditions permettant à des médicaments ne disposant pas encore d'une autorisation de mise sur le marché de bénéficier d'un accès précoce281(*), et donc à ce titre d'une prise en charge par l'assurance maladie ;

- interdisant que l'évolution annuelle des dépenses allouées à la psychiatrie soit inférieure à l'évolution globale de l'Ondam ;

- supprimant les coefficients de minoration tarifaire pour certains établissements282(*), alors que ces coefficients, qui visent à réguler l'activité des établissements de santé, a pour objectif de garantir le respect de l'Ondam ;

supprimant les conditions aux termes desquelles un assuré peut bénéficier de nouveaux droits à la retraite dans le cadre d'un cumul emploi-retraite.

f) Les études de santé

Ainsi que rappelé en première partie283(*), les initiatives parlementaires relatives aux études de santé font l'objet d'un traitement particulier dans le cadre du contrôle de leur recevabilité financière.

Les internes en médecine bénéficient par exemple d'une rémunération publique : dès lors, tout amendement qui allonge la durée de l'internat ou qui impose de nouveaux stages est déclaré irrecevable. Le Conseil constitutionnel a confirmé ce raisonnement en considérant que relevait bien du domaine des lois de financement de la sécurité sociale une disposition réformant les études de santé, « eu égard au nombre d'étudiants concernés par cette mesure dont la rémunération est assurée au moyen de crédits de l'assurance maladie »284(*). En l'espèce, il s'agissait de porter à quatre années la durée du troisième cycle des études de médecine pour la spécialité de médecine générale et de prévoir que la dernière année était effectuée sous forme de stage.

2. Les cas où la création où l'aggravation de charge publique n'est pas constituée
a) Les amendements non normatifs

Comme pour le volet « État » ou « collectivités territoriales », les amendements dépourvus de portée normative ou revêtant un caractère de « voeux pieux », sont par définition recevables, quand bien même les intentions de leurs auteurs seraient coûteuses285(*).

Aussi, lors de l'examen du projet de loi relatif à la gestion de la crise sanitaire, le président de la commission des finances a-t-il considéré qu'entraient dans cette catégorie des amendements prévoyant que tous les moyens soient mis en oeuvre pour organiser des campagnes de vaccination contre le Covid-19 spécifiques aux lycéens et aux étudiants.

b) Les effets indéterminés et la théorie de la « modulation »

Selon une interprétation favorable à l'initiative parlementaire, le président de la commission des finances a déclaré recevables les amendements ayant un effet indéterminé sur les dépenses publiques ou dont l'impact à la hausse ou à la baisse n'est pas explicite.

Par exemple, ont été déclarés recevables des amendements prévoyant de reporter d'un an la réforme du ticket modérateur, d'interdire toute possibilité d'adapter l'indemnisation versée par l'assurance chômage au lieu de résidence du salarié concerné ou encore de tenir compte, dans la mise en place du parcours coordonné renforcé, des problématiques relatives à la continuité territoriale des collectivités d'outre-mer.

Pour éviter tout contournement de l'article 40, le juge de la recevabilité financière a toutefois opéré une distinction entre les initiatives « modulant » et « revalorisant » des dispositifs coûteux. Elle trouve notamment à s'appliquer pour les coefficients correcteurs géographiques appliqués aux plafonds de la Sécurité sociale.

Si un parlementaire peut prévoir que ces coefficients soient modulés pour tenir compte de facteurs spécifiques, y compris les coûts supportés par les établissements ou leur situation géographique, il ne peut pas, aux termes de l'article 40, rehausser ces coefficients ou imposer leur revalorisation. Dans le premier cas, l'effet sur le niveau des coefficients est indirect et la charge incertaine. Dans le second, le dispositif proposé impliquerait nécessairement une hausse des remboursements pris en charge par l'assurance maladie.

c) Les redéploiements en projet de loi de financement de la sécurité sociale

Le IV de l'article L.O. 111-7-1 du code de la sécurité sociale autorise certains redéploiements en matière de loi de financement de la sécurité sociale, s'agissant spécifiquement de l'objectif national de dépenses d'assurance maladie (Ondam). Il dispose, en effet, que « au sens de l'article 40 de la Constitution, la charge s'entend, s'agissant des amendements aux projets de loi de financement de la sécurité sociale s'appliquant aux objectifs de dépenses, de chaque objectif de dépenses par branche ou de l'objectif national de dépenses d'assurance maladie ».

Concrètement, cette disposition signifie que les membres du Parlement peuvent proposer des redéploiements entre les sous-objectifs de l'Ondam, sous réserve que le montant global de ce dernier ne soit pas majoré. Le président de la commission des finances déclare par conséquent recevables les amendements qui, sans modifier le montant global de l'Ondam, opèrent des redéploiements de crédits entre ses sous-objectifs.

Toutefois, comme l'avait souligné le Conseil constitutionnel286(*), ces dispositions doivent être combinées avec celles de l'article L.O. 111-3-5 du code de la sécurité sociale, qui disposent que la liste des sous-objectifs et le périmètre de chacun d'entre eux sont définis par le Gouvernement. Il est donc impossible pour un parlementaire de créer un sous-objectif ou d'en élargir le périmètre, et ce quand bien même le montant global de l'Ondam ne serait pas augmenté. Étant en outre contraires aux dispositions de l'article L.O. 111-3-5 du code de la sécurité sociale, de tels amendements seraient également susceptibles d'être déclarés irrecevables par le président de la commission des affaires sociales.

Enfin, il convient de noter que l'aménagement apporté à l'application de l'article 40 de la Constitution s'agissant des sous-objectifs de l'Ondam est d'interprétation stricte. Un amendement parlementaire prévoyant qu'à chaque fin d'année, les crédits non-consommés sur l'un des sous-objectifs de l'Ondam soient alloués aux établissements de santé a été déclaré irrecevable.

3. L'appréciation stricte de la notion de « recettes publiques » et ses effets sur la recevabilité financière
a) Une « neutralisation » au niveau de la sécurité sociale des pertes de recettes résultant d'exonérations de cotisations sociales
(1) La possibilité de « gager » une perte de cotisations sociales pour les organismes de sécurité sociale

La très grande majorité des exonérations de cotisations sociales est compensée par l'État par le biais d'affectation de recettes fiscales (« paniers fiscaux ») ou de crédits budgétaires. L'annexe 4 au PLFSS présente l'ensemble des mesures compensées ou non compensées et, le cas échéant, leurs modalités de compensation.

En principe, les exonérations de cotisations sociales dites à vocation générale (les heures supplémentaires et, avant 2011, les allègements généraux) sont compensées par des recettes fiscales, alors que les mesures dites ciblées (sur des publics, des secteurs d'activité ou des zones géographiques spécifiques) sont compensées par des crédits budgétaires.

Selon une interprétation favorable à l'initiative parlementaire, le président de la commission des finances considère que la création ou que l'élargissement d'exonérations de cotisations sociales peuvent être recevables si gagées, même si ces exonérations sont compensées par l'État, et ce quelle que soit la forme de cette compensation.

Le gage permet de « neutraliser » les pertes de recettes au niveau de la sécurité sociale. Ainsi, lors de l'examen du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2024, un amendement parlementaire pérennisant une exonération de cotisations patronales pour les travailleurs occasionnels demandeurs d'emploi a été déclaré recevable. Le gage « organismes de sécurité sociale » suffisait, quand bien même une compensation par l'État est prévue pour cette exonération, via la mission « Agriculture, alimentation, forêt et affaires rurales ».

Une interprétation plus rigoureuse, mais aussi plus défavorable à l'initiative parlementaire, aurait pu consister à distinguer :

- d'une part, les exonérations compensées par des « paniers fiscaux », recevables sous réserve d'un gage « État », dans la mesure où ces dispositifs conduisent in fine à une perte de recettes pour l'État ;

- d'autre part, les exonérations compensées par des crédits budgétaires, irrecevables, car conduisant à des charges supplémentaires pour l'État.

Le choix a été fait, à l'Assemblée nationale comme au Sénat, d'apprécier la diminution des cotisations sociales comme une perte de recettes publiques pour la Sécurité sociale, qui peut être gagée.

Il convient toutefois de noter qu'une autre limitation s'impose depuis l'adoption de la loi organique du 14 mars 2022 relative aux lois de financement de la sécurité sociale287(*) : l'article L.O. 111-3-16 du code de la sécurité sociale dispose que relèvent désormais du domaine exclusif des lois de financement de la sécurité sociale la création ou la modification « des mesures de réduction ou d'exonération de cotisations ou de contributions de sécurité sociale » lorsqu'elles sont « établies pour une durée égale ou supérieure à trois ans ». Sont donc irrecevables toutes les initiatives, parlementaires ou gouvernementales, qui créeraient de telles mesures hors d'un texte de financement de la sécurité sociale, initial ou rectificatif.

Il convient toutefois de souligner que le juge de la recevabilité propose dans ce cas aux auteurs de l'amendement de le rectifier afin de le « gager », c'est-à-dire de limiter à moins de trois ans la durée du dispositif proposé.

(2) L'interdiction d'instaurer ou d'étendre les compensations budgétaires versées par l'État aux organismes de sécurité sociale

Si la compensation de la perte de recettes publiques que représente une mesure d'exonération de cotisations sociales pour les organismes de sécurité sociale est conforme à la lettre de l'article 40 de la Constitution, tel n'est pas le cas d'un dispositif qui imposerait à l'État de compenser budgétairement cette mesure d'exonération.

Dans ce cas, l'initiative revient simplement à créer une charge pour l'État, et ce quand bien même l'article L. 131-7 du code de la sécurité sociale prévoit une « compensation intégrale » de toute mesure de réduction ou d'exonération de cotisations de sécurité sociale instituée après la loi du 25 juillet 1994 relative à la sécurité sociale288(*).

Ont ainsi été déclarés irrecevables, à l'occasion de l'examen du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2023 :

- un amendement prévoyant la compensation par l'État d'un dispositif exonérant de cotisations sociales les entreprises agricoles, cette compensation n'étant pas déjà prévue par le droit existant ;

- un amendement prévoyant une compensation intégrale par le budget de l'État de l'exonération des cotisations retraite des médecins en cumul retraite-activité libérale, cette mesure ne faisant pas déjà l'objet d'une compensation.

Par ailleurs, un amendement en LFSS prévoyant une compensation d'exonérations de cotisations par l'État via l'affectation de recettes fiscales établies au profit de l'État serait contraire à la recevabilité organique, une telle affectation relevant du domaine exclusif des lois de finances289(*).

b) L'irrecevabilité des mesures qui ne peuvent être assimilées à des pertes de recettes pour les organismes de sécurité sociale

Certains amendements ont été déclarés irrecevables par le président de la commission des finances car ils ne pouvaient être considérés comme des pertes de recettes pouvant faire l'objet d'un gage.

Les franchises médicales ne sont ainsi pas assimilées à une recette de la sécurité sociale, mais à de moindres remboursements pour l'assurance maladie. La franchise médicale n'est en effet pas versée par l'assuré, mais « retenue » sur le montant total des remboursements effectués par l'assurance maladie.

La définition du contenu des lois de financement de la sécurité sociale (LFSS) par le législateur organique appuie cette analyse. Par exemple, lors de l'examen du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2024, les dispositions relatives aux franchises sur les médicaments, sur les actes paramédicaux et sur les transports sanitaires ont été introduites dans la troisième partie de la LFSS, relative aux dépenses pour l'année à venir, et non dans la deuxième partie, relative aux recettes.

Dès lors, tout amendement parlementaire tendant à supprimer les franchises médicales ou à en exonérer certains publics est irrecevable, en ce qu'il aggrave une charge publique pour l'assurance maladie.

Un raisonnement similaire s'applique aux suppressions et aux exonérations de participations forfaitaires ou de tickets modérateurs : sans participation de l'assuré, l'assurance maladie devrait nécessairement couvrir le coût de la consultation ou du traitement auprès des professionnels de santé. Il en résulterait donc, là-aussi, une aggravation de charge publique pour les organismes de sécurité sociale.

Lors de l'examen du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2024, le président de la commission des finances a donc dû déclarer irrecevables des amendements supprimant les franchises médicales et les participations forfaitaires, en exonérant les personnes atteintes d'une affection grave ou encore élargissant la liste des personnes dispensées du paiement du ticket modérateur.

Les « droits de timbre », c'est-à-dire les dispositifs qui conditionnent l'accès à la prise en charge par un organisme de sécurité sociale, sont également considérés comme une aggravation de charge publique et non comme une perte de recettes. Ils constituent en effet une condition d'admission à un dispositif coûteux. Dès lors, des amendements supprimant ou exonérant des publics de tels dispositifs, même résiduels, seraient considérés comme irrecevables290(*).

À l'inverse, il convient de noter que les amendements portant sur la clause de sauvegarde291(*) doivent bien quant à eux être déposés dans la deuxième partie de la LFSS, même si le Gouvernement soustrait parfois son montant de celui défini par l'Ondam, en la considérant comme une moindre dépense. Or, le versement de cette contribution par les laboratoires pharmaceutiques est considéré comme une imposition de toute nature, et donc comme une recette.

Pour résumer

Une application « classique » des règles de recevabilité financière
aux initiatives ayant trait aux administrations de sécurité sociale

· L'article 40 s'applique aux administrations de sécurité sociale de la même façon qu'aux autres personnes publiques. Sont donc irrecevables des amendements parlementaires prévoyant de créer une nouvelle structure publique, d'attribuer une nouvelle compétence ou encore d'augmenter une dotation versée par une personne publique.

· Toute ouverture ou toute extension de droits constitue une charge, quand bien même des cotisations seraient versées par les bénéficiaires. Une initiative parlementaire ne peut donc pas, au regard de l'article 40 de la Constitution, accroître le nombre de bénéficiaires d'une prestation sociale, étendre la durée d'application d'un dispositif créateur de droits ou encore augmenter le montant de la prestation.

· À la suite d'une jurisprudence récente du Conseil constitutionnel, toute extension du droit de prescription des professionnels de santé est considérée comme une aggravation de charge publique.

· Il est possible de diminuer le montant des cotisations sociales, à la double condition que le dispositif parlementaire soit gagé et qu'il n'impose pas à l'État de compenser budgétairement cette mesure.


* 267 Des exemples de gages sont présentés en annexe.

* 268 Pour davantage de détails sur la définition d'une charge publique et sur ce que recouvre les notions de « création » et « d'aggravation » d'une charge publique, le lecteur est invité à se reporter à la première partie du présent rapport.

* 269 Pour davantage de détails, se reporter au II. A. 2. b de la première partie.

* 270 Dès lors que les revenus tirés d'une activité professionnelle ne sont pas pris en compte dans le calcul des ressources, davantage de personnes se retrouvent en-deçà du plafond et peuvent donc bénéficier de l'allocation concernée.

* 271 Autrement dit, le raisonnement était le suivant : si un patient a besoin d'un traitement, peu importe qu'il aille voir tel ou tel professionnel, le traitement et le remboursement seront les mêmes. L'extension du droit de prescription ne crée pas de « nouveaux patients ».

* 272 Conseil constitutionnel, décision n° 2021-832 DC du 16 décembre 2021. Loi de financement de la sécurité sociale pour 2022.

* 273 Conseil constitutionnel, décision n° 2022-845 DC du 20 décembre 2022. Loi de financement de la sécurité sociale pour 2023.

* 274 Pour davantage de détails sur cette jurisprudence, se reporter au II.A.2.g de la première partie.

* 275 Conseil constitutionnel, décision n° 2022-845 DC du 20 décembre 2022, op. cit.

* 276 Ibid.

* 277 Pour davantage de détails, se reporter au II.A.2.a de la première partie.

* 278 Pour davantage de détails, se reporter au II.A.2.c. de la première partie.

* 279 Pour davantage de détails, se reporter au II.A.2.d. de la première partie.

* 280 Le Fonds d'intervention régional a fait l'objet d'un développement spécifique dans le II.A.2.a de la première partie.

* 281 Selon la Haute autorité de la santé, l'accès précoce est un dispositif qui permet à des patients en impasse thérapeutique de bénéficier, à titre exceptionnel et temporaire, de médicaments non autorisés dans une indication thérapeutique précise.

* 282 Une partie de ce dispositif est désormais placé en extinction.

* 283 Pour davantage de détails, se reporter au II.A.2.g de la première partie.

* 284 Conseil constitutionnel, décision n° 2022-845 DC du 20 décembre 2022, op. cit.

* 285 Pour davantage de détails, se reporter au II.A.3.a de la première partie.

* 286 Conseil constitutionnel, décision n° 2005-519 DC du 29 juillet 2005, Loi organique relative aux lois de financement de la sécurité sociale.

* 287 Article 1er de la loi organique n° 2022-354 du 14 mars 2022 relative aux lois de financement de la sécurité sociale.

* 288 Loi n° 94-637 du 25 juillet 1994 relative à la sécurité sociale.

* 289 Voir le b du 1 du C du II de la deuxième partie.

* 290 Avant son abrogation, le président de la commission des finances avait déclaré irrecevable un amendement parlementaire qui supprimait le droit de timbre conditionnant l'accès à l'aide médicale d'État (article 968 E du code général des impôts, désormais abrogé).

* 291 Le mécanisme des clauses de sauvegarde désigne le versement par les entreprises vendant des médicaments et des dispositifs médicaux d'une contribution à l'assurance maladie lorsque leur chiffre d'affaires dépasse en croissance un niveau fixé par la LFSS.

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